Maudit soit celui qui déplace les bornes de son prochain. (Extrait de la Bible)

Vers midi, nous sommes arrivés des faubourgs. Nous avons franchi le petit pont en dos d'âne malgré l'encombrement. Les berges étaient noires de monde. Les gens regardaient le corps d'un gros milicien qu'on avait jeté à la rivière. Le cadavre ne pouvait s'échapper d'un remous appelé « la tombe du chien » parce que c'est là qu'on venait noyer les bêtes. Il tournait doucement avec des brindilles couvertes d'écume grise. Il était plein de sang et les gamins lui jetaient des pierres. Ça amusait la population. Il faisait chaud et gai. Le ciel était blanc. Nous avons traversé le centre de la ville et nous sommes parvenus à l'école communale où étaient parqués les prisonniers. Sous le préau, à côté des urinoirs malodorants, siégeait un conseil de guerre composé de quelques chefs de maquis. On lui amenait les miliciens identifiés réputés comme tueurs et, après un rapide interrogatoire et un petit discours patriotique qu'il resservait, à une syllabe près, à tous les prévenus, le conseil décrétait que le type serait fusillé. Les hommes de l'aréopage étaient un peu pâles et gênés. Lorsque nous sommes arrivés, ils avaient déjà condamné cinq types à mort. Le président a dit un mot à un jeune gars rougeaud qui servait de planton, ce dernier s'est approché de nous :

— Le colonel ordonne que vous fusilliez les condamnés, a-t-il dit.

Nous nous sommes récriés :

— Ton colonel, on l'enchose, on n'est pas de son maquis et s'il nous prend pour Deibler, il se trompe.

Tout de même, les copains avaient les yeux brillants d'une étrange convoitise. J'ai vu que ça les tentait de descendre les miliciens. L'un d'eux a toussé pour s'éclaircir la voix.

— Remarque, a-t-il dit au joufflu, si ça peut vraiment vous rendre service… Seulement, faut savoir demander les choses convenablement, pas vrai, vous autres ?

Nous avons esquissé un geste d'assentiment. De cette façon l'orgueil était sauf. La foule, qui comprenait ce qui allait se passer, s'écrasait contre les grilles de la cour. Elle ronronnait comme une grosse bête avide qui va se repaître. Nous étions six ; nous nous sommes mis sur deux rangs à dix pas d'un arbre. C'était un platane couvert d'initiales maladroitement gravées dans l'écorce. Alors ils ont amené les condamnés…

Le premier était un homme petit et massif avec une grosse tête grise et velue. Il semblait triste. Il était allé s'adosser contre l'arbre. Puis il nous a regardés ; je sentais qu'il voulait dire quelque chose, mais il faut être bien sûr d'entrer dans la légende pour prononcer de grands mots à cet instant. Lui n'était sûr de rien. Ni de sa vie, ni de ceux qui allaient la lui ôter. Il est tombé comme une branche cassée, avec son air de ne pas bien comprendre…

Après, ça a été un gros bonhomme au regard fuyant qui transpirait et secouait la tête. Lorsqu'il a été en face de nous, il s'est mis à pleurer. Après la foule l'a hué et ça l'a quelque peu ragaillardi. Il a beaucoup saigné. Les camarades ont tiré dans son ventre, parce qu'il était gros et tentant. Moi, j'ai cherché le cœur comme dans les livres d'histoire. Dans toute cette graisse, ça n'était pas facile.

Ensuite on nous amené deux frères. Ils avaient demandé à mourir ensemble. Deux jeunes gens maigres et blêmes. Ils devaient avoir maigri d'au moins dix kilos en une heure. Les canons de nos fusils brillaient au soleil, leur faisant battre des paupières. L'air surchauffé sentait la poudre et le sang. L'arbre était criblé de trous et saignait lui aussi, mais il était gros et vieux, il s'en tirerait sûrement. Les deux frères se sont embrassés. Le plus jeune a murmuré : « On venait à l'école ici, tu te souviens ? » J'ai pensé à la femme qui les avait conçus et qui les conduisait autrefois dans cette cour joyeuse. C'était terrible, mais on a besoin, parfois, de commettre des actes abominables et de les comprendre en les accomplissant. J'aurais aimé pouvoir tirer sur les deux à la fois. L'aîné a crié : « Vive la France ! » Il crânait. Il ne voulait pas rater sa mort. La rafale qu'on allait lui administrer, c'était le seul bien terrestre qu'il possédait. Il nous a regardés en riant :

— Bandes de cloches ! nous a-t-il lancé.

Ça au moins, c'était sincère. Les copains ont ri et Vignaud lui a dit :

— Fais pas le malin, pauvre ballot.

Alors l'autre s'est fâché. Il est devenu furieux.

— Je vous em…, hurlait-il. Je me fous de vous et de vos flingots à la noix. Vous allez me descendre, et puis après ? C'est tout ce que vous pouvez contre moi. Vous m'entendez ?

Mes camarades n'ont su que répondre. Ça leur clouait le bec. Ils butaient contre un problème nouveau. J'ai eu l'impression que ce garçon comprenait pas mal de choses et j'ai éprouvé le besoin de lui dire que j'étais de son avis.

— D'accord, ai-je murmuré. On ne peut que ça contre toi, rien que ça. On est tous des hommes, que veux-tu…

Son frère espérait. Alors j'ai fait signe aux autres. Et nous les avons mis en joue.

J'ai tiré sur le plus jeune, entre les yeux, mais mon fusil n'était pas fameux et il a pris la balle en haut du front, à la naissance des cheveux. Il avait l'épi du bonheur…

L'aîné est resté un instant debout contre l'arbre. Il riait encore. Puis il a glissé sur le côté et ses mains se sont ouvertes comme des fleurs. Dans la droite il tenait un pompon de rideau. Ce n'était pas la peine de faire l'esprit fort.

Pour le cinquième, ç'a été affreux… Il se débattait. Il criait. Il suppliait qu'on le laisse vivre. La population hurlait d'allégresse, il s'agissait encore d'un jeune garçon, brun et frisotté, qu'on avait, paraît-il, découvert dans une mansarde où il se terrait en compagnie de sa famille. Il ne voulait pas mourir ; il se couchait par terre. Nous avons dû le traîner jusqu'au platane et le lier au tronc de l'arbre. Quand il a compris que la chose était inévitable, il s'est mis à gémir doucement. Nous l'avons fusillé à toute volée. Notre rage partait avec nos balles et fouaillait sa chair contractée.

On ne l'a pas détaché tout de suite. Il pendait dans ses liens.

C'est à ce moment qu'un homme est sorti d'une salle de classe : une sorte de vieillard massif ; il semblait en état d'hypnose. C'était le père du jeune garçon. Il s'est avancé à petits pas, suivi par le soldat qui le gardait. Le vieux ouvrait la bouche ; on apercevait sa langue grise et des chicots jaunes, plantés de travers dans ses gencives. Il s'est arrêté devant le corps de son fils et l'a contemplé avec hébétude. Puis il a sorti un mouchoir sale de sa poche et s'est mis à épancher le sang qui ruisselait du visage terreux.

Ça nous a subitement dégrisés. Notre excitation est tombée. Nous sommes demeurés pantelants sous les regards effrayés de la populace. Nous avions l'impression d'être nus. Une femme a apporté une caisse de chaux et a dit quelque chose au vieux…

Puis nous sommes allés boire et je me souviens que le vin avait un goût de sang.

* * *

L'après-midi, je suis revenu à l'école. On avait enlevé les cadavres et l'arbre seul paraissait se souvenir des exécutions du matin. J'ai promené mes doigts sur le tronc criblé. Une douce tristesse stagnait en moi. J'étais las et navré. La ville sentait la poussière remuée. Des groupes de civils passaient et repassaient en chantant La Marseillaise. Les jeunes gens brandissaient des armes, les hommes mûrs promenaient des drapeaux français ou alliés, des oriflammes inconnus et même des fanions de sociétés. L'allégresse de la foule ne tombait pas. Elle craquait et jaillissait comme un incendie. Je me suis demandé si elle trouverait longtemps de quoi s'alimenter. Ces visages rouges aux bouches ouvertes et aux yeux fous qui déferlaient sans trêve me semblaient définitivement contractés par la violence d'une joie farouche, aux résonances infinies.

J'ai fait le tour des bâtiments en examinant l'intérieur des salles de classe où étaient parqués les détenus. Ceux-ci ne montraient plus d'accablement. Assis sur les bancs polis par le frottement, pareils à de vieux élèves revenus là pour assister à quelque cours du soir, ils paraissaient résignés. J'ai vu beaucoup d'hommes résignés pendant la guerre ; ils m'ont toujours effrayé. Lorsque l'esprit combatif, lorsque l'instinct de révolte ont disparu d'un individu, lorsqu'un être humain accepte son destin, il commence à devenir terrible, parce que tout contact est rompu entre lui et le reste de l'humanité.

Les prisonniers me regardaient passer avec indifférence. Certains me fixaient mornement, sans témoigner du moindre sentiment de haine ou même de simple curiosité.

J'ai traversé la cour qui, malgré tout, sentait le gosse heureux, la craie écrasée… l'école, et je suis allé en face, du côté des filles où étaient enfermées les femmes. Je cherchais quelqu'un ou quelque chose, je ne savais qui ou quoi : un homme ou une sensation… Assis sur la table du maître, dans la salle de classe, un camarade gardait une dizaine de femmes, sa mitraillette dans les bras comme un enfant endormi. J'ai poussé la porte ; une odeur de fauve et de parfum à bon marché flottait dans la salle.

— Tu tombes bien, m'a dit le geôlier. J'ai une de ces pépies… Les copains sont tous allés se saouler. Ils ne reviendront pas de si tôt. Pour un peu, je filerais une rafale dans le tas et je me tirerais.

Il s'est mis à rire et à regarder les femmes épouvantées.

— Le bon temps est déjà fini, a-t-il dit d'un ton mélancolique. Ç'aurait été avant-hier, on leur aurait collé une balle dans le but à chacune ; mais maintenant on est en République, alors il va falloir les juger. Quelle comédie ! Si on les condamne à mort, il faudra douze balles, sans compter qu'on devra se lever avant le jour pour la cérémonie…

Il devait avoir bu. C'était un type nerveux, à l'air maladif.

Il a haussé les épaules avant de poursuivre :

— Je cause de ça, mais je sais bien qu'elles s'en tireront toutes, ces garces. D'ici le procès, leurs tifs auront repoussé, et comme les juges sont de vieux mirontons, elles leur feront de l'œil. C'est couru.

Je l'écoutais distraitement. Cet homme avait des yeux de sadique narquois dont je ne pouvais soutenir l'éclat. Je regardais les prisonnières ; avec leur tête rasée, elles ressemblaient toutes à des petits garçons.

C'est à cet instant que j'ai aperçu Hélène. Elle a retenu mon attention parce qu'elle différait des autres. Ses compagnes étaient anxieuses ; sur son visage à elle, on ne décelait qu'une calme tristesse.

— Tu reluques le bétail, m'a dit le gardien… Si le cœur t'en dit… Je t'assure que, cette nuit, on ne s'est pas embêté… Il s'en est passé de belles, dans la remise à bois. Tu peux pas savoir ce qu'une femme est capable de faire quand elle a la frousse.

Le regard d'Hélène a croisé le mien. C'était un regard bleu et doux.

— Cette môme ne doit pas être mal avec des crins, hein ? m'a chuchoté le camarade. Tu veux que je te la prête un quart d'heure ?

Il a fait signe à la jeune fille d'approcher et a poursuivi :

— Et surtout la perds pas de l'œil. La remise à bois est à gauche du préau… Y a des vieux sacs par terre et de la sciure. Tâche d'apporter à boire en revenant.

Les filles nous ont regardés sortir avec des sourires hideux et prestes qui essayaient d'exprimer du respect et de l'admiration.

* * *

Une fois dans la cour, je lui ai demandé :

— Comment t'appelles-tu ?

— Hélène.

Je l'ai poussée du côté de la remise parce que le copain nous observait derrière la porte vitrée. La nuque d'Hélène paraissait fragile comme une tige d'airain ; sa tête tondue me faisait penser à la boule duveteuse du pissenlit après un coup de vent ; elle ressemblait à une sorte de moignon tendre. Une fois dans la remise, j'ai vu qu'il existait une porte basse ; je l'ai ouverte avec beaucoup de peine ; elle donnait dans un petit hangar où étaient remisés des objets d'entretien, des bancs et de vieux pupitres démantelés. Une grande porte à glissière faisait communiquer cet appentis avec la rue de derrière. Cette porte-là était fermée au moyen d'un cadenas rouillé que j'ai pu faire éclater en le tordant violemment, Hélène ne cessait de m'observer, mais, cette fois, j'ai lu de la curiosité dans ses grands yeux tristes et j'en ai été presque heureux.

