On aperçut au sommet de l'aqueduc un homme avec une tunique brune, déchirée. Il se tenait penché au bord, les deux mains sur les hanches ; et il regardait en bas, sous lui, comme étonné de son œuvre. Salammbô, FLAUBERT.

La veille du départ, je ne savais pas encore si j'allais me lancer dans la grande aventure de la route. Elle me tentait : mon goût du risque reprenait le dessus ; j'avais besoin, un besoin physique d'échapper à la routine des jours, à ce vide inoffensif où nous tombions, Hélène et moi, avec des lenteurs de feuilles mortes.

Depuis que nous avions établi le contact avec ses parents, notre amour traversait une phase délicate. Désormais, il existait quelque chose entre nous, quelque chose qui ressemblait à de la gêne. A chaque instant elle me parlait d'eux, me lisait les lettres qu'ils échangeaient avec les ruses puériles que déploient dans les films les membres de l'Intelligence Service. J'avais remarqué que sa voix changeait lorsqu'elle m'entretenait d'eux et que ses yeux avaient une couleur que j'ignorais. Peu à peu, ils ont pris de l'importance. Nous les avons tirés des limbes où ils se débattaient et les avons introduits dans notre vie. Cela s'est fait sans que nous le voulions, sans même que nous nous en rendions compte. Leurs traits, leurs caractères se sont précisés. Ils se sont mis à bouger, à exister. Et à mesure que leur présence s'affirmait dans le pavillon, je me sentais gauche et intimidé. A certains moments, je m'interrompais au milieu d'une conversation, surpris par les inflexions inconnues de nos voix. Je nous écoutais sournoisement parler ; m'appliquant à rechercher ce qui se passait d'insolite et pourquoi je n'avais plus autant de bonheur à rester seul avec Hélène. C'est à la longue que j'ai fini par comprendre que ma chère compagne m'échappait.

Pendant le reste de l'hiver, j'ai travaillé chez Maurois. Je déjeunais à la Citadelle et ne rentrais que le soir. Mon premier regard, lorsque je poussais la porte, se portait sur la photographie de Petit Louis. J'espérais toujours ne plus l'apercevoir en entrant. Elle provoquait en moi une profonde répulsion. Lentement, je me suis mis à haïr ce garçon que j'avais détruit sans passion. Je lui en voulais d'être là et de nous regarder d'un air sardonique. Tous ces faits contribuaient à troubler ma quiétude. C'est, je le crois, pour cette raison que j'ai accepté l'emploi proposé par Maurois.

* * *

Le camion partait de Saint-Theudère deux fois par semaine, à six heures du soir ; il devait parvenir à Paris autour de six heures du matin. Le tour de force consistait précisément à abattre en douze heures les cinq cents kilomètres séparant le village de la capitale. Le retour s'effectuait le même jour ; le trafic m'obligeait donc à passer quatre nuits par semaine sur les routes.

— C'est une question d'habitude, m'avait dit Maurois. Nous ferons le premier voyage ensemble.

A mesure que le moment de partir approchait, il devenait plus pressant et cherchait l'objet de mes hésitations afin de mieux les vaincre. L'ancien chauffeur aimait son métier et, contrairement à la coutume qui veut que les employés s'apprêtant à quitter leur emploi transmettent à leurs successeurs, en même temps que les secrets de leurs fonctions, un cordial dégoût de celles-ci, m'engageait vivement à accepter l'offre de Maurois.

Le printemps naissant rendait l'entreprise plus aisée ; Hélène me l'a fait remarquer. Sa peur l'avait définitivement quittée : elle ne redoutait pas de coucher seule au pavillon. D'autre part, je craignais, en refusant, de la décevoir et de décevoir le docteur Thiard. Il fallait, oui, il fallait absolument que je continue à incarner l'être courageux que j'avais choisi de devenir.

* * *

Nous sommes partis un jeudi d'avril. Ce jour-là, l'air était presque tiède et sentait l'humus. Maurois avait fait établir une sorte de piste goudronnée derrière sa propriété afin de rattraper la nationale en coupant à travers bois, car le dix tonnes se serait trouvé en péril dans les petits chemins boueux sinuant à flanc de colline. La nuit tombait sur la route lorsque nous y sommes parvenus ; j'ai allumé les phares et j'ai alors senti qu'une force irrésistible m'entraînait vers ce bref horizon que les deux faisceaux de lumière arrachaient à l'obscurité. Les arbres peu feuillus en cette saison s'interposaient comme une grille entre la route et la nuit ; derrière cette grille, de haut en bas, le regard embrassait un ciel d'hiver gris et convulsé, une campagne molle, somnolente, où, dans une paix miraculeuse, se préparait l'été.

Maurois fumait ses horribles cigares italiens, assis sur le siège voisin du mien. La caisse du moteur nous séparait. Dans ces cabines avancées, on perçoit davantage que sur d'autres véhicules la notion de sa puissance. Quel auteur a dit que la vitesse ne grise que celui qui la crée ? Comme c'est exact ! Derrière mon volant, je me sentais le maître de la route, le magicien de ce mastodonte roulant qui se ruait à travers la France dans un élan terrible.

— Alors, m'a demandé Maurois au bout d'une heure, ça vous va ?

Je lui ai fait un clignement d'yeux et le marchand de mousseux a éclaté de rire.

— C'est un métier extraordinaire, mon garçon. Ces quelques millions qui vous sont confiés et que vous devez trimballer à bon port doivent vous donner l'orgueil de votre tâche.

Il m'a tendu une bouteille de vin.

— Allez-y, mais doucement ; souvenez-vous toujours, n'est-ce pas, que vous portez une très grosse responsabilité.

A mon tour, je le regardai en riant.

Je commençais à comprendre qu'en m'accompagnant il ne désirait pas seulement m'aider à me familiariser avec la route, mais surtout me catéchiser.

Il tenait à son bien.

Lorsque vous roulez pendant plusieurs heures, vous sentez votre corps se fondre dans le ronronnement du moteur. Les réalités extérieures s'anéantissent. Bientôt, vous n'êtes plus qu'un rouage au service du véhicule. Vous devenez une sorte de cerveau électrique qui enregistre avec un parfait automatisme les incidents du trajet, les pulsations du moteur, ses bruits, son rythme, et qui devine, plus qu'il ne les décèle, les embûches de la route.

A un moment donné, j'ai senti mon sang se glacer simplement parce que le pont arrière faisait un drôle de bruit. Je suis descendu pour ausculter le moteur ; rien ne clochait. Allais-je céder à l'autosuggestion ? Maurois m'a jeté un regard satisfait.

— J'aime les chauffeurs inquiets, m'a-t-il dit, car ils surveillent mieux leur véhicule.

Nous tenions une bonne allure et roulions à soixante-cinq de moyenne. Sur le coup de dix heures, nous nous sommes arrêtés pour toucher les pneus ; ils ne chauffaient pas trop. J'avais les jambes flageolantes et la tête lourde. Dès que s'arrête le moulin, il se produit dans vos oreilles un sifflement douloureux et les bruits vous parviennent étrangement feutrés, comme lorsque vous tenez la tête sous l'eau. J'ai respiré à pleins poumons l'air nocturne. La campagne avait cessé de glisser le long de la route, elle s'était figée ; on entendait le hululement des oiseaux de nuit et un long frisson qui courait dans les arbres, car nous traversions une région relativement boisée. La route était infinie et vide.

— En avant !

Les trépidations du volant me brisaient les avant-bras. Nous doublions çà et là d'autres convois : des attelages pinardiers en général, ou des citernes de mazout montant à la capitale le carburant amené à Marseille par des Liberty. Les feux de ces camions flottaient au bout de la nuit à un mètre du sol. Nous finissions par les rattraper et Maurois exultait lorsque nous les doublions. Je ne pouvais m'empêcher de jeter un regard de sympathie au conducteur engourdi et qui semblait ne pas nous apercevoir. Un instant, la lumière de leurs phares éclairait le rétroviseur, puis elle pâlissait et ne tardait pas à se diluer dans l'obscurité.

Le rétroviseur ! C'est un personnage, j'ai toujours regardé dans ce miroir comme par un hublot où l'on aperçoit des bribes de vie d'une planète inconnue. Ce défilé rapide et ininterrompu d'images me ravit et me bouleverse. Des scènes éclosent et se développent sur un rythme syncopé ; un univers que vous venez de traverser sans y prendre garde surgit dans le rétroviseur, complètement transformé.

