« Drôle d'alliance »

Oui, il y en avait un. Et ce gnace sait se servir d’un gummi, moi je vous le dis, parce que je suis bien placé pour le savoir.

Le bâton de caoutchouc renforcé, c’est son instrument de travail. Oh ! Ma douleur ! Des badaboums pareils, ça vous ramollit la matière grise !

Pourtant, bien que je flotte dans une demi-inconscience, je me sens véhiculé. Des mains me saisissent. On grimpe des escadrins ; on suit des couloirs… Et puis, plouf ! On me jette à terre.

Là, je lâche les pédales.

Mon cirage ne doit cependant pas durer très longtemps. Une rasade de whisky me ramène au grand jour. Je m’ébroue comme un caniche qui a reçu la flotte et je me mets sur mon séant.

Je suis sur la carpette du bureau de Maresco. Lui est assis à sa table de travail. Il écrit sans s’occuper de rien. Ses pieds nickelés m’entourent. A l’arrière-plan se tiennent le clergyman et la souris rousse.

— Salut ! Dis-je. Excusez-moi pour ce petit voyage, mais, après le coup que j’ai dérouillé sur la noix, il s’imposait.

Je porte la main à mon crâne. J’ai l’impression que mon bocal a changé de consistance et qu’il est maintenant devenu mou comme du chewing-gum mâché.

Maresco relève la tête.

— Tiens, fait-il, il récupère vite.

Il contourne son bureau et me dit :

— Asseyez-vous là.

Il donne un ordre. Ses boy-scouts m’agrippent et m’assoient dans le fauteuil pivotant qui fait face au sien.

Des cloches aux notes graves sonnent vachement sous mon dôme. Je dodeline du but comme un malheureux. Puis, enfin, je me ressaisis. En me tenant le menton, je parviens à lutter contre le vertige qui me déséquilibre. Et alors mes yeux tombent sur la feuille de papier que noircissait Maresco. Et je tique en constatant que son écriture est exactement la même que celle du gars qui a écrit les fameux billets : le Français. Pas moyen de se gourer, ce sont bien ces mêmes lettres un peu pointues, aux pleins appuyés.

Du coup, j’ai un éblouissement. Maresco serait le Français? Il aurait la connerie de signer ses meurtres de son écriture ? J’en suis ratabois ! Brusquement, je réalise qu’il est en train de me parler. Faut croire que j’ai un drôle de coup de vapeur.

— Hmm ? Grommelé-je lourdement.

Maresco s’assied en face de moi.

— Vous m’avez joué, dit-il. Vous avez empoché l’argent que je vous proposais pour partir et, au lieu de cela, vous avez quitté l’avion à Cleveland… et vous êtes revenu…

— C’est de la maniaquerie professionnelle, lui fais-je. Que voulez-vous, il y a des ménagères qui ne peuvent pas sortir de leur appartement si les lits ne sont pas faits, et vous avez des flics qui ne peuvent pas lâcher un os sans savoir de quelle couleur est la moelle. J’appartiens à cette catégorie-là. Quant aux ronds que vous m’avez refilés, rendez-moi cette justice que je les ai refusés. Je ne les ai empochés que lorsque vous m’avez eu dit que vous les considériez comme des dommages pour l’attentat dont j’ai été victime.

— Ne finassez pas, San-Antonio…

— Je ne finasse pas !

— On a trouvé sur vous une certaine marchandise.

— L’opium que votre clergyman distribue aux petites filles de vos boîtes ?

— C’est ça.

— Et alors ?

— Alors, j’aimerais que vous me disiez de quelle façon vous êtes arrivé à mettre la main dessus. Cela revêt une certaine importance pour moi…

— Vous avez les chocottes, hein, Maresco ? Je commence à piger votre combine.

« Les stups, c’est une branche annexe de votre activité. Vous ne voulez pas la confondre avec le consortium des boîtes qui est une chose légale. Alors, vous avez organisé un trafic clandestin comme si les taules ne vous appartenaient pas. De cette façon, en cas de coup dur, vous ne risquez rien. C’est ça ? »

— Exactement.