— Alors, lui ai-je demandé, ça ne t'épate pas ?

Elle a détourné la tête sans répondre. Elle avait peur de tout compromettre par une parole malheureuse ou une fausse attitude.

— As-tu une chemise ou une combinaison blanche ? ai-je questionné.

— Oui.

— Eh bien, ôte-la…

Elle a obéi sans comprendre. Je me suis détourné pendant ce temps, mais ce bruit d'étoffe derrière moi m'empourprait le visage. Quand ça a été terminé, j'ai découpé la chemise en lanières larges comme la main, puis je lui ai fait une espèce de pansement au front qui dissimulait toute sa tête. Ensuite, je me suis légèrement entaillé le doigt et j'ai maculé de sang le pansement. De cette façon, il avait vraiment l'aspect d'un authentique pansement. Après quoi, j'ai poussé la porte donnant sur la ruelle qui sentait le crottin et je lui ai pris le bras.

Elle a serré ma main très fort contre sa hanche.

* * *

Nous avons marché longtemps. Avec elle, je serais allé au bout du monde, sans m'en rendre compte. Les gens nous regardaient passer d'un air apitoyé. A la fin, je finissais par croire qu'Hélène souffrait vraiment d'une blessure à la tête. Et, au fond, n'était-ce pas exact ?

Je lui ai demandé :

— On vous a donné à manger ?

— Non.

— Tu as faim ?

— Je ne sais pas.

J'ai acheté des pommes dans une épicerie. Elle s'est mise à en croquer une. Ça faisait plaisir de voir ses dents blanches mordre dans la chair blanche du fruit.

Nous avons traversé les faubourgs démolis, puis nous nous sommes retrouvés en pleine campagne, sur une route où passaient des convois américains. Les soldats nous adressaient des signes d'amitié ; un motocycliste qui se dirigeait dans le même sens que nous, nous a proposé de monter dans son side. J'ai pris la jeune fille sur mes genoux. Le soldat louchait sur les jambes découvertes d'Hélène ; alors j'ai baissé sa robe d'un geste brusque.

* * *

Au crépuscule, nous nous sommes trouvés dans une campagne déserte. C'était une plaine marécageuse, cernée par de calmes vallonnements. Un souffle chargé d'odeurs d'eaux mortes agitait les panaches des roseaux. Des peupliers en forme de cierges touchaient dans l'eau noire le ciel où flottaient encore des nuages roses.

L'air possédait un goût de vie. Nous avons tourné le dos à la route et nous nous sommes engagés dans un chemin creux qui s'en allait au fond du soir, à travers les marais.

C'est à ce moment-là que nous avons commencé à parler vraiment. J'avais l'impression soudaine qu'un manteau de plomb venait de glisser de mes épaules. A l'horizon, des étoiles claires tremblotaient…

— A quoi penses-tu ? ai-je demandé à Hélène.

Elle a secoué la tête.

— A mes cheveux…

— Baste, ils repousseront.

— Ce sera long.

— Trois mois.

— Vous croyez ?

— J'en suis sûr. Ils repousseront drus et frisés. Tu auras une tête d'ange…

Au bout d'un moment, elle a murmuré :

— Pourquoi avez-vous fait ça ?

J'attendais cette question depuis le début, mais je n'étais pas parvenu à préparer une réponse valable.

— Peut-être que j'en ai marre de la guerre, ai-je dit. De la guerre et des hommes qui sont trop passionnés, trop inconscients, trop cruels… Peut-être aussi que tu me plais… Tu étais milicienne ?

— Non, mon frère… Nous avons été arrêtés ensemble, lui et moi, avec mes parents. Ils ont relâché mes parents l'après-midi ; je ne sais pas ce que mon frère est devenu.

Un instant, j'ai pensé aux cinq fusillés du matin. Cette vision des cinq corps étalés dans la cour, de l'arbre criblé et du vieillard qui essuyait le visage ensanglanté de son fils mort m'a soulevé le cœur. J'ai respiré à pleins poumons la campagne fraîche où tout vivait dans l'obscurité d'une vie silencieuse et ardente. J'ai compris que c'était le vieillard que j'étais venu voir, tantôt à l'école… Ce vieux, taillé dans du buis, solide et lourd, qui ne savait pas vivre un drame. Je regrettai de ne pas l'avoir trouvé. J'aurais aimé le regarder tout à mon aise afin de pouvoir me souvenir de lui.

— Si tu n'étais pas milicienne, pourquoi ne t'ont-ils pas relâchée ; pourquoi t'ont-ils tondue ? ai-je questionné.

Elle a répondu sans hésiter :

— A cause d'Otto.

— Qui est Otto ?

— Un officier allemand.

— Tu couchais avec lui ?

— C'était un ami.

J'ai ressenti un pincement de jalousie ; une colère impétueuse a bondi dans mon cœur, dans mes yeux.

— Bande de salopes ! Avec n'importe qui, même avec un boche… Vous me donnez envie de vomir.

Et c'était vrai, une nausée me nouait la gorge.

Hélène s'est arrêtée. Elle était couverte de poussière. Avec son pansement factice, elle ressemblait à une révolutionnaire. Sa voix était sourde lorsqu'elle m'a dit :

— Vous parlez sans essayer de comprendre. Vous vous cognez la tête à des principes comme un ivrogne à des réverbères. Suis-je donc une paria parce que j'ai aimé, vraiment aimé un garçon qui avait le tort d'être né de l'autre côté du Rhin ? Une femme n'écoute que ses instincts, hein ! Comme un homme ?… Mais un homme prend la précaution de se découvrir mille bonnes raisons d'agir ainsi pour satisfaire sa conscience et celle des autres.

Nous nous sommes remis en route. Lentement ma colère est tombée. J'ai repris le bras d'Hélène et nous avons écouté les cris nostalgiques de la nuit.

Saint-Theudère est un vieux petit village bâti tout au fond des marais, entre deux collines en forme de mamelles. Nous y sommes parvenus à la nuit noire.

Les chiens annonçaient notre venue. Lorsque nous arrivions devant une maison, les lampes extérieures s'allumaient, l'huis s'entrebâillait et nous sentions peser sur nous les regards curieux, toujours inquiets, des paysans. Nous avons mis longtemps à trouver l'auberge. C'était plutôt un cabaret qu'aucune enseigne ne signalait. La patronne, madame Picard, était une veuve de cinquante ans. Comme elle avait rarement des clients, elle vivait presque continuellement dans sa chambre. Elle a été longue à en descendre, malgré nos appels. Enfin, nous avons entendu craquer l'escalier de bois conduisant à l'étage et elle nous est apparue, vêtue de noir, triste et souriante. Elle nous a examinés d'un air lointain, indifférent en apparence, mais sa main tremblait sur la rampe. Je lui ai demandé si elle pouvait nous loger. Elle a acquiescé d'un signe de tête. Alors nous nous sommes assis sur un banc. J'avais l'impression d'arriver d'une autre planète. J'étais fourbu.

Je me souviens de l'omelette que nous avons mangée. Elle fumait dans un grand plat de faïence blanche ; elle était d'un jaune pissenlit tellement comestible que, d'un commun accord, nous avons repoussé nos assiettes pour piquer nos fourchettes dans le plat.

C'était merveilleux de manger ce mets chaud, côte à côte, dans la tiédeur d'une cuisine. L'hôtesse nous contemplait sans nous voir ; ses yeux fixes semblaient regarder son enfance. Elle ne disait rien. Elle vivait un instant unique de sa vie. Notre arrivée nocturne était fabuleuse et l'émouvait ; ce qu'elle éprouvait devait ressembler à de l'extase.

Pour la forme, je lui ai raconté une histoire. J'ai dit qu'Hélène avait été blessée en libérant V…, que nous avions tout perdu, et que, craignant pour ma compagne une commotion nerveuse, je l'avais amenée dans un bled inconnu pour tâcher d'oublier la bande de types qui continuaient à s'entre-tuer frénétiquement un peu partout. Mais elle n'écoutait même pas mes explications embarrassées. Notre seule présence la comblait de béatitude, annihilait toutes ses facultés.

— Vous resterez longtemps ? a-t-elle demandé.

Sa voix ressemblait à une voix d'église ; elle était chuchotante et implorante.

Rapidement, j'ai fait le compte de mes ressources. Il me restait une dizaine de milliers de francs provenant de la vente d'un Leica que j'avais confisqué à un officier boche.

Dans un patelin comme Saint-Theudère, ça pouvait nous mener loin.

— Oui, lui ai-je dit, très longtemps.

Et puis, n'avais-je pas mes mains ? Je les ai regardées avec curiosité, ces mains, comme on regarde quelqu'un. Elles étaient vivantes, bien vivantes. J'allais leur apprendre à ne plus tuer. Un instant, j'ai envié les mains d'aveugle qui savent lire… Oui, des mains pures. Des mains lavées, tellement lavées, tellement frottées, grattées, usées par le travail, qu'elles perdraient la mémoire de tout ce qu'elles avaient fait et voulu faire.

Je me suis tourné vers Hélène. Elle s'était arrêtée de manger. Elle construisait des petits enclos en miettes de pain sur la toile cirée. Notre fuite à travers la campagne avait hâlé ses joues. Son pansement paraissait plus blanc. Mon sang ressemblait à de la rouille.

Madame Picard est sortie un instant ; elle est revenue avec un type chauve aux cils roux. C'était le Yougo, son domestique, un pauvre type qui ressemblait à un os mal rongé. Il ne parlait pas le français, bien qu'il habitât le village depuis une dizaine d'années. Je ne sais pas pourquoi il existait, car il n'avait ni souvenirs, ni pensées.

— Allez faire le lit ! a ordonné l'hôtesse.

Il ne nous a même pas regardés. Il se moquait que nous fussions là ; que madame Picard fût là ; que Saint-Theudère fût en France ; qu'il y eût la guerre. Il a grimpé l'escalier lourdement ; nous l'avons entendu piétiner au-dessus de nos têtes. On aurait dit qu'il y avait une vache à l'étage supérieur. Puis il est redescendu et a quitté l'auberge.

Madame Picard nous a conduits à notre chambre. Cette pièce, blanchie à la chaux, était reposante comme une cellule de moine. Elle sentait le bois blanc et le moisi. Le lit était aussi haut que les premières bicyclettes ; le gros édredon rouge qui le couvrait atteignait presque le plafond. Il y avait un crucifix avec du buis au-dessus du lit. Un papier tue-mouches, noir, pendait du plafond. Une photographie encadrée décorait le grand côté du mur. Elle représentait un mariage. D'après les costumes des invités, j'ai compris que tous les gens de la photo devaient être morts ; même le petit garçon qui tenait le voile de la mariée d'un air surpris. Gondolée par l'humidité, l'image sortait de son cadre et des cadavres de mouches reposaient entre la vitre et le carton.

Hélène a regardé la photo longuement.

— Tous ces braves gens, a-t-elle murmuré. Tous ces bons bougres dans leur chic passé, dans leur destin à col de Celluloïd et à chapeau à plumes… Vous vous rendez compte…

D'un geste brusque, elle a arraché son faux pansement. Elle avait exactement la tête du petit garçon de la photo.

— Il n'y a pas de glace, a-t-elle dit en caressant son crâne rasé.

— N'y pense pas ! lui ai-je ordonné.

Des larmes coulaient sur ses joues. Alors je l'ai prise dans mes bras et je l'ai tenue serrée contre moi sans rien dire. Je sentais cogner son cœur. Nous sommes restés comme ça très longtemps, je crois. Puis je l'ai fait coucher, et quand elle a été étendue, je l'ai bordée. Aucun désir ne me tourmentait. J'ai éteint l'électricité et je me suis assis sur le lit. J'ai caressé sa tête tondue pour la guérir. Mes mains apprenaient à lire dans le noir, comme des mains d'aveugle. Cette nuit-là, j'ai épelé la misère du monde.

* * *

Le lendemain, lorsque je me suis éveillé, la chambre était pleine de soleil. J'avais dormi en chien de fusil, tout vêtu, sur l'énorme édredon. Je n'aime pas coucher dans des plumes ; il y règne une chaleur humide de serre. J'étais en sueur. Un bruit dans le couloir m'a inquiété, ça ressemblait à un frottement régulier. Je suis sorti et j'ai aperçu une horloge à balancier, bien ventrue, qui se gavait de minutes dans un coin sombre.

Elle marquait huit heures.

Je suis allé réveiller Hélène ; huit heures à la campagne, c'est quelque chose d'inouï. Je voulais qu'elle en profitât. Quand je l'ai secouée, elle a poussé un cri, un cri de bête blessée, et m'a regardé sans paraître me reconnaître, puis ses yeux se sont curieusement voilés ; on aurait dit qu'elle examinait quelque chose au fond d'elle-même.