Maurois s'est endormi et j'ai savouré l'angoissante ivresse de la solitude. Seule la lueur verdâtre du tableau de bord éclairait la cabine de sa petite lumière couleur de pollen. Des reflets verdâtres coulaient sur mes mains. A mesure que le temps passait, la route devenait à mes yeux plus farouche. Je finissais par être obsédé par la double rangée de platanes qui ne s'interrompait qu'à l'entrée des villages pour reprendre aussitôt après. Ces villages bordant les routes nationales se ressemblent tous, la nuit surtout : une rue principale, des maisons basses, de petits magasins clos, les lampes espacées de l'éclairage municipal, la place sur laquelle on aperçoit un kiosque à musique ou la bascule, l'église, le monument aux morts… Je les traversais à toute allure comme on traverse un tunnel, et le bruit de mon convoi se modifiait ; il devenait plus puissant, plus réel, et me tirait de l'engourdissement dans lequel je me trouvais.

La température baissait et j'ai aperçu des taches blanches sur les talus. La neige ! Nous étions dans le Morvan. La route sinuait dans une région désertique où l'on n'apercevait aucune habitation. Puis les arbres eux-mêmes ont disparu et ç'a été le chaos : un sol galeux, hérissé de grosses roches et de broussailles malingres.

A ce moment, mon compresseur s'est mis à faire des siennes ; il produisait un vilain bruit comme lorsqu'une bielle est coulée. J'ai arrêté le camion et je suis descendu pour réparer. La route était gelée et j'ai failli tomber ; il a fallu que je pose mes chaussures afin de pouvoir aller et venir sur la pellicule de glace. Un vent froid m'a mordu les oreilles. La nuit était éclairée par la neige ; cela produisait une sorte d'aube inerte qui dégageait par en dessous les contours imprécis d'un horizon mort. J'ai vérifié le compresseur et nous sommes repartis. Maurois ne dormait plus, mais il flottait dans une somnolence triste ; il avait le regard fixe et soucieux ; il ne m'a pas demandé la cause de notre arrêt. Il ne voyait rien d'autre que le projet qu'il semblait ruminer, il ne prêtait aucune attention au paysage et ne s'intéressait pas à la fuite maladroite des oiseaux de nuit, captivés et effrayés par la lumière des phares.

J'ai fini par attraper sa torpeur comme on attrape un rhume de cerveau. Je me suis senti lourd, tout à coup, oui, lourd et inconsistant. J'ai été hypnotisé par la route et par le lent défilé des bornes qui, avec une régularité affolante, bondissaient hors de l'obscurité pour s'engloutir aussitôt. Mes yeux me cuisaient, mes paupières s'abaissaient malgré les efforts que je faisais pour les garder ouverts. Ma tête était devenue tellement lourde que je la tenais inclinée sur ma poitrine ; un bien-être douceâtre me plongeait dans un louche enchantement. Je me crispais sur ma direction, mais une force irrésistible m'entraînait sur la gauche. Deux, puis trois fois, j'ai regagné le milieu de la route, d'un coup de volant commandé par l'instinct de conservation. Je n'entendais plus le ronron du moteur ; mes oreilles étaient charmées par un bruit délicat, interrompu parfois par un appel chuchoté dans lequel je croyais déceler la voix d'Hélène.

J'ai commencé à livrer alors mon vrai combat de routier : celui qui, invariablement, nous met aux prises avec le sommeil. Je me suis pris à siffloter, mais mes lèvres engourdies n'émettaient aucun son continu. Puis j'ai fumé et la cigarette s'est consumée seule, comme si elle avait été abandonnée sur un cendrier. J'essayais de me captiver pour une idée générale ; je pensais à Hélène, à notre vie commune, à l'avenir que nous préparions à cet instant même, chacun de notre côté. Mes pensées, tout d'abord limpides, se brouillaient, elles s'embusquaient derrière les bornes, s'accrochaient aux buissons, s'effilochaient et je glissais sans presque m'en apercevoir dans la torpeur ouatée qui me tentait comme un lit. Alors j'ai imaginé l'accident que je devinais en puissance : le choc terrible, l'écrasement, l'éboulement douloureux et bruyant dans l'inconscience et peut-être la mort. Il ne me causait aucun effroi ; au contraire, il évoquait pour moi une idée de repos infini qui accroissait encore mon sommeil.

La route, soudain baignée par le clair de lune, se développait devant le pare-chocs. Elle s'en allait avec son visage sinistre vers des lointains insensibles, entraînée par la farandole des bornes.

Un écriteau : Joigny, 45 km.

Je l'ai lu sans le comprendre. Depuis longtemps les arbres avaient recommencé à longer la route ; la neige avait disparu. J'ai enfoncé l'accélérateur ; le camion a presque bondi en avant.

Un instant, j'ai pu croire que la vitesse me sauvait tant je me sentais lucide, à l'aise et sûr de moi ; mais ça n'a pas duré. A nouveau ma vue s'est comme désagrégée. Il ne me passait sur la rétine que des images fulgurantes : des troncs d'arbres rectilignes, l'arrondi peint en rouge des bornes, des déchirures du ciel brouillé. La réalité des choses s'éloignait et se rapprochait de moi, alternativement, dans un lent mouvement de marée. L'espace d'un éclair, je distinguais sur le cadran de vitesse l'aiguille qui frémissait au-dessus du nombre 80, et immédiatement je perdais le contrôle de cette indication. Dormir !

Avant l'hiver, Hélène et moi étions allés faire la sieste, un après-midi, derrière le parc du château, sur ce versant de la colline où la vigne ne pousse pas. Nous étions étendus dans la bruyère et, à force de regarder le ciel sans nuages ni oiseaux, nous avions fini par nous assoupir. Maintenant j'avais l'impression que ce moment-là avait été le plus heureux de mon existence. Toute ma chair fatiguée le regrettait amèrement.

J'avais sommeil à en être malade.

J'ai arrêté le véhicule. Nous nous trouvions presque en travers de la route et un camion de Nice qui voulait nous doubler, après s'être escrimé à me demander le passage à grands renforts de phares-codes, a dû klaxonner puissamment pour me faire recouvrer ma lucidité. Ce tapage a réveillé Maurois plus vite que moi.

Il m'a regardé férocement.

— Vous dormiez ?

J'ai exécuté la manœuvre afin de me ranger en bordure du fossé droit.

— Presque…

Je n'éprouvais pas le besoin de me justifier. Tout me semblait dérisoire et plaisant. La courte fureur de mon patron ne m'atteignait pas. Je n'avais qu'une idée en tête : dormir.

— Je vais prendre votre place…

Seul le sens de ces mots a atteint ma compréhension ; la voix qui les proférait m'était étrangère. J'ai abandonné le volant, j'ai escaladé le bloc moteur, je me suis effondré sur la banquette de droite. J'étais fourbu, j'aurais voulu pouvoir rire d'aise avant de m'endormir…

Et j'ai dormi vraiment pour la première fois.

L'arrêt du véhicule m'a réveillé. J'ai rouvert les yeux péniblement. J'étais écœuré mais reposé. Cela m'a d'autant plus surpris que je n'avais sommeillé — le cadran du tableau de bord me l'indiqua — que deux heures.

— Alors, a questionné Maurois, ça va mieux ?

— Excusez ce coup de pompe, Monsieur, vous le voyez, je manque d'entraînement.

Il a haussé les épaules.

— C'est normal ; à l'avenir, emportez une Thermos de café très fort… Je ne connais que ce remède contre le sommeil.

Nous étions stoppés devant un bâtiment au-dessus de la porte duquel luisait faiblement l'enseigne rouge et bleu des routiers. L'air glacé, annonciateur de l'aube, m'a pénétré comme l'eau d'une douche. Il était tellement vif et pur que j'en ai eu le souffle coupé. Nous avons pénétré dans une salle basse où un petit homme mélancolique somnolait près d'un poêle. Il nous a salués d'un hochement de tête sans joie.

— Deux cafés ! a commandé Maurois.

Le gardien s'est levé comme à regret pour mettre à chauffer une casserole de café. Puis il est revenu nous rejoindre près du poêle et nous sommes demeurés immobiles tous les trois sans nous regarder, ivres de chaleur et de silence.

Le petit bol de café que j'ai bu a dissipé mon malaise. J'ai recouvré la plénitude de mes facultés. Je me suis senti libre et joyeux et j'ai voulu reprendre le volant. J'étais heureux de conduire, je trouvais cette besogne facile et l'accomplissais comme un jeu.

Nous avons traversé Auxerre à toute allure. Des camions de petit tonnage débouchaient des carrefours, chargés de légumes, et descendaient sur Paris par la nationale 7.

Un immense bleuissement rampait dans la campagne où flottaient des lambeaux de brume. Dans deux heures, peut-être moins, le jour allait se lever, et j'attendais cette aube avec émotion. Les panneaux indicateurs se succédaient à intervalles de plus en plus rapprochés. Paris ! Paris ! Paris ! Tous entonnaient le même hymne. C'était grisant. Je me suis tourné vers Maurois, j'exultais :

— Je suis content, vraiment content, vous savez.