— Seulement, il y a des filles, vos détaillantes, qui vous font du contrecarre ; alors vous les liquidez… Et c’est ça, les crimes du sadique français.

Il abat son poing sur la table.

— Non ! fait-il sèchement.

— Si… La preuve !

J’attrape la feuille de papier.

— C’est la même écriture, Maresco !

Il ne bronche pas. Ses yeux froids et incisifs me scrutent.

— Vous n’êtes décidément pas un crétin, fait-il. Mais vous vous trompez. Je ne suis pour rien dans ces morts qui, au contraire, troublent… mes affaires. Il est exact pourtant que les billets sont de ma main. J’ai affaire à un adversaire rusé.

— Cela me paraît difficilement admissible. Comment diantre avez-vous écrit ces billets ?

Il hausse les épaules :

— De la façon la plus stupide qui soit… J’avais, l’an dernier, dans mon équipe, un Canadien nommé Le Français. C’était son nom patronymique. Or je tiens une comptabilité de mes collaborateurs officiels. Chacun d’eux figure sur un gros carnet où ses opérations sont inscrites. Ce carnet m’a été dérobé. L’assassin des filles a découpé l’en-tête des pages sur lesquelles j’avais écrit le nom du Canadien.

— Je comprends. Vous me racontez tout cela pourquoi, Maresco ?

— Parce que vous n’êtes pas bête et qu’on profite toujours de l’opinion d’un homme intelligent.

— Je vois. Alors, pourquoi avez-vous cherché à m’éloigner au lieu de m’engager ?

— Je n’engage pas les flics trop perspicaces.

— Ils peuvent en découvrir trop ?

— C’est ça.

— Et, maintenant, vous ne craignez plus que j’en découvre trop sur votre compte ?

— Non, puisque je vous tiens.

— Ça va se terminer de quelle façon, nos relations ?

— Oh ! Ça dépend d’un tas de facteurs… Parlons d’autre chose.

— De votre affaire ?

— Par exemple…

— Vous ne savez pas qui a étouffé ce carnet ?

— Si.

— Quelqu’un de votre entourage immédiat ?

— Oui.

— Et qu’a-t-il dit ?

— Il n’a rien dit. On l’a trouvé mort dans un fossé, sur la route de Toledo. Le gars pour qui il a fait ça ne faisait confiance qu’aux morts.

— Quel intérêt a l’assassin de tuer vos messagères ?

— Il leur prend la camelote.

— Donc, c’est par cupidité qu’il agit… Pourquoi signer ce meurtre : le Français ?

— Afin de juguler la police.

— Je ne pige pas.

— Ces billets ont été rédigés par moi, donc cela me mêle à l’affaire. Or, je ne tiens pas à être mêlé à une affaire de meurtres directement branchée sur une affaire de stupéfiants que je dirige.

— La police sait que les billets sont de vous ?

— Oui, la police d’ici, c’est-à-dire celle que je peux museler. Il m’a été du reste facile de me disculper. D’autant plus facile que je dînais en compagnie du chef de la police l’un des soirs où l’on tuait une de mes filles. Seulement, si le F.B.I. s’en mêle, cela deviendra plus délicat. Le F.B.I. trouverait à coup sûr l’assassin, mais, du même coup, mettrait à jour cette affaire d’opium. Comme je ne veux pas qu’on parle de l’affaire, j’ai intérêt à ce que l’assassin ne soit pas identifié. Du moins, pas par la police.

— Votre rêve serait de le trouver vous-même ?

— Voilà !

— Je comprends.

— Vous pouvez m’aider ! Si vous avez découvert mon trafic, vous devez découvrir le meurtrier.

Ça lui en a mis plein les carreaux, mon enquête éclair.

— Comment avez-vous fait ? demande-t-il.

— J’ai fureté chez certaines filles mortes et j’ai déniché la piste de monsieur.

Je désigne le clergyman.

— Ensuite, la routine, la bonne vieille routine française…

— Bravo !

— Merci. Et vous, comment avez-vous déniché ma trace ?

— Oh ! Facile. Maintenant, je fais filer toutes mes petites livreuses. Le fileur de celle-ci vous a repéré. Il vous a suivi sans que vous vous en doutiez. C’est un Noir.