— Tu as rudement bien dormi, lui ai-je dit ; on aurait juré une petite fille.

Elle a réfléchi un long moment avant de demander :

— Qu'allons-nous faire maintenant ?

Sa question m'a vidé de ma joie. Avec cette nouvelle journée, c'était une vie nouvelle qui commençait. Nous ne savions pas par quel bout la prendre.

— Descendons, nous verrons bien.

Et tout s'est mis en route, très doucement, mais avec certitude. C'était comme une barque détachée qui s'en va lentement rejoindre le courant qui l'emportera. Madame Picard nous a souri d'un air familier. Nous nous sommes assis derrière la table. Nous avons revu le Yougo. Il y avait déjà de l'habitude dans l'air. Nous avons pris nous-mêmes les cuillères dans le tiroir du buffet et c'est Hélène qui a porté nos bols sur l'évier lorsque nous avons eu fini de déjeuner.

Oui, la vie a repris, goutte à goutte. Nous avons compris que le soleil nous appartenait comme aux autres, quelles que fussent nos pensées, nos opinions, la couleur de notre peau.

Si vous aviez vu l'air. Car ce jour-là, l'air possédait une teinte. C'était quelque chose d'un peu bleu où l'on distinguait du rose, du jaune et aussi du gris… La campagne était belle. Sur la place s'élevait une église de style roman devant laquelle se dressaient quatre énormes tilleuls, feuillus et tristes.

Hélène a pris mon bras et nous avons fait le tour du village. Nous avons examiné d'un œil attendri les maisons de pierres aux toits en pente raide ; la fontaine limoneuse ; l'effroyable monument aux morts (style poilu de : « On ne passe pas ») sur lequel les oiseaux pouvaient se raconter leur vie à eux. Les gens nous ont regardés ; ils ont été émus par le pansement d'Hélène : une femme blessée réussit toujours son petit effet. L'épicière a commencé à nous adresser la parole, puis ç'a été la boulangère ; puis le bourrelier ; puis le facteur. A tous nous avons débité la petite histoire que j'avais inventée la veille pour madame Picard. A midi, nous la savions par cœur et nous avions mis au point des détails saisissants, de ces détails qui ne s'inventent pas… et dont les concierges et les romanciers sont friands.

L'après-midi, nous sommes allés dans les champs ; il y avait beaucoup de vignes dans la région et, dans les vignes plantées à flanc de coteau, beaucoup de petites tours en pierres, à demi écroulées. Nous avons pénétré dans l'une d'elles. Des lézards se sont sauvés à l'intérieur de l'édifice. Je me suis demandé alors, devant tant de quiétude, d'innocence, devant tant d'éternité paisible, pourquoi j'avais éprouvé auparavant le besoin de me battre et de commettre gratuitement, volontairement, des actes de guerrier. Je me sondai pour essayer de découvrir si j'avais été sincère avec moi-même et si j'avais sacrifié ma morale à une cause, ou bien obéi à des instincts…

Hélène s'est assise sur les fougères. Au moyen d'une brindille, elle sortait de minuscules escargots d'entre les pierres et les déposait dans le creux de sa jupe. Quand elle en a eu suffisamment, elle a essayé de les faire sortir de leur coquille en fouillant l'intérieur de celle-ci avec le fétu de paille, mais les mollusques s'obstinaient à rester cachés.

— Tu leur fais peur, lui ai-je fait remarquer.

Elle a sursauté et, un à un, a introduit les petits escargots dans les fentes du mur.

Je me suis agenouillé à côté d'elle et je l'ai prise à pleins bras. Nous entendions crépiter la campagne autour de nous, comme un feu de ronces.

* * *

Près d'une semaine s'est écoulée avant que ne se produise l'incident du docteur.

Il n'y avait pas de pharmacien à Saint-Theudère ; c'était le médecin qui vendait les produits usuels. Dès le second jour, il a fallu que je change le pansement d'Hélène ; madame Picard m'a désigné la maison du praticien : une grande bâtisse triste, dont la plupart des fenêtres étaient dépourvues de vitres. Longtemps après mon coup de sonnette, un vieux bonhomme est venu ouvrir.

— Le docteur Thiard ?

— C'est moi.

Je l'ai regardé avec stupeur. Vêtu d'un costume de velours grossier, chaussé de leggins, coiffé d'une invraisemblable casquette à trappon, farouche et sale, le visage enfoui dans une barbe rousse, l'œil presque invisible sous des sourcils de chien griffon, l'haleine empestant le marc, il ressemblait à un colporteur.

Je lui ai demandé une bande de gaze. Il m'a regardé d'un air indécis.

— Quelqu'un de blessé ?

— Une simple égratignure.

Il est allé me chercher ce que je réclamais sans même me proposer d'entrer et, à peine ai-je eu le dos tourné, il a refermé violemment la porte.

— Vous avez un bien étrange médecin, ai-je dit à madame Picard. Il ressemble à Robinson Crusoé.

Elle m'a appris que le docteur Thiard avait eu jadis des chagrins d'amour et que, depuis que sa femme l'avait quitté, il passait le reste de sa vie à guérir les gens et à s'enivrer. Ce vieillard hirsute me plaisait. Quelques jours plus tard, je suis retourné chez lui pour y acheter à nouveau de la gaze. C'est inouï ce qu'un pansement sa salit vite, même lorsqu'il ne protège que l'orgueil d'une femme.

— Eh bien, m'a dit le docteur Thiard, cette égratignure ne guérit donc pas ?

Je suis reparti après avoir balbutié quelques vagues explications. Le regard enfoui du vieillard me gênait.

Et alors, c'est ce même soir que la chose a eu lieu. Nous revenions de nous promener et nous chantions. Ça nous arrivait, maintenant. Chaque soir, Hélène caressait sa tête où les cheveux commençaient à repousser ; elle guettait leur croissance et ses mains, mieux que les miennes, mieux que mes yeux, appréciaient leur évolution. Elle comprenait qu'elle avait recouvré la paix et que sa chevelure repousserait, abondante et neuve. Nous chantions Le Tilleul, de Schubert ; elle avait fredonné cette mélodie le premier jour, en respirant les vieux arbres plantés devant l'église, et, depuis, chaque fois que nous passions sur la place, la chanson naissait sur nos lèvres.

Hélène est entrée dans la cuisine de l'auberge et s'est tue soudainement. A mon tour, j'ai aperçu le docteur Thiard. Assis devant une bouteille de marc, il caressait sa barbe touffue d'un air lointain. Je l'ai salué d'une inclinaison de tête.

— Bonjour, a-t-il dit, j'étais venu pour vous voir… Dans le pays les gens parlent de la jeune femme blessée de l'hôtel… Je ne l'avais pas encore vue, ça la fiche mal. En campagne, les curés, les instituteurs et les médecins doivent connaître tous les nouveaux arrivants.

Il a jeté un regard à Hélène.

— Voilà l'égratignure, sans doute ?

Je ne savais quelle contenance adopter. Ce diable d'homme m'enlevait toutes mes facultés.

— De quoi s'agit-il exactement ?

Hélène était devenue pâle. Elle s'est assise avec accablement ; en un instant, elle avait retrouvé son petit visage hermétique et dur du premier jour.

— Une balle perdue…, ai-je fait d'un ton rogue, mais c'est presque guéri maintenant. Vous savez, les blessures à la tête, si l'on n'en meurt pas, on en guérit vite.

Le médecin paraissait ne pas m'entendre. Lorsque j'ai eu achevé de parler, il s'est fait un drôle de silence. Ce silence — comment dire ? — était composé d'une note aiguë et constante, qui s'enfonçait dans nos oreilles comme une vrille. Le docteur a vidé son verre de marc et s'est approché d'Hélène.

— Montrez-moi cette blessure, a-t-il ordonné.

Comment m'interposer ?

— Pas ici, ai-je déclaré niaisement afin de me donner le temps de trouver une échappatoire.

— Eh bien, allons dans votre chambre.

Hélène s'est levée. Elle m'a pris le bras en disant : « Montons ! » d'une voix soumise.

Une fois là-haut, elle s'est campée devant le médecin et a commencé de dérouler la bande blanche. Quand la gaze a été ôtée, le vieillard a glissé sur son nez une paire de lunettes cerclées d'or à laquelle il manquait une branche. Je croyais qu'il allait sursauter en découvrant le crâne rasé ; je ne pensais pas qu'il était normal qu'un blessé de la tête fût tondu.

Il a inspecté minutieusement la tête de ma compagne.

— Mais ! s'est-il exclamé, mais ! Il n'y a rien…

Alors Hélène a ri. C'est à ce moment-là que je me suis aperçu qu'elle était presque encore une petite fille et je sais maintenant que Thiard a fait la même constatation. Il nous a regardés en tirant sa barbe avec des mimiques si drôles que je n'ai pu m'empêcher de sourire.

— Pouvez-vous m'expliquer ?…

J'ai haussé les épaules.

— Dites donc, docteur, avez-vous entendu dire dans ce bled qu'il y a eu la guerre, ces temps-ci ?

— Et alors ?

— Alors, a expliqué Hélène, les Allemands l'ont perdue et on a exercé des représailles sur ceux et celles qui avaient sympathisé avec eux. On les a arrêtés. On a écrasé les pieds aux hommes, on leur a cassé les dents ou bien on les a simplement lynchés… et puis on a tondu les femmes, vous saisissez ?

— Parfaitement, a murmuré le docteur.

— Que pensez-vous de cela ?

— Comment voulez-vous qu'un individu puisse porter un jugement sur un mal collectif — j'entends : un jugement équitable ? Ce sont les générations qui jugent et non pas les hommes. Voilà pourquoi on dit que le recul du temps est nécessaire pour juger les faits historiques : à la vérité, ce recul n'est pas nécessaire pour juger, mais pour faire l'unisson sur un jugement.

— Ce que vous dites est confus, a déclaré Hélène, mais tout de même, j'en dégage quelque chose. J'ai l'impression qu'à travers des considérations de cette sorte, mon cas s'adoucit. Au lieu de me sentir une hors-la-loi, je m'intègre à l'immense cortège des victimes d'une catastrophe.

Les choses s'arrangeaient. Le docteur ne semblait pas trop surpris de la découverte qu'il venait de faire. Il s'est mis à nous examiner gravement d'un air triste et navré. Alors je lui ai tout raconté : mon aventure et celle d'Hélène.

— C'est étrange, a murmuré ma compagne lorsque j'ai eu fini, un héros et une traîtresse oublient le monde en se voyant. Ils s'en vont côte à côte sur la route, sans un mot, pour essayer d'aller recommencer le monde plus loin. Brusquement, les conséquences de la guerre s'anéantissent pour eux. C'est très romanesque, et avec de la bonne volonté, on peut y découvrir comme un symbole.

— Tout se ramène à une conjugaison des sexes, a affirmé le vieillard. Et qu'allez-vous faire ?

— Je vais chercher du travail, ai-je dit. Dans un coin perdu comme ici où les gens vivent, plus près que dans les villes, des vérités élémentaires. Je suis décidé à entreprendre n'importe quelle besogne. Et puis, Hélène et moi allons essayer d'oublier que nous ne nous sommes pas toujours connus. Vous saisissez ?

— Très bien.

— Oui, a approuvé Hélène. Pierre a raison. Dans ce village, l'air est tout neuf. Pour le moment, nous nous contentons de respirer ; c'est notre unique occupation.

Nous sommes redescendus ; madame Picard se trouvait dans la cuisine ; elle a paru surprise de nous voir en compagnie du médecin.

— Ça ne va pas, cette blessure ? a-t-elle demandé.

— Ce sera long à guérir, a déclaré le docteur Thiard.

Il s'est versé un plein verre de marc et l'a bu d'un trait.

— Venez chez moi, demain tantôt, nous at-il proposé.

Nous sommes sortis sur le pas de la porte pour le regarder partir. Il portait sa trousse en bandoulière, dans une sacoche de cuir. Il s'en allait dans le crépuscule en charriant notre secret. Alors Hélène et moi nous nous sommes passé un bras autour de la taille et nous avons écouté la petite musique d'espérance qui jouait en nous en contemplant le ciel du bon Dieu, si bleu, si grand.

Le lendemain, nous avons aidé le Yougo à rentrer du bois dans le bûcher de l'auberge, après quoi nous sommes allés chez le docteur. Sa maison sentait le moisi. Les papiers de tapisserie étaient boursouflés et couverts de traînées jaunes. Il régnait dans la bâtisse aux courants d'air un désordre indescriptible. Le vieillard nous a accueillis en souriant. Il allait et venait en bras de chemise, le chef toujours coiffé de sa casquette à trappon ; ses ongles étaient en deuil et du jaune d'œuf souillait sa barbe.