Il a paru amusé.

— Comme vous êtes jeune et enthousiaste !

J'ai réfléchi un instant.

— C'est vrai, ai-je reconnu, je suis un impulsif. Pensez-vous que ce soit un handicap ?

Le maître de la Citadelle a haussé les épaules.

— Peut-être, a-t-il dit d'un ton dubitatif ; cependant, ce tempérament vous donne l'avantage des promptes décisions. En ce qui me concerne, voyez-vous, il m'est arrivé de regretter mon esprit réfléchi. La conclusion d'une affaire dépend souvent de la façon dont vous concevez celle-ci. Elle peut être ce que vous vous imaginez qu'elle est.

Il avait raison. Ma vie était faite d'impulsions. J'avais beau chercher, je ne trouvais dans le développement de mon destin que de brusques coups de volant.

* * *

Des cyclistes ont commencé d'apparaître. Ils pédalaient au ralenti, bercés par le zonzonnement de leur dynamo. Des fenêtres s'éclairaient dans les agglomérations. La vie reprenait paisiblement.

Paris ! Paris !

La route était parcourue par une caravane de véhicules disparates qui tous, chargés au maximum, s'en allaient déverser dans la capitale des monceaux de victuailles.

La lumière des mille phares pâlissait. La grande métamorphose du jour s'accomplissait. C'était puissant et irrésistible comme une inondation ; peu à peu, le contour des choses se transformait ; des couleurs inattendues surgissaient de l'ombre. Les confins de l'univers résonnaient de bruits inconnus. Nos visages, à Maurois et à moi, sont devenus livides. Nos figures et nos mains, comme vaporisées par une vapeur lubrifiante sécrétée par le moteur, étaient luisantes. Nous ressemblions à des bronzes polis par le frottement ; ainsi nos mains étaient pareilles à celles d'une statue aperçue dans une église et qu'il eût fallu toucher pour obtenir des indulgences partielles.

Les feux d'un projecteur tournaient comme des ailes lumineuses dans le ciel.

— Le camp d'aviation d'Orly ! m'a averti Maurois. Nous tenons le bon bout…

— Maintenant, lui ai-je dit, je me sens dans une telle forme que je serais capable de conduire votre cirque jusqu'au Danemark, s'il le fallait.

Nous avons longé l'aérogare où, dans le petit matin, s'affairait une foule bizarre autour d'avions illuminés comme des buildings. Ensuite, ça a été la banlieue, une station d'essence moderne à laquelle nous nous sommes approvisionnés…

Il a fait complètement jour… Des autobus rangés en bordure des trottoirs se garnissaient d'ouvriers et d'employés. Des garçons laitiers se dandinaient sur leur triporteur. Déjà, des reflets d'or s'accrochaient aux cheminées d'usines. Paris s'éveillait.

Paris ! Nous arrivions.

J'éprouvais l'orgueil du porteur de flamme au moment où il débouche sur le stade.

* * *

Nous avons effectué le déchargement aux Halles, dans une indescriptible cohue. J'étais saoulé de bruits et de mouvements. Tout en lançant aux forts à grand chapeau les cageots de légumes, du haut de mon camion, je regardais à pleins yeux cette vie particulière, colorée et dense, et des bribes du livre de Zola, Le Ventre de Paris, me revenaient en mémoire. Ces entassements, ces montagnes, ces pyramides de végétaux aux teintes vives me confondaient. L'odeur putride qui sourdait de ces amoncellements me prenait à la tête. Il me semblait que toutes les routes de France aboutissaient à ce monstrueux garde-manger.

Après le déchargement, Maurois, qui s'était absenté, est revenu. Il m'a indiqué l'endroit où l'on garait le camion : un immense hangar dans la rue Rambuteau. Puis il m'a emmené au Chien-qui-fume afin que nous puissions nous restaurer. Nous nous sommes installés au premier étage, dans l'angle d'une salle où achevaient de souper une bande de noctambules fatigués. Sur une petite estrade, deux musiciens, vêtus en tziganes de fête foraine, jouaient de l'accordéon et du saxophone pour tâcher — semblait-il — de se tenir éveillés. Ce n'est que lorsque le garçon a posé sur notre table une soupière fumante que j'ai compris à quel point j'avais faim.

— Habituellement, m'a averti Maurois, vous couchez dans le camion, mais, après ce premier voyage, j'estime que vous méritez un bon lit.

Il était sept heures lorsque nous avons quitté la table. J'ai respiré avec une certaine mélancolie l'air léger de cette journée ensoleillée que je ne vivrais pas, puisque j'allais la passer à dormir. A cet instant, j'ai eu besoin d'Hélène. J'ai pensé à elle avec désespoir ; je la sentais si loin dans notre pavillon de Saint-Theudère. Du moins était-elle en sécurité, là-bas. Elle devait s'éveiller dans notre vieux lit de bois. Elle se levait pour aller ouvrir les volets ; j'entendais le bruit des contrevents sur le mur et je voyais la poussière de plâtras qui coulait sur le lierre. C'était l'heure fabuleuse entre toutes où le parc se mettait à vivre vraiment. Hélène savourait ce spectacle et particulièrement ce matin-là, à cause de moi. J'étais embusqué derrière ses yeux pour contempler le ciel neuf dans lequel se dressaient des remparts crénelés de nuages. Des cris de bêtes montaient des taillis : l'air sentait la violette et la mousse mouillée. Et les cheveux d'Hélène… quel parfum menu et bouleversant ils dégageaient ! J'aimais à les respirer, les paupières closes. Pour moi, c'était l'odeur du bonheur.

— Vous paraissez méditatif, a remarqué Maurois.

J'ai secoué la tête. Ma poitrine se serrait, Paris m'écrasait. J'aurais voulu me précipiter dans la cabine du camion pour reprendre la route, pour fuir…

« Hélène ! »

C'est le dernier mot que j'ai balbutié avant de m'anéantir dans un affreux lit de fer à boules de cuivre. Je l'ai murmuré gravement, d'une façon un peu théâtrale, comme doit le faire un mourant lorsqu'il lui reste assez de forces pour s'admirer et se surprendre.

Je me suis réveillé au crépuscule.

— J'allais précisément frapper à votre porte, m'a dit le garçon d'étage, le monsieur qui vous accompagne m'avait ordonné de vous appeler à six heures. Il a laissé cette lettre pour vous.

J'ai lu précipitamment les lignes griffonnées à la hâte par la main nerveuse du viticulteur. Maurois, dans une brièveté d'expression presque télégraphique, m'avertissait qu'il ne rentrerait à Saint-Theudère que lors du prochain voyage et me donnait des indications essentielles concernant la besogne que j'aurais à exécuter dans les jours à venir. Je fus surpris d'apprendre que notre camion ne revenait pas à vide et qu'il contenait du fret à destination de V…

Ce détour imprévu m'a contrarié, non pour le retard qu'il m'imposait, mais parce qu'il m'obligeait à passer, avant de rentrer, par la ville où habitaient les parents d'Hélène. Par contre, une chose me souriait : la pensée assez enivrante de voyager seul.

J'ai repris la route en sens inverse. J'allais très vite afin de porter à mon crédit un potentiel de minutes en prévision des haltes que le sommeil m'imposerait par la suite.

Il m'a fallu un certain temps pour parvenir à la porte d'Italie, mais lorsque j'ai eu atteint la banlieue, le paysage s'est mis à défiler à grande allure.

Des lumières rangées symétriquement le long de la chaussée m'ont accompagné jusqu'à Orly ; une fois le camp d'aviation dépassé, j'ai enfin trouvé la véritable route : luisante et bleuie comme une lame d'acier.

La nuit est tombée ; pourtant, une clarté subsistait qui adoucissait le contour des objets. Chose étrange, l'obscurité planait sous le ciel — elle paraissait s'être condensée très haut — tandis qu'une lumière aqueuse stagnait au ras du sol. On aurait dit une aube sous-marine ; l'air que je respirais était humide et un peu âcre.

Dans la forêt de Fontainebleau, il embarrassait les voies respiratoires comme la fumée d'un feu de ronces ; une petite pluie fine s'est mise à tomber ; j'ai dû déclencher l'essuie-glace. Habituellement, je trouvais son mouvement agaçant, mais, ce soir-là, je n'y prêtais aucune attention. Je goûtais le mâle plaisir de rouler à toute allure entre un double jaillissement d'eau.