Je souris.

— En effet, j’ai eu affaire à lui.

— Il m’a prévenu aussitôt que quelqu’un filait la petite. Pendant que vous dansiez avec elle, un de mes hommes est allé vous voir ; il vous a reconnu. Par mesure de précaution, j’ai téléphoné à la compagnie aérienne qui m’a dit que vous aviez abandonné l’avion à Cleveland.

— Bon. Eh bien ! Je crois que nous nous sommes mis à jour, Maresco !

— Je le crois aussi.

— Je sens que vous allez me proposer un marché.

— Vous « sentez » très bien. En effet, voilà ce que j’ai à vous dire : vous collaborez avec moi pour dénicher l’assassin ou bien vous refusez. Si vous refusez, mes hommes vous emmènent faire un tour. Si vous acceptez et si vous réussissez — j’insiste sur ce dernier point —, je vous laisse l’argent que je vous ai remis et un de mes gars vous raccompagne jusqu’à New York. Cette fois, il vous met dans l’avion pour la France !

Je pense :

« Parle, beau merle. »

Car ces promesses-là sont des promesses de dentiste.

Mais il faut que je gagne du temps.

— D’accord, je suis à votre disposition.

— A la bonne heure ! Donnez-moi votre passeport. Je lui tends le carnet demandé. Il le glisse dans un tiroir.

— Votre revolver, je l’ai déjà, votre argent aussi. Vous voici donc sans papiers, désarmé, désargenté. Pas moyen de faire grand-chose ici dans de telles conditions. De plus, vous aurez deux collaborateurs. Il fait signe à deux hommes.

— Voici Dick et Jo. Dick parle un peu de français. Vous vous entendrez très bien. Je vous prie également de ne rien tenter sur leur personne, car il vous en cuirait… N’oubliez pas que vous êtes l’assassin de Seruti. Son collaborateur, que vous avez quelque peu malmené est prêt à témoigner que vous l’avez descendu. Donc, une fausse manœuvre et je vous fais passer à la chambre à gaz, aussi vrai que je m’appelle Maresco !

Il a tout prévu, le Rital. Pour un fortiche, c’est un fortiche !

— A propos de Seruti, dis-je, que s’est-il passé avec la souris morte soi-disant dans son taxiphone ?

— Elle a été assassinée dans son bureau pendant son absence. Ça la fichait mal. Alors, après la fermeture de l’établissement, il l’a installée dans la cabine.

— C’est ce que je pensais. Dites voir, la huitième môme est de vous. Non ?

— Non, de lui. Seruti a fait du zèle. Lorsque vous lui avez dit qu’une fille brune du salon de danse voisin vous avait fait certaines confidences, il a eu peur. Il m’a téléphoné, mais je n’étais pas chez moi, ce soir-là. Alors, il s’est occupé de ça tout seul.

— Seruti connaissait votre section stups ?

— Oui.

— Tous vos collaborateurs sont au courant ?

— Non, pas tous. Seuls les Siciliens.

— Bref, la Mafia ?

— On ne peut rien vous cacher.

— Et vous avez confiance en eux ?

— Une confiance totale.

— Jamais de… déceptions ?

— Rarement, et elles ont été sanctionnées.

— Vous n’avez pas votre idée personnelle au sujet du tueur ?

— Si j’avais mon idée personnelle, je ne ferais pas appel à votre sagacité.

— Bien sûr…

Je me frotte le crâne.

— Je boirais bien un verre de rye.

— Facile…

— Je veux vous dire quelque chose, Maresco.

— C’est le moment.

— Au sujet de mon retour ici ; je ne suis pas revenu pour vous emmerder personnellement, je n’ai rien contre vous, si ce n’est une certaine admiration. J’admire tous les types grand format.

— Merci.

— Je suis venu à cause de cette marotte dont je vous ai parlé : cette manie de la vérité. A part ça, je n’ai rien à voir avec le F.B.I.

— Tant mieux.

Il redevient bourru, lointain, froid.

Il a cet air des gens que vous emm… et qui sont trop polis pour vous le dire.

Je siffle un glass et je me lève.

Dick and Jo se lèvent aussi !