— Entrez, mes enfants ! Tâchez de trouver un siège libre et, avant de vous asseoir, assurez-vous qu'il est encore capable de vous soutenir. Que voulez-vous prendre ? Je n'ai que du lait et du marc, car je ne bois jamais autre chose.

Quand nous avons eu trempé nos lèvres dans la tasse de marc qu'il nous tendait, il s'est fait mystérieux et son regard vif s'est éteint.

— J'ai réfléchi à vous deux, cette nuit… Il faut absolument que vous trouviez à vous occuper au village. Saint-Theudère est un coin rêvé. Ici, la vie s'écoule sans qu'on s'en aperçoive.

— C'est vrai, ai-je reconnu. Voilà huit jours que nous sommes arrivés et le temps ne compte pas.

— Je suis sensible au même phénomène, ceci depuis quarante ans.

Un instant, son regard s'est allumé, puis il est retombé dans sa calme nostalgie.

— Que savez-vous faire ? m'a-t-il demandé.

— Voilà une question embarrassante, docteur. Connaît-on jamais bien la limite de ses possibilités ? Jusqu'en 1940 j'ai travaillé dans le dessin industriel. Puis j'ai été mobilisé dans le génie ; je conduisais des véhicules amphibies. Ensuite, ç'a été le stalag où je me suis découvert une foultitude de dons. Après mon évasion, j'ai exercé quelques petits métiers avant de me consacrer à la résistance.

— Vous avez en somme le curriculum vitae des hommes ayant réussi, si je me réfère aux interviews que je lis dans les journaux.

— C'est aussi celui de beaucoup de ratés.

— La question n'est pas là, a dit Thiard avec un petit sourire. Tout ce que je retiens de vos paroles, c'est que vous vous y connaissez en mécanique. Ça m'intéresse. Venez avec moi.

Je l'ai suivi derrière la maison où s'élevait un grand hangar. Le vieux toubib en a ouvert les portes. Il s'est produit aussitôt comme un bruit de galopade menue, et une tribu de rats s'est égaillée.

— Saloperie ! a crié le médecin. Ils dévorent tout ici. Si je n'avais pas une haine des chats plus violente que celle des rats, j'essaierais de m'en débarrasser. Il me semble parfois, la nuit, qu'ils viennent jusque dans mon lit… mais ce doit être l'ivresse qui me cause ces hallucinations.

Tout en parlant, il tirait à lui une grande bâche rapiécée, laquelle recouvrait un véhicule bizarre que je finis par identifier comme étant une vieille B 2, modèle cabriolet non décapotable.

Le docteur a considéré la vétuste automobile avec fierté.

— La seule voiture que j'aie jamais possédée, m'a-t-il expliqué. Comme vous pouvez le constater, elle a beaucoup servi. Voilà douze ans qu'elle ne marche plus. Essayez de la réparer… Sans doute n'en vaut-elle pas la peine, mais essayez tout de même… Et si vous parvenez à la faire rouler par ses propres moyens, je vous la donnerai… Non, non, pas de protestations, a-t-il crié, réprimant ainsi le mouvement que j'ébauchais pour refuser ce don inattendu. La seule satisfaction que je puisse encore tirer de cet engin, c'est de le voir se mouvoir. A quoi bon laisser pourrir avec moi plus longtemps cette guimbarde ? Seuls ces salauds de rats en profitent. Prenez-la, vous dis-je !

Il m'offrait la B 2 de bon cœur. Mais je compris qu'il s'agissait d'un vrai sacrifice, ça se voyait à la façon dont il la regardait. Je lui ai serré les mains sans rien dire et j'ai touché avec tendresse ses rides et ses veines dures.

— Vous ne pourrez pas exécuter un travail sérieux ici. Il faut pousser ce corbillard jusque dans la cour de l'hôtel. Là-bas, au moins, vous y verrez clair.

Nous avons appelé Hélène et tous trois nous nous sommes attelés à l'auto. Au jour, elle était décourageante à regarder. Rafistolée, crottée, brisée, épuisée, elle ressemblait à un cadavre d'auto. Avec ses pneus à plat, elle n'était pas d'un maniement aisé ; aussi ai-je dû avoir recours au Yougo pour lui faire traverser la route.

Lorsque enfin elle s'est trouvée au milieu de la cour de madame Picard, je l'ai examinée en détail, et j'ai fait la grimace.

— Votre diagnostic n'est pas fameux, hein ? m'a demandé Thiard.

J'ai toussoté en guise de réponse.

— Enfin, a-t-il ajouté après un haussement d'épaules, c'est une affaire à laquelle je suis étranger désormais.

Il s'est retourné plusieurs fois pour regarder sa B 2. Au fond, malgré qu'il ne s'en servît plus depuis longtemps, il devait bien l'aimer, sa bagnole.

Oui, le docteur Thiard c'était un type à s'attacher à n'importe qui, à n'importe quoi, comme le font ceux auxquels il manque une présence.

* * *

Lorsque j'ai entrepris de réparer l'auto, je me trouvais dans l'état d'esprit de celui qui se jette sur la bride d'un cheval emballé ou qui plonge dans un torrent pour repêcher un noyé. Ce travail ressemblait en effet à de l'héroïsme, tellement la voiture se trouvait dans un triste état.

La carrosserie recouverte de moleskine était crevée en plusieurs endroits. Le capot cabossé avait l'air d'un vieux chaudron et l'un des phares ne tenait plus au véhicule que par les fils branchés à la batterie. Le pare-brise était fendu, la malle arrière arrachée, et les manettes des portières me restèrent dans les doigts quand je voulus les ouvrir. Les rats, chose curieuse, avaient négligé de dévorer les pneus ; par contre, ils s'étaient délectés avec les banquettes, et celles-ci n'étaient plus représentées que par une double rangée de ressorts auxquels adhéraient encore des touffes de crin et des lambeaux d'étoffe.

Hélène riait en me voyant ressortir de l'automobile, les cheveux couverts de toiles d'araignées.

— Qu'en penses-tu ? m'a-t-elle demandé. Crois-tu que nous pourrons nous balader un jour là-dedans ?

Soudain je me suis vu assis au volant, avec elle à mes côtés, et ça m'a galvanisé.

— Tu verras ! ai-je promis.

J'ai commencé par sortir ce qui subsistait des banquettes et par balayer les crottes de rats recouvrant le plancher.

Les gens du village se sont mis à défiler dans la cour avec des airs goguenards.

— Il paraît, m'a fait le bourrelier, que vous avez acheté « ça » au docteur.

— Qui vous l'a dit ?

— C'est lui-même.

J'ai compris que ce satané médecin cherchait à m'exciter en me mettant devant un fait accompli. Il savait bien que j'aurais à cœur de relever le défi. Voilà pourquoi il avait tout de suite insisté pour que nous amenions l'auto à l'auberge. Le vieux bougre s'était dit que je serais le point de mire du bourg et que mon orgueil me donnerait de la volonté en cas de besoin.

Le boucher, qui était un jeune garçon à la page, m'a prêté une pompe à pied et des outils, et je me suis mis sérieusement à la besogne. Les réparations ont duré huit jours pendant lesquels nous n'avons pas quitté l'auberge. Le matin, le Yougo m'aidait à sortir la voiture. Nous la poussions à l'ombre, à côté d'un tas de fagots, et, à midi, comme l'ombre se déplaçait, nous l'amenions près du lavoir. Hélène raccommodait le linge de madame Picard à mes côtés.

Parfois elle s'arrêtait pour me regarder et j'allais l'embrasser.

Vous me croirez si vous voulez, mais il y avait quelques gouttes d'essence dans le réservoir ; il n'était donc pas crevé. J'ai sorti la boîte de vitesses pour la nettoyer et ajuster les écrous. J'ai démonté le carburateur et me suis assuré que l'essence passait bien. Après quoi, j'ai limé et décrassé toutes les bougies. Je travaillais lentement, méthodiquement. J'examinais tout, démontais la moindre pièce et je ne la réajustais qu'après l'avoir dûment vérifiée. Dans l'ensemble, ça n'allait pas trop mal : les pistons fonctionnaient dans les cylindres. Malheureusement, le toubib avait coulé une bielle, c'est ce qui avait motivé l'arrêt définitif de son carrosse. Je suis allé un matin de très bonne heure à la ville voisine avec le boucher pour en acheter une. Il m'a présenté à son garagiste qui, heureusement, a pu me dépanner. J'en ai profité pour acheter des pièces pour chambre à air.

Le jour où le moteur a tourné, nous avons presque pleuré, Hélène et moi.

Notre auto !

Nous en faisions le tour. Nous la caressions, nous l'embrassions… C'était le premier bien matériel que nous possédions en commun. Nous l'aimions déjà et ne songions plus à nous moquer d'elle.

Nous avons réparé les banquettes tant bien que mal, avec des joncs séchés et des déchets de toile de bâche que nous a cédés le bourrelier. Pendant qu'Hélène les cousait, je démontais tous les pneus et révisais les chambres à air. C'était vraiment de la bonne qualité. Elles ne semblaient pas trop poreuses et, après un sérieux gonflage, elles tenaient le coup toute la journée. Lorsque tout a été en état, que j'ai eu fait recharger les batteries, ressouder le phare, rafistoler la malle, j'ai repeint la voiture. Sa couleur initiale devait être le vert bouteille. Après nous être concertés, nous avons choisi une peinture noire, laquée, qui donnait au soleil de beaux reflets bleutés. Mon grand coup de génie dans cette réfection a été de passer les rayons des roues au bleu roi.

Pas une seule fois le docteur n'était venu voir comment allaient les travaux. Il se terrait dans sa grande baraque pourrie et n'en sortait pas même pour aller chercher son lait. Il se trouvait en pleine période de crise. Madame Picard m'a expliqué que, périodiquement — tous les deux mois environ —, il s'enfermait ainsi, et, claquemuré, sourd aux appels, s'enivrait à mort pendant plusieurs jours.

Lorsque la voiture a été enfin en état de marche, j'ai couru sonner chez Thiard pour le prier de venir la contempler. Les gens faisaient cercle dans la cour de l'auberge et se confondaient en compliments. La bataille était gagnée, et quelle bataille ! Je venais, à force de volonté, de prouver à tout un clan de villageois méfiants, qui ne connaissaient d'autres lois que celles du travail, que j'étais un fils de leur race.

Mes mains guérissaient.

Je les regardais — calleuses et noires — avec une certaine tendresse. J'étais fier de moi et des autres…

Comme rien ne répondait à mes coups de sonnette j'ai frappé du poing et du pied contre la porte ; puis j'ai appelé, j'ai crié, mais mes heurts et mes appels résonnaient dans la maison comme dans un tambour.

— Ne vous écorchez pas les doigts sur cette porte ! m'a conseillé le facteur. Il est schlass, personne n'y peut rien. Le vieux saoulot a entamé sa neuvaine. Il en a encore pour deux ou trois jours.

Navré, je suis revenu auprès de la B 2. Elle avait vraiment de l'allure. J'ai fait signe à Hélène de monter. Nous sommes partis à travers les chemins creux ; le moteur tournait bien et ça ne toussait pas trop lorsque je me mettais en prise.

Hélène a mis sa tête contre mon épaule, comme le fait au cinéma la belle gosse qui vient de se faire enlever par le type qu'elle aime.

Les branches de noisetiers cravachaient la carrosserie et nous tanguions dans les ornières.

La nuit qui a suivi l'inauguration de l'auto, nous avons été réveillés par des cris. Ça nous a un peu bouleversés. Hélène a recouvré sa figure de petit garçon apeuré. Elle s'est mise sur son séant et m'a saisi le bras. Dans le silence qui soudain s'était fait, j'entendais cogner son sang.

— N'aie pas peur ! Je vais voir de quoi il s'agit.

— Oh ! Pierre ! Pierre, s'est-elle écriée, prends garde.

J'ai poussé le volet ; la nuit était noire ; un vent tiède secouait la lampe fixée au sommet d'un poteau. La lumière se balançait doucement, promenant des masses d'ombre de gauche et de droite. On aurait dit que l'univers entier tremblotait. J'ai deviné la présence d'un homme arrêté devant la porte de l'auberge.

— Que se passe-t-il ? lui ai-je demandé.

— Tonnerre de diable, c'est le pays de la désolation ! Suis-je à Saint-Theudère ou dans la lune ?

— A ces heures, la question peut se poser, lui ai-je répondu.

L'homme parlait avec un accent qui ne ressemblait pas à celui du pays.

— Votre médecin est-il mort ? Ou a-t-il pris sa retraite ?