La monotonie du bruit de succion des pneus me berçait agréablement, sans toutefois provoquer en moi la torpeur qui m'avait tant accablé la veille. La lumière des phares, hachée par la pluie, était faible dans cette agonie de jour. Elle ne réveillait que sobrement la vie disciplinée de la route.

Soudain, un petit animal a débouché d'un fourré et s'est jeté sous les roues du camion. Je suis descendu pour voir de quoi il s'agissait ; j'espérais que ce serait un lapin de garenne et qu'avec un peu de chance il pourrait encore être consommable, mais ce n'était qu'un infortuné hérisson et les roues jumelées de l'arrière l'avaient transformé en une répugnante bouillie.

« Il n'a pas dû souffrir, ai-je pensé ; la pauvre bête ! »

Et j'ai haussé les épaules en me demandant pourquoi l'homme est assez stupide pour se réjouir de la mort d'un lapin et pour s'apitoyer sur celle d'un hérisson.

* * *

Je n'ai pas attendu que la nuit soit trop avancée pour boire du café noir, ainsi que me l'avait conseillé Maurois.

Je me suis offert le luxe de choisir un coquet établissement du côté d'Auxerre. Une alignée de camions de tous tonnages était rangée devant la façade ; bien qu'ils fussent orientés dans les deux sens, ils occupaient tous le même côté de la chaussée.

J'ai admiré cette discipline des routiers qui n'ont pas besoin d'un service circulatoire pour dégager la route. Je me suis rangé derrière la caravane et j'ai allumé les feux de position.

La salle commune était coquettement meublée en pichepin, style rustique, soigneusement ciré. Les napperons à damiers rouges et blancs, les petits rideaux de même couleur, le plafond à la française, les lampes-appliques coiffées de cretonne, les objets de cuivre accrochés au mur créaient une ambiance d'intimité et de tiède quiétude. Des collègues en combinaison dînaient silencieusement, servis par une belle fille ressemblant à une soubrette de comédie.

J'ai commandé un œuf au lard et une carafe de vin blanc, car le vin blanc pour certains individus (auxquels j'appartiens) est un excitant. La servante m'a souri presque tendrement, ce qui m'a surpris. Ordinairement, les femmes ne prêtent aucune attention à moi. Je me suis regardé dans la glace à trumeau du porte-manteau et j'ai vu avec surprise que j'étais beau, réellement beau.

Le travail m'avait transformé ; mes joues étaient déjà hâlées, mon regard brillait et ma moustache (qu'Hélène m'avait demandé de laisser pousser) était d'un blond ardent ; elle s'harmonisait avec mon visage.

J'ai bu deux cafés filtres et je suis parti.

— A bientôt, m'a dit la jeune fille.

J'ai emporté son sourire avec moi ; il est resté dans le pare-brise comme une fleur ; l'essuie-glace passait et repassait sur lui sans parvenir à l'effacer.

A ma grande surprise, cette nuit-là, j'ai écrasé deux autres hérissons, et le fait devait se reproduire fréquemment par la suite. J'ignore ce qui pousse ces malheureuses bêtes à traverser les routes au moment où passent les voitures ; chaque fois je ne pouvais réprimer un tressaillement de pitié, mais l'accoutumance est mère de l'indifférence et j'ai fini par accepter ces petits drames de la route.

* * *

J'ai roulé toute la nuit sans m'en apercevoir. Rouler est une question de rythme — rythme du paysage qui ondule mollement sous la lune pâle du printemps. Vers trois heures, j'étais dans les environs de Chalon-sur-Saône et je me suis arrêté devant un café de routiers pour y consommer un potage brûlant. A mesure que j'approchais de Saint-Theudère, je devenais fébrile. Revoir Hélène ! En chemin de fer, on finit par créer un envoûtement en se répétant une phrase scandée par le cahotement du train. J'avais besoin de cette sorte d'obsession et je murmurais : « Revoir Hélène, revoir Hélène », patiemment, jusqu'à ce que ces deux mots finissent par s'incorporer dans le bruit du camion, jusqu'à ce qu'ils pénètrent dans ma chair, dans ma pensée. Ç'a été comme du sommeil, mais un sommeil lucide qui ne me gênait pas pour conduire. Je flottais, la fatigue aidant, dans une féerie blonde comme la chevelure d'Hélène.

La Saône m'est apparue au sommet d'une côte. Elle reposait, languide et grise, sur un lit de roseaux figés dans la brume. La route descendait en droite ligne vers la rivière, puis elle tournait brusquement et longeait les berges ; elle ressemblait à un canal bordant un cours d'eau.

Le jour s'est levé à nouveau, et c'était un événement familier mais sans cesse nouveau que cette naissance du monde. Des trains sifflaient derrière les rideaux de peupliers… A ma gauche, je voyais sauter des poissons dans la Saône ; un petit vent matinal ridait la surface de l'eau et agitait les joncs. L'aube a éclos comme un volubilis, aidée par la rivière et le ciel dégagé. Il y avait un immense espoir en suspens dans l'air… Revoir Hélène !

* * *

C'était près de Mâcon que j'ai vu l'accident. Jusqu'à ce jour, il m'avait été donné d'assister à plusieurs spectacles de ce genre, mais jamais ils ne m'avaient intéressé à ce point. Sans doute parce que je ne participais pas à l'existence réelle de la route. Je n'étais qu'un témoin compatissant alors que, désormais, je me sentais solidaire des acteurs obscurs de la grande tragédie routière.

Je venais de traverser une agglomération endormie ; la route sinuait dans la campagne noyée de brume ; on n'y voyait pas à plus de trente mètres ; tout à coup, mon attention a été attirée par une masse insolite sur la gauche. De prime abord, je l'ai prise pour une cabane de cantonniers, puis je me suis aperçu qu'il s'agissait d'un camion à la renverse. C'était un petit cinq tonnes de primeurs, immatriculé dans le Vaucluse. Il avait percuté un arbre, produisant dans le tronc du platane une large et profonde meurtrissure. Je me suis précipité. Le capot avait été arraché et la cabine réduite en miettes. Ça remuait sous la ferraille et j'entendais gémir. J'ai commencé à déblayer. Ce n'était pas facile d'aller repêcher le bonhomme là-dessous. Je n'osais pas tirer à moi les montants du châssis brisé de peur de faire basculer sur le blessé une partie du chargement qui menaçait de s'effondrer par une ouverture béante. Enfin, j'ai pu dégager le conducteur ; il était couvert de sang, un tronçon de l'arbre de direction plongeait dans sa poitrine. J'ai été effrayé de voir qu'il n'avait pas perdu connaissance. Ses yeux exorbités par la souffrance fixaient le ciel avec terreur. Sa bouche clappait à vide. Sa main droite rampait vers le tube qui le poignardait, elle s'agrippait à ses vêtements, mais retombait, impuissante.

Je ne savais que faire.

— Mon pauvre vieux, ai-je balbutié, mon pauvre vieux, dès qu'une voiture passera, je demanderai du secours. Mâcon est proche…

— Enlève ça, a-t-il hoqueté.

Ça, c'était le morceau de volant. J'ai serré les dents et je l'ai arraché d'un geste fou. Le type a poussé un cri étouffé et a vomi une gorgée de sang. Je n'avais pas d'eau sous la main et je n'osais l'abandonner. J'ai coupé une poignée d'herbe mouillée de rosée et la lui ai passée sur le visage, sur les lèvres, comme un linge humide.

— Je vais crever, a-t-il balbutié.

Je lui ai dit :

— Mais non ! d'une voix mal assurée.

Il a essayé de respirer, il avait l'air de moins souffrir.

— J'avais sommeil, sommeil… la route est devenue… (il étouffait, mais voulait parler coûte que coûte, expliquer l'accident, se justifier)… elle est devenue… toute petite… J'ai cru qu'elle passait entre les arbres…

Il s'est tu et la mort est venue enfin le délivrer. Je lui ai fermé les yeux pour qu'il puisse dormir son saoul.

Je suis parvenu à Saint-Theudère vers huit heures. En cours de route, j'avais décidé de faire un crochet par le village avant d'aller décharger le camion à V…

J'ai arrêté le véhicule sur la place, devant l'auberge de madame Picard. L'excellente femme est sortie sur le pas de sa porte.

— Ah, c'est vous ! Venez manger un morceau.

J'ai accepté.

Je n'avais pas faim, mais j'avais besoin de me retremper dans l'atmosphère du pays avant de grimper chez moi.

Et cette atmosphère-là, on ne pouvait pas la trouver plus parfaitement que dans la cuisine de la bonne hôtesse. Il y flottait une perpétuelle odeur de beignets, de marc répandu et de feu de bois. On y savourait un silence confortable, à peine troublé par le tic-tac du réveil et le glou-glou du bassin dans la cour. Madame Picard s'affairait silencieusement. De temps à autre, elle s'asseyait en face de vous et vous contemplait en souriant tendrement. Vous restiez là, sans parler, comme un chien couché près de l'âtre, à vous gaver de tiédeur et de paix.