— Pourquoi ?

— Parce que voilà une heure que je sonne à sa porte, que j'envoie des graviers dans ses fenêtres, que je l'appelle sans obtenir d'autre résultat que de faire hurler les chiens.

— C'est pour un cas grave ?

— Un accouchement difficile. Je suis le secrétaire de Monsieur Maurois, a ajouté l'homme. C'est pour Madame. Elle devait partir la semaine prochaine pour la clinique, et puis, ce soir, elle a fait une chute et la chose se produit…

— Attendez un instant, je m'habille.

Hélène s'était levée et se tenait debout derrière moi. Je voyais luire ses yeux de chatte dans l'ombre.

— Tu vois, lui ai-je dit, il y a des gosses qui naissent pendant que le docteur Thiard cuve son vin.

— Que vas-tu faire ?

— Tâcher de le réveiller.

— Je t'accompagne.

Nous nous sommes vêtus rapidement.

— Sais-tu qui est ce monsieur Maurois ? m'a-t-elle demandé.

— Il me semble que c'est le nom d'un fabricant de mousseux de la région.

Le secrétaire était un grand garçon maigre et soigné, au regard bref. En quelques mots, je lui ai révélé le vice du vieux médecin.

— Il faut absolument que nous le dessaoulions, ai-je conclu, et, pour cela, il convient de pouvoir pénétrer chez lui.

— Eh bien, essayons !

Lui et moi avons exercé des pesées sur la porte, mais le vantail de chêne n'était même pas ébranlé par nos coups d'épaule. Voyant cela, je me suis procuré une échelle et je l'ai appliquée contre la façade, juste sous une fenêtre du premier étage à laquelle il manquait un carreau.

— Ça s'appelle de l'effraction, m'a lancé le jeune homme au moment où je tournais l'espagnolette.

Une fois dans la place, je leur ai ouvert et nous nous sommes mis à la recherche de l'ivrogne. C'est dans son cabinet que nous avons trouvé Thiard. Étendu sur le tapis, à côté d'un amoncellement de flacons vides, il ronflait, la tête dans ses déjections. A la vue de ce spectacle, une brusque colère s'est emparée de moi.

— Bougre de vieux chien ! ai-je crié au docteur. Allez-vous vous réveiller ?

A cette minute, j'oubliais les bontés que le bonhomme avait eues pour nous, afin de m'abandonner tout entier à la rage sauvage qui chantait dans mon sang. Bousculant Hélène et le secrétaire, je me suis précipité à la cuisine pour ramener un seau d'eau froide que j'ai lancé sur le visage du vieillard, mais cette douche violente l'a laissé insensible.

— Ne vous excitez pas ! m'a dit le secrétaire.

Je l'ai regardé.

Il fixait sur moi des yeux pâles, chargés de réprobation, qui me firent honte.

Hélène est allée aux rayons pharmaceutiques et s'est emparée d'un flacon d'ammoniaque. C'était en effet le seul remède à employer. Nous le lui avons fait respirer et lui en avons administré quelques gouttes dans un demi verre d'eau. Il a ouvert les yeux.

C'était exactement les yeux d'un médium qu'on vient d'éveiller : vides et ternes, sans curiosité et sans mémoire. Hélène lui a alors fait absorber un sirop d'éther et lui a lavé le visage à l'eau de Cologne.

Après quoi, tous trois nous l'avons changé : il était aussi difficile à habiller qu'un mort.

— L'air lui fera du bien, ai-je dit au jeune homme, vous êtes en voiture ?

— Non, à motocyclette.

— Bon Dieu, mais jamais il ne pourra se tenir à califourchon.

— Comment l'emmener jusque là-bas ?

C'est à cet instant que j'ai pensé à la B 2. Je me suis mis à rire, tant la chose me semblait cocasse. Ce vieux clou que je venais à peine de remettre en état et qui allait inaugurer sa seconde carrière en transportant le docteur… Hélène avait compris et souriait aussi.

— Votre réservoir est-il plein ? ai-je demandé.

— Alors si nous trouvons un tube de caoutchouc pour le vider, tout ira bien, venez…

* * *

Pour aller chez les Maurois, il fallait descendre tout en bas du bourg et prendre la route des marais, couverte d'une glaise perfide. L'auto dérapait facilement, et tout en me cramponnant à la direction, je ne cessais d'appréhender qu'une panne n'arrêtât cette caisse de ferraille. Ensuite, on empruntait un chemin de terre aux ornières rocailleuses qui escaladait l'envers d'une des deux collines abritant Saint-Theudère. A chaque cahot, le docteur que l'on avait installé à mes côtés glissait sur mon épaule et je le redressais d'un coup de coude. Son ivresse ne l'avait pas abandonné, mais s'était transformée en un état prostatique qui lui laissait quelque peu de ses facultés. Je lui parlais le plus possible afin de le tirer de sa torpeur.

— Attention, toubib, nous allons chez monsieur Maurois. Vous pigez ? Maurois, le fabricant de mousseux, pour un accouchement. Essayez de revenir à vous, sacrebleu !

Il hochait la tête en réprimant des nausées. Derrière nous, le secrétaire faisait part de ses craintes à Hélène.

— Je veux bien être pendu si ce bougre-là reprend conscience avant d'arriver.

— Peut-être, a répondu ma compagne, qu'il récupérera lorsqu'il se verra devant ses obligations professionnelles.

— Espérons-le !

Sans doute le médecin avait-il entendu cette conversation, pourtant tenue à mi-voix, car il s'est brusquement secoué par un prodige de volonté.

— Arrêtez ! m'a-t-il ordonné.

Lorsque j'ai eu stoppé, il a murmuré :

— Ma trousse !

— Elle est là, docteur, ne vous inquiétez pas.

— Donnez !

Je l'ai ouverte sur ses genoux. Alors il m'a désigné une seringue de Pravaz et une ampoule.

— Faites-moi une piqûre.

— Que contient cette ampoule ?

Il a haussé les épaules.

— Dépêchez-vous !

Nous l'avons porté devant la voiture, car nous ne possédions, pour nous éclairer, que la lumière des phares. Pendant que le secrétaire lui baissait son pantalon, j'ai préparé la seringue. Comme nous ne pouvions la faire bouillir, je l'ai nettoyée à l'éther. Thiard ricanait en me contemplant de ses petits yeux de furet injectés de sang.

La piqûre a eu un effet presque immédiat. Il a pu remonter tout seul dans l'auto. Il a bâillé et s'est acagnardé contre la banquette. Il semblait lucide, mais d'une humeur exécrable.

— Dites-donc, toubib, lui ai-je demandé, vous me trouverez peut-être curieux et entêté, mais j'aimerais savoir ce que contenait l'ampoule.

— Vous vous enivrez quelquefois ?

— Non, enfin rarement, et en tout cas pas à mort, comme vous. N'empêche que je trouve votre antibiture épatant.

— Si un jour il vous est nécessaire, venez me trouver, a-t-il grommelé.

Il a ajouté d'un ton hostile :

— Pour l'instant, contentez-vous de la gaze, puisque c'est ce dont vous avez le plus besoin…

Je me suis mordu les lèvres. J'ai jeté un regard à Hélène dans le rétroviseur ; son visage m'a paru aussi blanc que son pansement dans le noir.

* * *

Les Maurois habitaient une sorte de gentilhommière adossée à un piton rocheux, entourée de sapins et flanquée d'une tour basse. La demeure, encore que délabrée, ne manquait pas d'allure et achevait de valoir à son propriétaire le respect que sa fortune sollicitait déjà. Monsieur Maurois possédait les plus beaux vignobles du canton ; ses crus n'étaient pas réputés, mais il leur avait assuré une noblesse d'empire en transformant ses récoltes en vin pétillant connu sous l'appellation de « Clos de la Citadelle » ; ce petit mousseux au goût agréable connaissait une certaine vogue à Paris, dans quelques restaurants avoisinant les Halles où Maurois avait ses petites entrées, car le viticulteur avait la mainmise sur les produits maraîchers de la région qu'il transportait dans la capitale au moyen d'un matériel roulant perfectionné. Éloignés des grands centres, les paysans de ce coin perdu préféraient travailler avec Maurois plutôt que de véhiculer leurs légumes dans des carrioles jusqu'à d'hypothétiques marchés.

Le docteur Thiard, qui récupérait très vite, m'avait en cours de route donné ces quelques indications sans se soucier de la présence, derrière nous, du secrétaire.

— Voyez-vous, a-t-il conclu avant que je n'amorce un impeccable virage devant la propriété, pour réussir dans l'existence — collectivement parlant, bien sûr — il suffit d'être un catalyseur.

* * *

Le maître de la « Citadelle » évoquait un notaire de Balzac. C'était un petit homme triste et frileux auquel on ne savait à première vue donner un âge, une profession, un caractère, un niveau social.

Vêtu de velours vert, coiffé d'une sorte de bonnet rond, le visage émacié, l'œil pâle et anxieux, il ressemblait à Van Gogh. Ce personnage ne possédait certes pas le physique de sa fortune. Quand nous sommes arrivés, il était à la cuisine en train de fumer un cigare, assis dans un immense fauteuil, apparemment indifférent aux cris et gémissements venant de l'étage supérieur.

— Vous voilà tout de même, docteur, a-t-il murmuré sans même se lever. Avec vous, on a le temps de claquer cent fois.

Sans répondre, le vieillard s'est engagé dans le monumental escalier de bois, et nous nous sommes retrouvés seuls avec Maurois et son employé.

— Il était saoul, je parie ? a questionné le maître de la Citadelle. Qui sont ces gens ? a-t-il enchaîné en nous désignant du doigt.

Le secrétaire a relaté le rôle que nous avions joué. Maurois nous a regardés d'une manière plus attentive.

— Merci. Vous êtes des touristes ?

— Si l'on veut.

Une fois de plus, j'ai débité notre petite romance.

Sur ces entrefaites, une servante est venue chercher un chaudron d'eau chaude. Là-haut, les cris redoublaient.

— Peut-être pourrais-je me rendre utile, a proposé Hélène en se levant.

— Laissez, elle accouche de son quatrième enfant, elle a l'habitude… Félix, allez chercher une « Clos de la Citadelle », l'année du Maréchal.

Pendant que le secrétaire s'exécutait, Maurois nous a fourni quelques explications :

— En 1941, j'ai envoyé une caisse de mousseux à Pétain, il m'a adressé quelques lignes de remerciements dans lesquelles il déclarait poliment que mon vin était excellent. J'ai fait aussitôt coller des étiquettes sur les flacons : « Année du Maréchal », mais ça n'a pas poussé la vente. Alors je liquide ces flacons-là dans l'intimité.

Il a éclaté de rire :

— On peut mêler le vin à la politique, mais pas la politique au vin.

Le mousseux flattait le palais ; il possédait un goût de silex qui piquait la langue. Maurois s'en gargarisait voluptueusement.

— Mais, j'y songe ! s'est-il brusquement exclamé. Comment avez-vous pu trouver une automobile à Saint-Theudère ! Je crois que seul le boucher en possède une ; or, je sais qu'il est aux abattoirs de V… aujourd'hui.

— C'est celle du docteur.

— Hein ? Vous voulez parler de l'épouvantable carriole qui pourrit dans son garage ?

— Je l'ai réparée.

Franchement, il a eu l'air médusé.

— J'aimerais mieux entreprendre de faire rouler une courge plutôt que cet amas de ferraille. Je veux voir ça de mes yeux.

Nous sommes sortis sur la terrasse. Maurois a regardé la B 2. Il a soulevé le capot, s'est mis au volant et a fait le tour de la propriété. Lorsqu'il est redescendu, son regard brillait d'excitation.

— Je vous tire mon chapeau, vous êtes un type for-mi-da-ble… Puisque vous vous y connaissez en mécanique, venez voir quelque chose.

Je l'ai suivi sous un vaste hangar, largement éclairé par deux lampes à réflecteur. Sous cet édifice de tôle reposait un gros dix tonnes à gazogène. C'était vraiment un beau véhicule. Avec sa cabine avancée, ses six roues, il donnait une impression de puissance, surtout sous la lumière crue du hangar.

— Qu'en pensez-vous ?

On décelait une fierté farouche dans le ton de Maurois.

— C'est une belle pièce. Dommage qu'il ne soit pas à essence.

Mon mentor a secoué la tête d'un air navré.

— Oui, c'est vrai. Avec ce chaudron, il ressemble à une locomotive. Dès que ce sera possible, je le ferai transformer.

Nous sommes revenus dans la salle commune. La maison était maintenant silencieuse. Maurois a envoyé Félix chercher une autre bouteille. Je lui plaisais, c'était certain.