J'ai bu le petit vin blanc du pays, au goût de pierre à feu, en mangeant du fromage. Par la fenêtre, j'apercevais la place tranquille avec ses tilleuls musculeux et son église romane, au-delà desquels on découvrait la colline plantée de vignes.

— Si vous saviez ce que ce paysage peut être merveilleux, ai-je dit. Il est envoûtant comme le Boléro de Ravel.

Je suis sorti. Des enfants jouaient à la guerre sur la place en brandissant des arcs et des pistolets de bois. Des abeilles blondes, pareilles à des escarbilles de soleil, cherchaient des fleurs. Tout riait, pétillait, brillait…

Au moment où je suis passé devant la maison du docteur Thiard, ce dernier ouvrait ses volets. Il a poussé une exclamation.

— Vous voici de retour ! Entrez un instant.

Je me suis exécuté avec plaisir. Le médecin était vêtu d'une vieille chemise de nuit et d'un pantalon en guenilles.

Avec sa barbe en broussaille, il était plus hirsute que jamais.

— Savez-vous, m'a-t-il dit après avoir sorti sa bouteille de marc, savez-vous, mon petit, que j'ai failli succomber une fois de plus au démon de l'ivresse ?

Je l'ai regardé en riant.

— Vous avez failli… L'important, c'est que vous ayez eu la force de vous y soustraire.

— Bien sûr, et savez-vous grâce à qui j'ai échappé à l'emprise de l'alcool, comme dirait un journaliste ?

— Mon Dieu !

— Grâce à Hélène.

— Je ne comprends pas.

— Figurez-vous que votre douce compagne a frappé à ma porte au moment où je commençais à voir les objets se déformer. Elle venait pour une consultation : la conscience professionnelle a repris le dessus, vous savez ce que c'est…

L'inquiétude m'a mordu aux tripes.

— Est-elle malade ?

Thiard m'a envoyé une bourrade.

— Rassurez-vous, sapristi, rassurez-vous… Non, mon ami, Hélène n'est pas malade.

— Alors ?

— Alors, a-t-il déclaré avec un haussement d'épaules, il nous reste à souhaiter que ce soit un garçon.

Je me suis assis, étourdi par la surprise.

— Ça vous coupe les jambes, hein ?

Il m'a tendu un verre de marc, de son cher marc qu'il achetait avec tant de circonspection et buvait en fermant les yeux.

— Voilà, a poursuivi Thiard, la vie suit son cours. Chacun joue sa petite comédie sans trop y croire, et puis un jour il regarde avec les yeux que vous avez les conséquences de ses actes. Il lui faut du temps pour y croire et pour les accepter… Mais il y parvient tout de même…

— Docteur, sacré vieux toubib ! Un enfant, un enfant, vous êtes sûr ?

— Absolument.

— Un petit truc gueulard qui me ressemblera et qui me continuera ?

— Il vous ressemblera sûrement, a fait le médecin d'un air grave. Vous l'avez tellement mérité…

Je suis parti en courant comme un fou. Tout le village m'a regardé passer avec stupeur.

Je me souviens de l'œil d'une vache qui me fixait avec bienveillance.

Je ne me suis arrêté qu'à l'entrée du parc, saisi par l'ombre odorante et les jeux du soleil dans les branchages. La nature me séduit ainsi parfois ; c'est le coup de foudre, un choc qui m'ébranle et dont j'ai un peu honte. Je regrette mon enthousiasme — si peu cérébral —, mais, devant la force sereine des choses, leur harmonie voilée, leur composition naturelle, je perds tout sens critique et j'admire très simplement.

J'ai suivi l'allée cavalière à pas lents ; mon arrivée ressemblait à un début de roman d'André Theuriet. Elle me faisait sourire, mais je ne rougissais pas de mon bonheur facile. J'étais blasé des complications spirituelles, de ces tourments de l'âme dans lesquels nous nous complaisons et qui nous donnent l'impression fallacieuse que nous sommes intelligents. J'avais soif de médiocrité, d'obscurité. Je n'aspirais plus qu'à être un petit bonhomme obstiné et consciencieux.

Des violettes avaient éclos le long de l'allée ; elles ne sentaient rien. J'en ai cueilli quelques-unes pour Hélène ; dans ma hâte de rentrer, j'avais oublié de lui apporter un présent.

Parvenu devant le pavillon, j'ai été surpris de voir que, malgré le jour, la lumière brillait dans la pièce du bas. Inquiet, j'ai ouvert la porte. Hélène dormait, la tête sur son bras replié. Près d'elle, la lampe à pétrole achevait de consumer le contenu de son réservoir de verre rose. Sa mèche fumait. Je suis entré sur la pointe des pieds. J'avais la gorge serrée par l'émotion. Je sentais brusquement la fatigue du voyage, j'étais ivre de sensations, d'efforts…

J'ai soufflé la lampe et le jour a pris possession de la pièce. Hélène s'est réveillée. Elle m'a regardé sans surprise ; ses yeux contenaient tous les sentiments que j'éprouvais à cet instant-là.

— Oh, mon amour ! a-t-elle murmuré de sa voix grave. Je t'ai attendu toute la nuit, et puis je me suis endormie.

Elle est venue contre moi. Je l'ai étreinte sans y croire. C'était toutes les fois la même chose ; je ne pouvais me persuader que nous étions tous les deux l'un contre l'autre, que je la touchais, que je la respirais, que je pouvais lui dire n'importe quoi et qu'elle comprendrait tout. Hélène ! Elle représentait tout mon univers.

— J'ai vu le docteur… Il m'a tout dit. Alors, c'est vrai ?

— Oui ça ne t'ennuie pas ? Ça ne t'effraie pas ?

— Ça m'inquiète et ça me ravit.

— Moi aussi. T'imagines-tu ce que nous allons vivre ?

Je me suis assis. Je tombais de sommeil.

— Vois-tu, ai-je soupiré, le rêve serait que nous nous soyons toujours connus.

— Tous les amoureux font le même.

— Bien sûr, c'est tellement affreux de sentir qu'une existence antérieure de l'être que vous chérissez vous échappe. J'aurais voulu te connaître petite fille avec des nattes dans le dos.

Elle a eu un triste sourire.

— Je ne me suis jamais connue ainsi, Pierre…

— Tu ne portais pas de nattes ? ai-je questionné assez niaisement.

— Si, mais il n'y a aucun point commun entre la petite fille et ta compagne ; c'est donc comme si je ne l'avais jamais connue. Tu as bâti un mur entre mon passé et notre vie commune. Cela parce que tu ne m'as jamais posé de questions sur mon existence passée. Tu as été très courageux. Le docteur parle souvent de ton courage ; eh bien, il réside dans cette force d'âme qui te retient de questionner.

Elle a saisi les violettes que j'avais posées sur la table et les a respirées. Elle ne s'apercevait pas que les fleurs ne sentaient rien.

— Je suis tellement las, ai-je soupiré, tellement las, mon amour, que je vais avoir la faiblesse de te poser une question. Pardonne-moi, c'est à cause de l'enfant qui va venir… Il faut que je sache pourquoi, comment tu as pu devenir… l'amie d'un Allemand.

Hélène a reposé les fleurs sur la table ; celles-ci commençaient à s'étioler.

— Mets-les dans l'eau, ai-je conseillé, elles étouffent.

Elle ne m'a pas paru entendre.

— En 1943, j'assistais à l'enterrement d'une petite fille. Au moment où le convoi funèbre s'engageait dans la rue principale de V…, les sirènes ont sonné l'alerte. La ville avait déjà subi des raids meurtriers ; aussi tous les assistants, prêtre en tête, se sont-ils précipités dans les abris. Au bout de quelques minutes, je me suis trouvée seule derrière le corbillard. Les chevaux continuaient d'avancer au hasard. Alors Otto est arrivé. Il a saisi les chevaux par la bride et a emmené l'attelage sous le toit des halles. J'ai suivi machinalement…

Elle m'a demandé :

— Tu comprends ?

— Oui, les hommes qui rencontrent des femmes désemparées ont toutes les chances.

— Ne sois pas méchant.

Je n'ai rien répondu. J'avais honte d'être jaloux. Je me suis dirigé vers l'escalier. Au moment où je gravissais les marches, Hélène m'a arrêté.

— Pierre ! Pierre ! comment l'appellerons-nous ?

— Jacques, ai-je décidé, si c'est un garçon.