Nous avons bu. Hélène guettait les bruits de la Citadelle. Nous éprouvions une sensation bizarre ; il nous semblait percevoir une présence invisible à nos côtés. Le temps passait doucement, comme un nuage d'été dans le ciel. Enfin Thiard est entré. Il tenait sa veste sous le bras et reboutonnait ses manches de chemise.

— Sapristi ! s'est-il exclamé, voilà bien ce que je cherchais : un coup de mousseux pour me décrasser le gosier. A propos, a-t-il ajouté, c'est un garçon !

— Tant mieux ! s'est écrié Maurois. Il y a du travail pour tous, ici.

Hélène a demandé comment se portait la mère. Thiard estimait qu'elle se trouvait hors de danger.

A nouveau nous avons entendu des cris au premier, mais cette fois c'étaient des cris d'enfant. Maurois avait allongé ses jambes et, la tête rejetée en arrière, écoutait vagir le bébé en souriant. Il était paisible comme l'éternité.

* * *

— Ainsi, m'a dit le médecin, nous roulons dans ma voiture.

Il pétrissait sa barbe nerveusement.

— Voyez-vous, a-t-il déclaré en se tournant vers Hélène, votre ami est un homme courageux. Oui, il possède un vrai courage : celui qui se compose de volonté tranquille et d'audace inconsciente. Je l'admire.

— Ça va, toubib, ne me faites pas rougir.

— Demain, a ajouté le vieillard, nous régulariserons la cession de l'auto, je vous remettrai la carte grise, et nous essaierons de vous procurer de l'essence.

— Pas la peine, ai-je protesté, poussé par je ne sais quel sentiment de pudeur. Vous y tenez trop, à votre os, docteur, gardez-le.

— Et si ça me plaît d'accomplir un sacrifice, hein, mon garçon ? Vous pensez peut-être que parce que je suis vieux, je dois me ménager, me dorloter… quelle foutaise ! N'ayez aucun scrupule, en acceptant vous me rendrez service, car vous me donnez l'impression réconfortante que je peux intervenir encore dans ma propre existence, m'engager, me décider….

Nous avons roulé longtemps en silence. L'aube se levait sur la campagne gluante. Des coqs chantaient. Le monde se réveillait ce matin-là dans un grand soupir de bonheur.

— Vous êtes un chic bonhomme, monsieur Thiard, me suis-je exclamé tout à coup. Je pense à la frousse presque voluptueuse que vous m'avez causée le jour où vous avez voulu voir la prétendue blessure d'Hélène. Je n'avais éprouvé ce sentiment qu'une seule fois, pendant la guerre, lorsque les boches nous ont arrêtés, les armes à la main, des copain et moi. C'était sur une route plate. Ils nous ont alignés face à un transformateur pour nous fusiller, parce que c'était la seule chose verticale qui se dressait dans les parages. Je ne comprenais pas que j'allais mourir ; j'éprouvais une sensation d'épouvante à laquelle se mêlait la certitude que tout allait continuer malgré les mitraillettes braquées sur mes reins. Ce mur, que je regardais intensément, m'a donné le besoin d'uriner, je me suis soulagé tranquillement. Figurez-vous que ça a amusé les Allemands. Le lieutenant qui commandait le détachement a dit quelque chose et les boches nous ont laissés là. Ça paraît incroyable et cependant c'est la pure vérité, docteur. Vous comprenez ce qui s'est passé sous le casque de l'officier ?

— Bien sûr, a murmuré le vieillard, c'est même très compréhensible ; votre geste lui a inspiré une notion aiguë de l'humain. Soyez persuadé qu'en vous laissant la vie sauve il n'a pas obéi à un sentiment de pitié ; il s'est simplement soumis à une évidence.

— C'est vrai, a dit Hélène. Et vous avez agi de même en voyant ma tête rasée.

Des lueurs roses tombaient sur le pare-brise. Au haut de la colline, il faisait déjà jour.

— Non, a répondu Thiard, non, pour moi c'était autre chose. J'aime trop le marc, le vieux chagrin, l'odeur du pain frais, les gosses qui naissent et la bêtise humaine pour dénoncer quelqu'un, toute question de conscience mise à part… Je suis un vieux cocu, un vieil ivrogne, une vieille baderne de toubib et je suis content d'être tout cela et de n'être que cela.

Il a ajouté d'une voix rêveuse :

— Gardez la voiture, mes petits, j'aimerais tant qu'elle vous aide. J'aimerais tant que vous réussissiez quelque chose, n'importe quoi, qui vous fasse comprendre ce que c'est que d'être deux, et de vivre…

Cette automobile a été la source de notre nouvelle existence. Bientôt tous les paysans ont fait appel à moi pour réparer leurs instruments agricoles. Ça marchait ; mes mains prenaient une belle tournure, celle que je désirais : elles devenaient calleuses et les paumes luisaient comme des paumes de nègre. Hélène les embrassait le soir et tout de même ces élans m'ennuyaient parce que mes doigts sentaient l'huile.

Nous nous aimions follement, maintenant. Je n'avais encore jamais rien éprouvé de semblable au cours de ma vie passée. Les autres femmes que j'avais connues m'avaient apporté une foule de désillusions. Tout de suite, je comprenais leurs sales petites pensées de femelles coquettes, leurs désirs, leur peau qui est ce que la plupart d'entre elles possèdent de plus secret ; mais, avec Hélène, c'était tout autre chose. Je l'avais connue diminuée, amoindrie, battue, défaite ; jamais elle ne pourrait laisser jouer les instincts de son sexe devant moi. Nous étions liés par une étrange complicité.

Je l'aimais d'une façon intuitive, un peu sauvage. Chez elle, c'était comme une fatalité. Par moments, je décelais une sorte d'effroi dans ses yeux, une peur ardente et fervente dont j'étais fier. Elle guérissait. Ses cheveux repoussaient et ils repoussaient de la façon que j'avais prédite : drus et châtains, avec des reflets cuivrés. Sans son pansement, elle ressemblait à l'Aiglon. Elle était belle et virile ; il me suffisait de la contempler un peu longuement pour frissonner des pieds à la tête.

Nous sommes restés deux mois chez madame Picard. L'hôtelière était devenue pour nous une véritable mère pleine d'attentions. Elle ne vivait presque plus que pour nous. Chaque matin, nous étions contraints par elle d'établir le menu du jour ; elle confectionnait des petits plats, des pâtisseries compliquées et s'ingéniait à nous rendre la vie facile.

Pourtant, comme tous les amoureux, nous souffrions de ne pas habiter un vrai logement. Nous avions besoin de vivre sans témoins, même bienveillants. Aussi avons-nous résolu de chercher un appartement. A Saint-Theudère la chose présentait des difficultés, car ce bourg peu important était surpeuplé. Le docteur à qui nous avons fait part de notre embarras nous a proposé de loger chez lui. J'ai dû employer toute ma persuasion pour lui démontrer que son offre ne répondait pas à notre ambition. Chez lui, nous n'aurions pu trouver la sensation de liberté qui nous manquait à l'auberge.

— Vous comprenez, docteur, nous avons besoin d'arriver quelque part, Hélène et moi, de pousser une porte et de la refermer derrière nous. D'être seuls sous un toit sur lequel il pleut, ou derrière des fenêtres pleines de soleil.

Il a parfaitement compris. Deux jours plus tard, il décidait la vieille châtelaine de Saint-Theudère à nous louer un petit pavillon de chasse délabré, au fond de son parc.

La construction avait la forme d'un kiosque à musique. Elle comprenait deux pièces : l'une au rez-de-chaussée, l'autre au premier étage. Au-dessus se trouvait un vaste colombier où ne nichaient plus depuis longtemps que certains oiseaux du parc.

Cette bicoque ne dépendait pas directement du château ; on y accédait par une large allée herbue qui, à travers le sous-bois, rejoignait la route montant du village. Elle disparaissait sous le lierre. Hélène a poussé un cri d'admiration en l'apercevant. Je tenais la clef à la main. La porte a grincé. A l'intérieur flottait une odeur de cuir moisi. Hélène m'a dit :

— J'ai toujours rêvé d'habiter dans un pavillon aussi romantique que celui-ci.

— Tu n'auras pas peur dans ce parc ?

— Peur ?

Elle a réfléchi. Je ne parvenais pas à comprendre l'orientation de ses pensées. Puis elle m'a embrassé sans répondre.

* * *

Nous nous sommes installés ; nous avons commencé par allumer un grand feu de brindilles dans la cheminée noircie. Grâce à Thiard — toujours lui — et à madame Picard, nous avons pu nous procurer quelques meubles et des ustensiles de cuisine. A la fin de la journée, notre aménagement était presque achevé et nous sommes sortis pour respirer le soir.

J'ai soudain découvert que l'automne était arrivé sur la pointe des pieds. Le monde avait changé de couleur. Il était plus doux, plus à la mesure des hommes. Le ciel s'éteignait ; une chouette s'est mise à hululer près de nous. J'ai regardé Hélène.

— Je connais la question qui te monte aux lèvres, Pierre, m'a-t-elle chuchoté. Eh bien, rassure-toi, je n'ai pas peur ! C'est fini, je n'aurai plus jamais peur : ni des hommes, ni des oiseaux.

Je gagnais bien notre vie. Et c'était l'expression même de la vérité : je gagnais notre vie. Les gens de l'endroit possédaient ce que l'on appelle une bonne moralité. Ils étaient joyeux et généreux. Et puis nous leur plaisions. Mon sens de la mécanique me servait beaucoup. Je suis devenu bientôt un expert dans l'art de réparer une faucheuse, une charrue, un tracteur. Lorsqu'on a compris un rouage, j'estime qu'on peut venir à bout de n'importe quel engin. C'est tellement facile de disséquer le génie d'un individu lorsque ce génie s'est manifesté.

Tous les matins, je me levais à la pointe du jour — les paysans aiment les gens matinaux — et je partais dans les fermes. Comme je n'avais pas de grandes exigences, j'étais très demandé. On me donnait une foule de denrées : des œufs, du lait, du beurre, des légumes. Je les sortais triomphalement de l'auto, car ma seule coquetterie consistait à visiter tous mes clients dans la B 2 de Thiard. La brave voiture m'était précieuse.

Ainsi j'avais institué un service de transport, le samedi soir et le lundi matin, pour les Saint-Theudois travaillant à la ville et qui venaient passer le dimanche au pays. Ceux-ci empruntaient le petit tortillard départemental dont la plus proche station était distante de sept kilomètres. Je les en ramenais et les y reconduisais pour cinquante francs.

Parfois Hélène me demandait :

— Tu ne souffres pas d'accomplir ces besognes subalternes, toi dont l'instruction permettait l'accès à des fonctions importantes ?

Je secouais la tête.

— Laisse-moi travailler ; c'est magnifique, mon amour, surtout de t'avoir comme prétexte…

Petit à petit nous nous sommes intégrés à la vie du village. On nous a invités aux veillées. Nous allions, le soir, « émonder les noix » ou « dégrainer le maïs » en joyeuses compagnies. Les fermiers n'étaient pas avares de leur vin ; vers minuit, ils sortaient les plats de lard des bahuts. Il se trouvait immanquablement une jeunesse pour chanter des rengaines à la mode ou raconter des histoires en patois.

L'instituteur me parlait de la République que l'on essayait tant bien que mal de refabriquer. Le curé m'invitait à goûter son vin de messe. Le notaire faisait de la musique. Souvent, lorsque quatre heures sonnaient à l'église, nous étions encore en train de jouer aux cartes chez madame Picard. Nous rentrions avant que la nuit ne s'éclaircisse. Hélène dormait tout en marchant. J'écoutais le bruit menu du gel faisant craquer l'univers.

* * *

Vers la fin janvier, les cheveux d'Hélène avaient à peu près repoussé ; c'est alors qu'elle s'est mise à me parler de sa famille. Jusqu'ici, elle m'avait rarement entretenu de son frère et de ses parents. Lorsqu'elle devenait songeuse, je comprenais que son esprit m'abandonnait pour d'autres êtres. Et j'éprouvais de cette fugue plus de tristesse que de jalousie.

Ça l'a prise un jour sur le coup de midi. Je revenais d'une ferme où l'on m'avait demandé d'installer une pompe électrique.

Je me suis assis à table. J'avais faim. Hélène avait accommodé un rôti à la purée de marrons. Pendant que je mangeais, elle me regardait.

— Ça ne va pas, ma choute ?

— Mais si !

— Tu as envie de me dire quelque chose… et tu n'oses pas.

Elle a haussé les épaules en souriant.

— Allons, dis-le-moi.

Elle s'est mise à pleurer. Cela lui arrivait pour la première fois. Je n'avais encore jamais vu ses larmes. Elle pleurait sans bruit. Ses yeux conservaient leur fixité fascinante. De grosses larmes coulaient contre les ailes de son nez et allaient éclater par terre.