Les jours ont passé. Peu à peu, je suis parvenu à trouver un parfait équilibre moral. Je devenais rapidement un homme rangé, d'humeur égale. La besogne que j'accomplissais s'avérant exténuante, je tirais une vive satisfaction de la journée de repos qui suivait ; je l'employais à me promener avec Hélène.

Quelquefois nous allions chez Thiard. Il me questionnait sur mes occupations et mettait sans cesse un échantillon pharmaceutique dans la main d'Hélène, au moment du départ.

Je ne me lassais pas de Saint-Theudère. Ce paysage paisible m'enchantait. J'aimais le rythme heureux des toits dévalant la côte dans un fouillis de verdure. J'aimais ces vieilles tours éboulées qui se dressaient dans les vignobles, l'église romane où j'allais méditer pour le seul plaisir de goûter le silence glacial qui régnait sous les voûtes gigantesques et surtout le ciel à la lumière si pure. Je m'attardais devant l'école maternelle et je cherchais dans le flot des élèves celui ou celle à qui mon enfant aurait le plus de chances de ressembler.

* * *

Maurois était satisfait de mon travail. Il me complimentait pour les soins jaloux que je portais à son véhicule. Je savais ces compliments mérités car je montrais une grande conscience professionnelle. Sur la route je devenais un autre homme. Lorsqu'il m'arrivait de me pencher par la portière de gauche, j'étais interloqué par l'image que me confiait le rétroviseur. Mes traits crispés, mes yeux méfiants, mon nez pincé me surprenaient. En très peu de temps j'avais acquis une grande expérience de la route. Je connaissais ses gens, sa physionomie et ses drames, car, je l'ai déjà dit plus haut, il n'y a pas que les hérissons qui meurent sur les routes. Combien d'hommes ai-je déjà vu agoniser, sanglants et terreux, sur les talus de France ? Je me souviens d'un cantonnier qui avait fait exploser avec sa pioche une grenade perdue. L'engin lui avait arraché la jambe et je l'ai vu mourir, abruti de douleur, sans qu'il ait pu comprendre ce qui lui était arrivé. Et d'autres encore ! Tant d'autres qui sont tombés comme des soldats, terrassés par quelques secondes de défaillance : camions ayant percuté des arbres ; conducteurs qui, au moment de piquer un somme, avaient oublié d'allumer leurs feux de position ; barrières de passages à niveau baissées trop tard ; cyclistes roulant sans feux. Des heurts de ferraille, des chocs hideux de chairs écrasées, des cris d'épouvante et d'agonie — je vous ai en tête pour la vie, bruits de la route ! Je vous porte en mon cœur, gens de la route, gens de l'éternel voyage, qui suivez l'incessant courant de la droite ; de cette droite obsédante qui vous fait dormir les yeux ouverts… La route est notre patrie. Elle nous a conquis, nous sommes ses servants. C'est sur elle et pour elle que tout un peuple s'est battu ; pour la conquérir, borne par borne. Oui, c'est cet écheveau de goudron qui escalade les montagnes, franchit les fleuves et enjambe les gouffres que tant d'hommes ont payé de leur vie… sans toujours le savoir.

* * *

Saint-Theudère-Paris, Paris-Saint-Theudère… Pendant quatre mois j'ai fait cet aller-retour. J'ai fini par connaître le trajet dans ses plus petits détails. Les établissements de routiers, les cités, les ponts, les panneaux indicateurs, les bornes, les accidents de terrain, les caniveaux, les arbres même me sont devenus familiers.

Je conduisais de chic, souvent sans y penser. Il y a dans le maniement du volant un côté mécanique qu'il faut posséder si l'on veut acquérir l'endurance nécessaire à l'exercice de cette redoutable profession.

Pendant combien de temps aurais-je accompli ce va-et-vient si, certain soir, Maurois n'avait pris à nouveau la fantaisie de m'accompagner ?

Le fait ne s'était pas reproduit depuis le jour de mes débuts ; Maurois n'aimait pas voyager. D'humeur casanière, le viticulteur ne se trouvait à l'aise que dans ses bottes crottées et sa veste de velours.

— Paris, m'expliquait-il, c'est pour nous autres hobereaux à la fois trop facile et trop fatiguant. Parlez-moi des chemins de terre, de mes vignes, de mes potagers, de ma chasse… Je ne suis pas l'homme des rues ; je bute contre les bordures de trottoirs, moi.

Il allumait un de ses horribles cigares italiens et en tirait quelques brèves bouffées.

— Dans l'existence, achevait-il, il faut tout de suite s'efforcer de tomber du côté où l'on penche ; de cette façon, c'est chose faite et on ne perd pas sa vie à chanceler.

* * *

Nous sommes partis plus tard que de coutume, le maître de la Citadelle ayant été retenu par un fermier. Comme notre heure d'arrivée ne pouvait varier, il nous fallait rouler à vive allure ; tout retard aurait été une catastrophe, car nous transportions un chargement de pêches.

— Nous nous relaierons, m'a dit Maurois, je vais prendre le volant pendant une heure ou deux, tâchez de dormir.

Dormir !

C'est facile lorsque votre corps est soumis à ce perpétuel cahotement, lorsque à force de rouler, d'avaler des kilomètres, vous ne distinguez plus les heures de jour des heures de nuit, l'aube du crépuscule. Votre vie est éclairée, minutée, régie par la lumière et les cadrans du tableau de bord.

Je ne me le suis pas fait répéter… J'ai cherché une position commode, les pieds allongés, le buste glissé. J'ai regardé un moment la galopade verte des frondaisons ; cela me produisait l'effet soporifique d'une prière.

La chaleur du moteur montait du plancher et m'enveloppait les jambes dans une tiédeur de serre. C'était sédatif comme un bain de siège. Cette vague chaude a grimpé le long de mon corps ; je me suis endormi avec dans les oreilles le calme ronron du moteur, coupé par le raclement pénible du passage des vitesses.

Une exclamation — un cri plutôt — proféré par Maurois m'a éveillé.

Je me suis dressé sur mon siège. La nuit était venue. J'ai eu à peine le temps de comprendre que nous escaladions le talus, les phares ont comme malaxé une série de visions précipitées. Et puis ç'a été une cascade de chocs lourds, un éboulement furieux.

J'étais affolé et lucide. La route s'était rétrécie pour Maurois et il venait de passer entre deux arbres. Nous dévalions une pente abrupte. Nous étions jetés l'un sur l'autre et nous ne disions rien, car l'appréhension nous contractait. Je regardais Maurois sans le voir. Ce n'est que par la suite que je me suis souvenu de son visage gris, de ses lèvres vidées, de ses yeux traqués.

Ça m'a paru très long et ça a dû être très court.

J'ai eu l'impression de partir avec une gerbe lumineuse de feu d'artifice et d'éclater très haut sous un ciel de nuit. Un goût de sang. Un menu glou-glou. J'ai rêvé que je glissais sur les parois lisses et scintillantes d'un immense entonnoir.

* * *

Je ne suis revenu à moi qu'à l'hôpital. Et cependant j'avais perçu les phases principales de mon transfert.

Aux limites de mon subconscient bourdonnaient des voix. J'avais éprouvé une sensation de balancement très doux, puis de trépidation. Et une odeur acidulée était venue me chercher au fond de cette calme inconscience. J'avais examiné sans le moindre étonnement les murs ripolinés et le globe de verre laiteux fixé au plafond par une chaîne dorée. Je savais où je me trouvais et je considérais que c'était la suite logique de l'aventure. J'étais bien, sans doute m'avait-on fait une piqûre… Une infirmière s'était penchée sur moi.

— Ce n'est pas grave ? ai-je questionné.

— Non, m'a-t-elle dit ; une bonne commotion et des plaies à la tête, assez laides mais sans gravité ; deux jours de lit par mesure de sécurité et vous pourrez rentrer chez vous.

— Et la personne qui m'accompagnait ?

— Une jambe brisée en deux endroits et des points de suture un peu partout. Vous vous en êtes relativement bien tirés tous les deux.

— A-t-on prévenu chez moi ?

— Je suppose que oui.

Au petit jour, deux gendarmes sont venus me voir pour les formalités. Grâce à eux, j'ai pu avoir quelques détails sur l'accident.

Je ne m'étais pas trompé en pensant que Maurois avait été terrassé par le sommeil. Il ne croyait pas s'être endormi, mais reconnaissait cependant qu'il avait perdu la notion exacte des choses. Traversant la route, le camion avait escaladé le remblai, nous avions dévalé une pente rapide, d'une trentaine de mètres, avant d'aller nous écraser contre un pylône à haute tension en plein champ.

Plus tard, on m'a montré des photographies du véhicule. Je n'ai pu croire que l'on ait retiré deux êtres vivants de cet amoncellement de fer, de bois, de vitres et de pêches.

Dans l'après-midi, Hélène est arrivée en compagnie de Thiard. Ils avaient emprunté la B 2 car le train les aurait obligés à passer par V… Je suis reparti le soir même avec eux. Le docteur chantait en conduisant. Sur le siège arrière, Hélène me tenait dans ses bras.

C'était rudement fameux de vivre encore.

Je me suis laissé dorloter.

A Saint-Theudère, je faisais figure de héros. Les journaux du département avaient reproduit une photo du camion accidenté et tous les paysans ont découpé l'image afin de l'épingler sur le calendrier des Postes.

Au bout de huit jours, mes blessures étaient cicatrisées. Je me suis rendu à la Citadelle, en compagnie d'Hélène, pour prendre des nouvelles de Maurois que l'on avait ramené en ambulance. Le viticulteur s'est montré charmant. Il m'a parlé d'un ton affectueux qui contrastait avec ses manières bourrues.

J'ai aisément compris sa façon d'agir ; lorsqu'on a couru un grave danger aux côtés d'un homme, on ne peut s'empêcher d'éprouver par la suite une âpre attirance pour cet homme-là. A un certain moment, il a fait un signe et sa femme a emmené Hélène au salon sous le prétexte de prendre le thé.

— Mon cher, m'a-t-il déclaré, s'il vous était arrivé quelque chose, je crois que le reste de ma vie en aurait été empoisonné…

— Ne vous tracassez pas, me suis-je écrié, et croyez-moi, monsieur Maurois, je sais ce que c'est que le sommeil. Bon Dieu, j'en ai souffert comme d'une maladie, au début.

Le blessé a poussé une exclamation qui voulait ressembler à un rire.

— Vous n'y êtes pas. Je n'éprouvais pas le moindre besoin de dormir. Savez-vous pourquoi j'ai risqué nos deux carcasses ? Pour un malheureux lapin qui traversait la route !

Il s'est amusé de ma stupeur. Il semblait presque fier de lui.

— J'ai voulu le coincer ; ce salaud-là allait plus vite que nous. Dans l'ardeur de la poursuite, j'ai perdu le contrôle de la direction… Un vrai gosse… Vous ne m'en voulez pas, hein ?

A mon tour, j'ai ri.

— Voilà une chasse qui vous revient cher, ai-je fait remarquer.

Il a haussé les épaules.

— Baste, l'assurance paiera. Seulement, l'ennui est que le trafic est fichu. Le temps que je guérisse et que j'achète un nouveau camion, les péquenots auront pris l'habitude de charrier leurs denrées au chemin de fer, surtout que nous sommes en plein été… Enfin, je verrai.

Il a réfléchi avant de poursuivre :

— Ce qui me contrarie, c'est que vous voilà sur le sable. Tenez, a-t-il dit en sortant deux enveloppes du tiroir de sa table de chevet. Dans celle-ci, vous trouverez trois mois de traitement ; vous en aurez besoin d'après ce que j'ai vu — il faisait allusion à la taille d'Hélène. Dans celle-là, il y a un mot de recommandation pour une maison de transport lyonnaise dont je connais le directeur. Évidemment, c'est loin d'ici, mais vous pouvez avoir besoin de travailler un jour, aussi n'ai-je pas daté la lettre.

J'ai remercié Maurois de mon mieux. C'était encore plus difficile d'exprimer sa gratitude à un type comme lui qu'au docteur Thiard.

Mais ces gens-là ont l'œil exercé ; ils savent interpréter les silences.

* * *

Hélène ne voulait plus que je quitte Saint-Theudère. Les routes l'effrayaient.

— Si tu pars, me répétait-elle, tu finiras par te tuer. Et je serai obligée de vivre tout de même, à cause de Jacques.

Elle parlait de l'enfant que nous attendions comme s'il avait toujours existé. Elle l'avait déjà fini depuis longtemps par la pensée. Elle trouvait que ce prénom convenait très bien ; moi, j'avais lancé Jacques au hasard, pour éviter surtout qu'elle ne propose de l'appeler comme son frère. Elle était d'une sérénité qui me troublait ; j'étais tourmenté à la pensée de ce qui allait se produire lors de la naissance, au moment où il faudrait déclarer le bébé à la mairie. Certes, je le reconnaîtrais, mais Hélène n'avait aucune pièce d'identité en sa possession. J'envisageais déjà de lui faire établir de faux papiers. Cette question me préoccupait beaucoup. Pendant plusieurs semaines, j'ai essayé de reprendre mes occupations premières. Mais je travaillais sans ardeur. Je n'avais plus le moindre désir de jouer au mécanicien ambulant. La route m'appelait.

Je cherchais le moyen d'expliquer à Hélène cette nostalgie sans la heurter. Je regardais sans cesse du côté de la nationale, et je pensais à cette bataille que je livrais presque chaque nuit. Tout ce qui m'inquiétait, lorsque j'accomplissais le trafic, me faisait maintenant défaut. Je regrettais ce qui-vive incessant qui vous fait ouvrir l'œil et tendre l'oreille. J'avais besoin de partir, de me lancer avec un chargement à l'assaut des distances. Toute la poésie de la route me remontait au cœur. Je l'évoquais comme un souvenir d'enfance. Ma mémoire ressemblait à un rétroviseur ; il y défilait à rebrousse-poil un film ininterrompu et sans cohésion des paysages de France, bien léchés comme des aquarelles consciencieuses ; des routes à l'aspect désertique au bord desquelles les buissons prenaient, la nuit, des formes de monstres accroupis… Il me manquait aussi l'odeur, le bruit et la chaleur du camion.

J'ai essayé très prudemment de faire comprendre cela à ma compagne.

Eh bien, m'a-t-elle dit naïvement, pourquoi n'essaierais-tu pas d'organiser un petit service régulier de la gare, ici, comme tu avais commencé de le faire auparavant ?

— Avec la B 2 ?

— Pourquoi pas ?

— Mais tu rêves, ma pauvre chérie. Cette vieille casserole ne roule que par la force de l'habitude, un de ces jours elle va se flanquer à plat ventre et le bon Dieu lui-même ne pourra pas la faire rouler.

Les choses en sont restées là. Nous avons mangé l'argent remis par Maurois avec insouciance, après avoir commandé chez l'ébéniste un berceau breton pour le bébé.

Lorsque les fonds ont été taris, j'ai embrassé Hélène en clignant de l'œil. Je tenais la lettre de recommandation à la main.

Elle est allée préparer ma valise sans rien dire.

Chez V.I.L., c'était la bonne maison à condition d'être consciencieux et de ne pas rechigner à l'ouvrage. Cette firme, l'une des plus importantes de Lyon, comportait un matériel très perfectionné de dix véhicules, parmi lesquels on comptait des citernes de vingt-deux hectolitres et des camions frigorifiques. Il y avait un immense atelier de dépannage où s'activaient deux mécaniciens, et près de quinze chauffeurs roulaient sans trêve.

— Vous tombez à pic, m'a déclaré le directeur, justement un de nos conducteurs vient d'attraper une pleurésie. Je puis vous embaucher pour la durée de son absence.

Je n'en demandais pas davantage et, deux heures plus tard, je roulais sur Marseille au volant d'un superbe « Mack », avec un chargement de caisses à destination des colonies.

Je chantais en descendant le cours du Rhône.

* * *

A Marseille, le conducteur devait chercher lui-même son fret avant de remonter, et il touchait un pourcentage sur sa charge. J'avais la liste des entrepositaires avec lesquels ma maison était en relations. Je n'ai pas perdu de temps à regarder les négrillons pêcher les crabes dans le vieux port. A peine le « Mack » a-t-il été vidé que j'ai entrepris ma collecte.

Elle a très bien marché : deux cargos en provenance de Dakar et d'Alger étaient arrivés la veille, les cales pleines de balles de laine à destination de Lyon. J'avais la chance de mon côté.

Je suis rentré par Arles où un de mes compatriotes tient un commerce de quincaillerie en gros. J'ai déjeuné chez lui, bu quelques pastis en évoquant des souvenirs pleins de gosses en blouse noire. Cette fragile bouffée de passé a un peu dissipé la tristesse qui me tourmentait lorsque je pensais à ma chère Hélène qui concevait tristement dans le pavillon de Saint-Theudère, en m'attendant.

Je suis reparti au début de l'après-midi. J'aime la vallée du Rhône triomphale, ses villages de pierres aux toits décolorés, ses châteaux forts orgueilleusement dressés sur des pitons rocheux, et ses vignobles prestigieux.