Je me suis arrêté de mastiquer. Soudain je ne comprenais plus. Je la regardais d'un œil éperdu, sans pouvoir réagir.

— Hélène, ma petite gosse d'Hélène !

Elle m'a mis la main sur la tête. Elle pétrissait à pleins doigts mes cheveux.

— Pardonne-moi, a-t-elle chuchoté, pardonne-moi, Pierre. Le temps me dure de ma famille. Voilà des mois que je me demande ce qu'il est advenu d'eux. Je m'inquiète surtout pour mon frère. C'était une petite fripouille, vois-tu, mais si faible, si désemparée… Je revois à chaque instant sa tête de gosse cruel, son visage blême barré d'une cicatrice rose, ses yeux inquiets et méchants, sa chevelure frisée… J'entends sa voix acide. Dans la paix qui nous entoure, sa perversion me fait pitié… Et mes vieux parents, si grossiers, si naturels, si naïfs… Que sont-ils devenus ? Quelle inquiétude doit être la leur. Ils sont sans nouvelles de moi et peut-être vaudrait-il mieux qu'ils n'en aient pas non plus de Petit Louis.

J'ai essayé de la rassurer, mais je me heurtais à un chagrin trop longtemps reflué. Sa peine éclatait et je ne pouvais rien pour elle. Nous avons déjeuné sans parler ; il faisait un temps gris, la neige essayait en vain de tomber. Autour de nous, le bois grinçait comme un navire à l'amarre. Nous sommes demeurés immobiles très longtemps, à écouter le malaise de l'hiver et celui de nos âmes.

Dans l'après-midi, je me suis levé et suis allé vérifier le niveau d'essence de l'auto. Il indiquait six litres. Cela représentait tout juste de quoi me rendre à V… Pour le retour, je devrais me débrouiller.

Je suis revenu dans la cuisine.

— Donne-moi leur adresse, ai-je dit à Hélène, je vais aller les voir.

Elle a écrit trois lignes sur une marge de journal. Son regard exprimait un tas de choses que je n'ai pas voulu analyser de crainte de m'attendrir.

J'étais déjà loin lorsque je me suis rendu compte qu'il neigeait enfin. Il y avait une sorte de grand soulagement dans l'atmosphère.

* * *

Je n'étais pas revenu à V… depuis la Libération. J'en conservais une vision particulièrement pénible et brouillée. J'ai été un peu surpris de retrouver une ville paisible, bien rangée au bord de ses artères silencieuses. Elle ne se souvenait plus de sa fureur du mois de septembre précédent. Des gens tranquilles allaient et venaient sur les trottoirs. Les lampes s'allumaient et des grands rectangles de vie quiète surgissaient dans les façades. La neige poudreuse ouatait la cité, feutrant les bruits. J'ai arrêté la B 2 devant un café où je suis entré pour boire un alcool. Ce n'était pas de boisson que j'avais besoin, mais de cette atmosphère douillette que l'on trouve dans les cafés en hiver. Je me suis examiné dans l'immense glace du comptoir devant laquelle s'affairait le garçon ; je n'étais pas beau. J'ai une tête massive, éclaircie par des yeux bleus. Il faut me fréquenter pour m'admettre. Je ne suis pas de ces individus qui s'imposent par le simple fait qu'ils sont là, qui s'installent en vous et vous charment. Néanmoins, je ne suis pas un type commun. Allais-je plaire aux parents d'Hélène ? Je recherchai dans cette glace embuée des expressions, des attitudes heureuses. Je les essayais comme on essaie des vêtements. Le plus difficile à réussir, c'étaient les sourires. Les miens ressemblent à des grimaces, ou bien alors ils me trahissent et n'expriment pas ce que je désire. Je devais donner une sensation de franchise, de volonté, de ferme douceur. J'assurais mon regard, plissais mon front, arquais mes lèvres, mais je savais qu'une fois en leur présence je m'oublierais. Sans doute était-ce mieux ainsi ; c'est en s'oubliant qu'on parvient à être soi-même.

J'ai demandé mon chemin à un garçon. La rue d'Hélène était toute proche et je m'y suis rendu à pied. Je respirais le quartier à pleins poumons. Je regardais tendrement ces magasins dans lesquels elle avait pénétré, ces façades entre lesquelles elle avait circulé, ces gens qui l'avaient sans doute vue grandir. J'avais envie de les aborder et de leur parler d'elle. J'aurais tant aimé la décrire, la raconter, révéler ses petites moues, ses colorations de peau toujours changeantes, ses rires. Les hommes vivent chacun leur aventure ; ils se moquent de celle du voisin parce que seule la leur est intéressante. Je ne me pressais pas…

Ma petite Hélène !… Je l'évoquais difficilement. Son visage m'échappait déjà. Par instants, des angles de sa physionomie se dérobaient, et avec affolement je les réclamais à ma mémoire. Je parvenais à les ressaisir au milieu d'une avalanche d'images tournoyantes, puis ils se transformaient étrangement ou bien étaient captés par des jeux d'ombres et de lumières.

Je me suis trouvé devant le numéro 12 ; c'était là : une maison de deux étages au bas de laquelle se trouvait un magasin de faïence. Le premier étage comportait un balcon après lequel était fixée une vieille enseigne de fer où apparaissaient encore des lettres rongées par la rouille. Les Lhargne habitaient au second, sous les toits. J'ai attendu un long moment devant la porte avant de frapper. Une dernière fois j'ai pensé à mon visage, je me suis vu, puis la porte s'est ouverte et alors il s'est produit dans mon être une sorte d'éboulement vertigineux, un choc mou qui m'a coupé le souffle. Car l'homme qui venait de m'ouvrir, c'était le vieux, mon vieux de l'exécution. Au fond, en avais-je douté ? Je ne le crois pas. Depuis ce jour sinistre, la présence de ce père avait cheminé à mes côtés.

Par moments, je la retrouvais dans les yeux d'Hélène. Il ne m'avait jamais quitté. Il m'attendait paisiblement, moi, l'exécuteur de son fils, et j'arrivais devant lui.

Je l'ai regardé avec épouvante. Il posait sur moi ses yeux tristes et languides.

— Monsieur ?

— Vous êtes M. Lhargne ?

— Oui, pourquoi ?

— Je viens de la part d'Hélène.

Ses lèvres se sont décolorées et ont tremblé. Il m'a fait entrer.

— Maman ! a-t-il crié. Maman ! Un monsieur envoyé par Hélène.

Il y a eu une exclamation, un bruit de savates harassées. Une grosse femme est apparue ; son ventre énorme la tirait en avant. Elle semblait ravagée — oui, c'est le mot qui m'est venu à l'esprit : ravagée.

Ainsi c'était la mère d'Hélène, la mère du petit lâche que j'avais fusillé, la femme de ce vieil homme accablé. J'ai fait quelques pas en avant. Je l'ai embrassée. Elle ne parvenait pas à pleurer. J'entendais un grondement dans sa poitrine. Le père, lui, soufflait bruyamment ; on aurait dit qu'il venait de recevoir un coup dans l'estomac. Ils m'ont entraîné dans une petite salle à manger rococo — comment ai-je pu remarquer, à cet instant, les meubles Henri II, les cache-pot de cuivre, les fleurs artificielles dans une flûte de verre teinté, les napperons amidonnés, le lustre en bois verni ?

Je me suis assis. J'éprouvais une âpre jouissance à serrer les mains de ce vieux couple aux entrailles fouaillées par l'anxiété. J'avais tué leur fils, j'avais sauvé leur fille. Et je me trouvais là, entre eux deux, comme un visiteur de légende. J'étais en équilibre sur la pointe extrême de leur destin. Ils me regardaient de toutes leurs forces, sans savoir, sans comprendre le rôle que je jouais exactement dans leur vie.

— Alors, m'a dit le vieux, Hélène ?

Tous deux me regardaient avec un rien d'extase.

— Hélène est à la campagne, en parfaite santé.

— Et ses cheveux ? a questionné la mère.

— Ils ont repoussé.

— Ah bon ! a-t-elle fait d'un ton satisfait. J'espère qu'elle ne les teindra plus, maintenant.

— Non, ai-je assuré, elle ne les teindra plus.

— Il paraît qu'un maquisard l'a fait évader, j'ai appris tout cela par la suite…

J'ai tourné la tête vers le père. Je ne parvenais pas à me rassasier de la lourde figure ridée.

— Le maquisard, c'était moi…

— Vous la connaissiez ?

— Non !

— Ah.

Il plissait le front, cherchait à comprendre, mais ne s'étonnait cependant pas.

— Elle n'est pas comme les autres, ai-je murmuré.

— Oui, a dit le père, je le sais. C'est une drôle de gosse, hein ? Je ne savais jamais ce qu'elle pensait. Elle me regardait si drôlement…

J'essayais de comprendre les idées qui « tourneboulaient » dans sa tête, mais je n'y parvenais pas…

— Je l'ai emmenée dans un petit village, à Saint-Theudère. Et puis voilà.

Il y a eu un silence.

— L'essentiel, a dit la mère, c'est que vous vous entendiez bien. Surtout, dites-lui qu'elle ne rentre pas à V… « Ils » sont venus plusieurs fois voir si elle était là. J'ai eu tellement peur pour elle…

Elle s'est mise à pleurer.

— On m'a déjà tué le petit… Si le père n'avait pas tout vu, je n'aurais pas pu y croire… Un gamin de vingt ans avec des yeux de petit garçon.

— Tais-toi ! a ordonné le vieil homme d'une voix farouche, tais-toi, maman ; Petit Louis c'est quelque chose d'en dehors du monde, il n'est plus qu'à nous maintenant, ça ne regarde personne d'autre.

J'ai été glacé d'épouvante. Je comprenais que ce père vivait étroitement avec le cadavre de son fils. Petit Louis était mort ; il l'avait vu, comme moi, refuser le néant, s'insurger contre le sort. Il l'avait vu adossé à l'arbre ruisselant de sang ; il avait examiné ce brusque mort, cette chair ardente précipitée dans le silence et l'immobilité. Alors le vieux père si simple, au cœur régulier, s'était obstinément attelé à une tâche barbare : prolonger Petit Louis, le porter intact, charrier sa présence à travers la vie qui lui restait à accomplir…

Je leur ai proposé de les amener à Saint-Theudère. Ils ont refusé.

— Si nous étions suivis ! a objecté la mère. Non, plus tard… Embrassez-la bien pour nous, monsieur, embrassez-la bien…

Elle a préparé une valise d'effets et d'objets intimes appartenant à sa fille.

— Ça lui fera plaisir de retrouver ça.

Le père m'a indiqué l'adresse d'un de ses amis à laquelle Hélène pourrait écrire. Puis il m'a passé la main sur l'épaule.

— Vous avez l'air d'un garçon généreux, monsieur. Je vous remercie. J'espère qu'Hélène vous aime bien. C'est une bonne petite, voyez-vous ; mais elle a son caractère, ça n'est pas tellement fameux pour une femme…

Je les ai quittés le plus vite possible, j'étouffais.

* * *

Oui, j'ai pleuré pour moi, parce que ma personnalité ne correspond souvent pas à la conception que j'en ai. J'ai souffert dans le grand troupeau des hommes ; j'ai brouté avec eux, flanc contre flanc, l'herbe galeuse de notre monde. J'ai subi l'enchantement des vertus et des vices. J'ai accepté les laideurs. J'ai écouté les musiques terrestres : le chant des pipeaux de l'âme sectaire comme la pleine harmonie des foules, et j'ai ri, pleuré, chanté, prié, attendu. Oui, oh oui, j'ai attendu ce quelqu'un, ce quelque chose qui ne viendra jamais et que j'espérais toujours trouver. J'avais cru qu'Hélène m'apporterait une rédemption, qu'avec elle tout allait s'unifier. J'étais presque parvenu à tirer de notre union la force d'un renoncement et d'une sagesse qui ne ressembleraient pas à de l'indifférence. Dans la frénésie de l'amour, dans le culte de ma passion, j'avais construit un bonheur de sable qui s'écroulait déjà.

Je suis retourné à la B 2. Tout en marchant, je me répétais : « J'ai tué le frère d'Hélène ». Je revoyais Petit Louis, fouetté par la décharge, sursauter dans ses liens et pendre, inerte, la figure ruisselante de sang.

J'ai tourné dans la ville pour chercher de l'essence. J'ai bu de l'alcool dans les cafés. Je me souviens d'un petit établissement, entre autres, où deux ivrognes essayaient de faire tenir leur verre en équilibre sur leur tête. A chacune de leur tentative, le verre tombait. Et ils recommençaient sans se décourager, gravement, obstinément. Désormais, mon bonheur, mon cher bonheur ressemblerait à ce verre, et je serais l'ivrogne cherchant à le poser en équilibre sur sa tête.

La neige s'est remise à tomber par brusques chutes espacées. Elle « tenait ». La voiture patinait et je devais prêter beaucoup d'attention à la conduite.

Je traversais des agglomérations assoupies sous un ciel bas. L'horizon obstrué ressemblait à la toile de fond d'un drame réaliste. Je m'y ruais avec une rage concentrée. Je me heurtais à un obstacle que je voulais franchir coûte que coûte.

Pourquoi n'avais-je pas fait la sourde oreille lorsque Hélène m'avait parlé de sa famille ? Je regrettais mon mouvement généreux. Je me mordais les lèvres… Un désespoir irrémédiable m'abrutissait. J'essayais en vain de me raisonner, de justifier mes actes.

Petit Louis — il s'appelait Petit Louis — méritait son sort. Tous deux nous avions été les acteurs inconscients d'un drame. Nos routes s'étaient croisées sans que nous l'eussions voulu ou même prévu.

Qu'importait alors qu'il fut le frère d'Hélène, puisqu'en tant qu'individu, il ne représentait pas autre chose à mes yeux qu'un douloureux hasard ? Nous étions intervenus dans nos vies d'une façon fortuite. Moi, j'avais contribué à le tuer — au fait, chaque membre d'un peloton d'exécution n'est-il pas à lui seul toute la salve ? Lui, avait profondément marqué ma sensibilité. Nous pourrions être quittes. Le supplicié et le bourreau le sont toujours.

Seulement j'avais aimé Hélène sitôt après. Je découvrais un terrible sortilège dans cet amour. N'avais-je pas été séduit parce qu'elle était la sœur du mort ? Ça paraissait fou… Mais je me trouvais dans un état d'esprit favorable aux idées les plus désordonnées. Je me sentais habité par une présence indéfinissable qui n'était peut-être pas tout à fait le remords, pas tout à fait la peur, mais plutôt une sorte d'angoisse opprimante, mêlée de tristesse et de renoncement.

J'ai récapitulé les mois passés en compagnie d'Hélène et je me suis mis à les regretter comme on regrette une période de sa vie définitivement close.

Non ! Non ! Tout devait continuer coûte que coûte.

Je vivrais avec un secret, voilà tout. Hélène ne saurait rien, non plus que ses parents. Je finirais bien par me justifier à mes propres yeux.

* * *

Je suis arrivé vers minuit au pavillon. Du bas de la côte, j'ai aperçu la lumière rose de notre lampe à pétrole et j'ai pleuré de soulagement. Hélène m'attendait. J'allais la prendre dans mes bras, la serrer contre ma poitrine et respirer l'odeur neuve de ses cheveux. La B 2 a avalé la montée sans protester. J'ai traversé le parc ; des paquets de neige se détachaient des arbres et tombaient avec un bruit flasque sur le toit de l'auto. Dans la lumière des phares, je voyais danser un paysage familier, figé dans l'hiver. Hélène se tenait dans l'encadrement de la porte, la lampe à la main. Je n'apercevais qu'une moitié de son visage dans laquelle luisait un œil. Je me suis avancé, en balançant au bout de mon bras gauche le paquet que la grosse femme avait préparé à son intention.

— Bonjour, ma vie !

Elle a ouvert ses bras, la lampe tremblait et un filet de fumée noire, rectiligne, sortait du verre.

— C'est toi ! ai-je balbutié. C'est toi…

La porte s'est refermée toute seule ; la lampe s'est éteinte, soufflée par le même courant d'air. J'ai cherché des allumettes dans le pavillon. Je ne parvenais pas à mettre la main sur la boîte.

— Tu les as vus ? a chuchoté Hélène.

— Oui.

— Tous les trois ?

— J'ai vu tes parents… Ils se portent bien et t'embrassent…

— Alors… Petit Louis ?

Les allumettes étaient sur la table. J'en ai frotté une. Hélène a ôté le verre de lampe et l'abat-jour à tâtons. La petite flamme a vacillé sur la mèche, elle s'y est agrippée, a bleui. Une larme est tombée sur ma main. Avec ferveur, j'ai remercié le Ciel de m'avoir évité de prononcer des mots affreux.

Nous avons bien dormi, car nous étions étourdis de tristesse. Le lendemain, Hélène s'est levée la première et je suis demeuré au lit un long moment. Le soleil entrait par la fenêtre ; des coqs chantaient ; des cloches sonnaient ; je voyais des branches d'arbres enneigées se balancer doucement. La vie était là, démuselée par le jour, ardente et heureuse. J'ai oublié mes tourments de la veille. Hélène s'affairait dans la pièce du dessous. J'entendais le « plouf » du réchaud à alcool, le tintement de la vaisselle, le grincement du bahut et mille autres bruits menus — si familiers — qui me retenaient dans des habitudes et m'ôtaient toute envie de réfléchir. Je me suis laissé bercer par une tendre veulerie. Le monde clapotait au pied de mon lit, il me sollicitait. Mon passé ne signifiait plus rien. L'éclat de ce matin le justifiait, j'étais définitivement amnistié, et, libre enfin, je pouvais à mon gré voguer sur l'onde de mes désirs.

J'appréhendais qu'Hélène ne fût en proie à une crise de larmes en descendant l'escalier en colimaçon. Habituellement, elle chantait le matin, son silence m'inquiétait. J'ai été rassuré, elle avait retrouvé sa figure des autres jours ; simplement, elle m'a paru un peu vieillie. Elle portait un corsage blanc que je ne lui connaissais pas, et un foulard de cachemire que je n'avais jamais vu enserrait sa tête.

— Comment te sens-tu ?

Je savais bien que cette question était stupide et, qui sait, maladroite…

Je m'en suis aperçu au ton sur lequel elle m'a répondu :

— Mais très bien, pourquoi ?

Elle m'a fait songer à son père ; je retrouvais en elle-même le même masque hermétique et lourd. Par-delà l'apparente fragilité féminine, derrière sa grâce et sa jeunesse, on découvrait l'obstination farouche du vieux, sa pudeur instinctive…

A son tour, elle avait reçu la mort de Petit Louis comme un dépôt sacré. Elle faisait partie du clan. Oui, à eux deux, le père et la fille constituaient une véritable tribu assujettie à des coutumes et à des lois héréditaires. Ils souffraient de l'exécution du fils comme d'une maladie secrète ; c'étaient des vaillants ; ils savaient vivre avec elle jalousement.

Nous avons pris le petit déjeuner. Jamais je n'avais autant admiré les immenses tranches de pain blanc ; le pain grossier cuit par les paysans achevait de me rassurer. Il me parlait de la vie honnête et laborieuse des êtres simples. Je le repétrissais avec amour.

— Je te trouve étrange, ce matin, ai-je fait. Ce foulard, sans doute…

— Il se trouvait dans le paquet que ma mère m'a envoyé. Je l'aimais beaucoup ; elle s'en est souvenue…

— Tu l'aimais : est-ce à dire qu'il ne te plaît plus ?

Elle a secoué la tête.

— C'est difficile à t'expliquer. En tant que foulard, il me plaît toujours, mais je n'aime plus les foulards.

— Ah ?…

— Non plus que tout ce qui a appartenu à mon passé.

— Ah…

— Et sais-tu où il s'arrête, mon passé, Pierre ?

J'ai baissé la tête.

— Tais-toi !

— Oh ! ce n'est pas au moment que tu crois. Il s'arrête à l'auto du docteur. Tu comprends, un cycle de souvenirs ne s'achève pas à une date, à une heure fixes. Lorsqu'il finit, on ne s'en aperçoit pas tout de suite ; on continue à exister, et puis tout à coup on s'arrête ; on écoute et on s'aperçoit que ça y est, qu'on s'est engagé dans une autre période.

— Alors, pour toi, ça a été l'auto ?

— Oui. Ça a dû se produire pendant que tu la réparais. En te regardant t'attaquer à cette vieille voiture, j'ai compris quel homme tu étais. Malgré ce que tu avais fait avant, pour moi je doutais encore. Je craignais que tu n'aies agi pour toi-même, pour t'épater, pour te soulager. Mais quand je t'ai vu démonter ce moteur pièce par pièce, tu m'es apparu tel que tu es. Je t'aime, Pierre. Oh, je t'aime tant !

Une ombre est passée devant la fenêtre et quelqu'un a frappé.

C'était le docteur Thiard.

— Eh bien, les amoureux ! s'est-il écrié en tapant ses grosses chaussures contre le mur ; on ne vous a pas vus au village, hier au soir. J'ai eu peur que vous ne soyez malades ou que la voiture ne se soit détraquée à nouveau.

Il a ri ; mais je savais qu'en effet son inquiétude concernant l'auto était sincère. Depuis qu'il me l'avait donnée, et surtout depuis qu'elle roulait, le temps lui durait de la B 2 ; aussi avions-nous projeté de la lui rendre à la première occasion.

Il s'est assis, le dos au feu, et je suis allé chercher la bouteille de marc.

— Ah ! Ah ! s'est-il exclamé. Elle n'est pas encore débouchée, il faut faire un vœu. D'où vient-elle ?

— De chez Muhet.

— Ça va, a-t-il dit d'un air profondément satisfait. Leur marc est excellent, mais une autre fois, prenez-le chez Passarot, où il est encore meilleur.

Il nous examinait en souriant et son regard de vieux griffon contenait beaucoup de joie et d'affection.

— J'ai une bonne nouvelle pour vous, a-t-il déclaré, ne pouvant plus se contenir. Asseyez-vous là, mes enfants, et écoutez-moi. Hier, je suis allé à la Citadelle, histoire de me rendre compte si la petite madame Maurois se remettait de ses dernières couches. Son mari m'a ramené en voiture et, en cours de route, m'a parlé de vous. Je crois que vous lui avez mis dans l'idée de transformer son gazogène en camion à essence. Depuis, il en rêve la nuit et perd le boire — ce qui est grave — et le manger — ce qui l'est moins. Il est décidé à profiter de l'hiver pour faire opérer ces transformations et il voudrait savoir si vous êtes capable d'effectuer ce travail avec l'aide de son chauffeur.

Cette offre me ravissait car les petits travaux que j'exécutais chez les cultivateurs de Saint-Theudère boudaient pendant la mauvaise saison.

— Docteur, me suis-je écrié, vous êtes notre Providence…

Il s'est mis à bougonner dans sa barbe sale et a éprouvé le besoin de vider sa pipe en la tapotant contre ses leggins. Hélène est allée l'embrasser. D'un geste brusque, il a baissé la visière de sa casquette sur ses yeux.

— Attendez, a-t-il dit, ce n'est pas tout. Je crois qu'il va vous demander de travailler pour lui. Son chauffeur, en effet, se marie pour Pâques, et va aller habiter Toulouse.

Cette dernière nouvelle m'a causé moins de satisfaction. Je n'avais aucun désir de quitter Hélène quatre nuits par semaine pour conduire à travers la France le lourd véhicule de Maurois. Je l'ai dit à Thiard.

— Ma foi, a-t-il fait avec un haussement d'épaules réprobateur, c'est à vous de voir si vous voulez une situation.

Prudemment, Hélène a changé de conversation. Elle s'est mise à parler de mon voyage de la veille et des nouvelles que je lui avais rapportées.

Elle a révélé au médecin l'exécution de son frère, sans pleurer. Mais elle était un peu pâle et ses lèvres tremblaient.

— Tenez, a-t-elle murmuré en sortant une photographie d'un tiroir, regardez-le, docteur…

Ainsi la mère avait joint ce souvenir au paquet d'effets. Je me suis approché. En présence de Thiard, l'image de Petit Louis m'effrayait moins. Je l'ai aussitôt reconnu, bien que sur le carton il ait eu un air ridiculement flambard. Il fixait le vide d'un œil avantageux, tranquille et sûr de lui, avec sa chevelure calamistrée et son visage de petite frappe. Tout au fond de mon être, j'ai ressenti une basse satisfaction d'avoir détruit cet animal humain.

Thiard a rendu la photographie sans mot dire. Il semblait déçu. Je comprenais parfaitement sa déception. Petit Louis n'appartenait pas au même groupe que le docteur, que son père, que moi-même. Ça se voyait tout de suite ; il avait été un petit voyou heureux, une espèce de sous-individu, et il était mort davantage de cela que de ses opinions politiques.

Hélène a fixé l'image au mur au moyen de quatre punaises.

Alors le regard du mort s'est posé sur moi et j'ai compris que, désormais, il allait observer mes moindres gestes dans cette pièce. J'ai eu envie de fuir…

A cet instant la proposition de Maurois m'a paru providentielle.