A sept heures du soir, j'étais de retour à Lyon à la surprise satisfaite de mes patrons qui m'ont complimenté.

* * *

Lyon-Grenoble — Lyon-Chambéry — Lyon-Valence — Lyon-Dijon. Pendant dix jours j'ai voyagé sans arrêt, me reposant quelques heures sur les banquettes ou les couchettes des camions. Sautant du « Mack » dans le « Berliet », du « Berliet » dans le « Bernard », mangeant au hasard de ma faim et des bistrots de routiers. Enfin, j'ai obtenu deux jours de congé et je me suis précipité à Saint-Theudère.

J'y ai retrouvé une Hélène pâlie et triste dont l'aspect m'a navré.

— Pierre, m'a-t-elle dit, je n'en peux plus. Aie pitié de moi. Les femmes des routiers sont comme les femmes de marins ; elles doivent passer leur vie à attendre et j'ai tellement attendu depuis toujours… Tu m'entends ? depuis toujours… J'attendais quelque chose, quelqu'un… Et au moment où je n'espérais plus rien, où j'atteignais le fond de l'abîme, tu es venu, mon amour… Et il me faut t'attendre encore.

Elle s'est mise à pleurer. J'ai pris sa tête dans mes mains. Je l'aimais tristement. J'étais prêt à tous les sacrifices.

Depuis pas mal de temps une idée me harcelait. J'ai vu que le moment était venu de la creuser au grand jour.

J'avais été frappé de ce qu'aucune ligne routière ne reliait ce gros bourg à la ville. Je m'étais informé auprès des commerçants ; ceux-ci m'avaient appris qu'avant guerre un vieux bonhomme avait organisé un service plus ou moins régulier en se servant d'un petit car Renault exténué. La guerre avait enrayé sa louable activité. Le vieillard était mort et ses héritiers avaient vendu le car aux Allemands.

Je suis allé trouver Thiard, l'après-midi, pendant qu'Hélène faisait sa sieste. Le brave docteur ouvrait un panaris et j'ai attendu à l'auberge. Je me trouvais dans un tel état d'exaltation que j'ai aussitôt abordé le sujet qui me tenait au cœur devant madame Picard.

L'hôtesse lisait le journal, seule dans la salle ombreuse du café. Je me suis assis en face d'elle.

— Madame Picard, ai-je commencé d'un ton emphatique qui m'amusait, savez-vous quel est le jour de marché à V… ?

— Le vendredi, m'a-t-elle répondu.

— Oui, ai-je poursuivi, c'est le vendredi ; y allez-vous quelquefois ?

— Très rarement.

— Pourquoi ?

— Voyons, s'est-elle exclamée, vous savez bien que la gare est trop éloignée.

— Nous y voilà. Si le service de car qui fonctionnait en 39 était rétabli, iriez-vous plus souvent au marché ?

— Sans doute toutes les semaines.

J'ai savouré cette affirmation. Comme, sur ces entrefaites, le docteur survenait, j'ai exposé mon plan à mes deux interlocuteurs.

Car c'était bien d'un plan qu'il s'agissait, et ce plan se développait dans mon esprit à mesure que je le commentais. Je parlais avec certitude du car moderne qui, un jour prochain, conduirait les habitants de Saint-Theudère à leurs affaires, et qui ramènerait des touristes au village.

— Voyons, me suis-je écrié, emporté par les arguments qui affluaient à mes lèvres, vous habitez un pays magnifique et vous ne vous en rendez pas compte. Votre église a plus de mille ans ; des ruines plus vieilles encore s'écroulent dans vos champs ; je comprends que ce spectacle, à force de vous être familier, vous laisse indifférents, mais songez à ceux qu'il intéresserait. Il suffirait d'un minimum de publicité pour donner un essor touristique à Saint-Theudère. Et puis, avec un car nous pourrions organiser des circuits, des pèlerinages ; il y en a, des bigots dans la région, et des mal foutus pour lesquels le docteur ne peut rien et qui rêvent d'aller tremper leur pied bot, leur ulcère, leur tuberculose osseuse, leur cancer du pylore dans l'eau bénite de Lourdes ! Il y en a des jeunes gens qui aimeraient aller dans les fêtes le dimanche ; et des anciens combattants qui voudraient revoir Douaumont, et des vieilles filles dont le rêve est d'assister à un coucher de soleil sur la baie de Nice… Eh bien, nous pourrions organiser tous ces voyages, emmener chacun dans le coin de France qui l'appelle ! Hein, qu'en dites-vous ?

Le docteur secouait la tête affirmativement en caressant sa barbe ; madame Picard souriait sans quitter son air lointain.

— Voilà pour le beau fixe, a dit Thiard au bout d'un instant de méditation. Maintenant, passons aux objections : vous savez qu'une loi datée du 19 avril 1934 interdit la création de nouvelles lignes de transport routier ?

— Je l'ignorais, ai-je avoué, mais je suppose que la licence de feu le créateur du service d'avant-guerre est toujours valable. Il faudrait étudier la question. Par ailleurs, j'ai, depuis la Libération, des amis bien en place auxquels je pourrais éventuellement demander aide et assistance…

— Fort bien… (Il préparait son objection-massue pour la fine bouche.) En somme, il ne manque que les capitaux.

— Oui, seulement…

— Ça n'a pas l'air de vous préoccuper outre mesure !

Je pensais que Maurois ne manquerait pas de s'intéresser à mon idée.

Je le connaissais et mon espoir ne se basait pas seulement sur l'amitié qu'il me portait, mais aussi sur son flair de brasseur d'affaires.

Nous avons bu force tournées de marc pour célébrer, comme il se devait, l'heureux projet que je venais de rendre public. Après quoi, j'ai regagné le pavillon.

Je me trouvais dans un état d'optimisme favorable aux grandes entreprises. Le soir même, j'ai écrit une longue lettre au maître de la Citadelle.

— La maison V.I.L. compte absolument sur moi pour un transport de vins de Bordeaux, ai-je dit à Hélène ; sitôt de retour à Lyon, je les quitterai pour revenir définitivement auprès de toi.

Elle m'a regardé longuement pour essayer de voir si j'étais sincère.

Je l'étais.

* * *

La vie est bien étrange. Vous faites la connaissance d'une foule de gens. Pendant des laps de temps plus ou moins longs, ceux-ci participent — par leur seule présence — à votre existence. Puis, un concours de circonstances les fait s'éloigner de vous. Ils s'anéantissent et les choses continuent à suivre leur cours normal. Rien n'interrompt votre trajectoire de fœtus attardé. Et voilà qu'un jour ils réapparaissent à nouveau ; ils entrent sur la scène de votre petit théâtre intime ; ils viennent accomplir leur mission puérile et creuse de marionnettes inconscientes. Trois petits tours et puis s'en vont…

Depuis ma fuite de V… en compagnie d'Hélène, je n'avais pas revu Mathias. Je ne pensais plus à lui. Il était allé rejoindre la cohorte des ombres en sommeil, remisées dans le magasin d'accessoires. Nous avions combattu ensemble, mangé dans la même gamelle, bu au même bidon, troussé les mêmes filles, connu les mêmes angoisses. Il était à mes côtés dans la fusillade des miliciens… Et tout de suite après, nos routes avaient bifurqué.

Je l'ai retrouvé chez V.I.L. où il était employé depuis près d'un an comme chauffeur. Ça s'est passé d'une façon très simple. Quelques minutes avant de grimper dans le Fiat pinardier, le chef du roulement m'a dit :

— Vous allez à Libourne avec Mathias.

Sur le moment, je n'ai pas prêté attention au nom, il y a tellement d'homonymes…

Soudain j'ai vu déboucher du garage ce grand diable de Mathias, long et gouailleur, échevelé et les yeux écarquillés.

— Mince alors, s'est-il exclamé, un revenant !

Je lui ai sauté au cou. C'était un chic type, serviable et insouciant. Avec lui, tout était facile à comprendre et à supporter.

On ne pouvait s'empêcher d'éprouver de l'affection et de rire de joie en l'apercevant. Il aurait pu arriver chez vous pendant que vous étiez à table ou que vous comptiez vos économies sans que sa visite vous causât la moindre gêne.

Nous nous sommes hissés dans la cabine.

— Tu as le pognon et les tickets de gas-oil ? s'est-il inquiété.

— Yes.

— Alors en route.

Il s'est mis au volant.

Je riais de voir ses longues jambes repliées sous la direction.

Pendant la traversée de la ville nous n'avons presque pas parlé. Il fredonnait Lily Marlène; nous chantions beaucoup cette chanson pendant la guerre. Je ne sais plus qui avait adapté des paroles idiotes sur cet air-là. Mathias me regardait en clignant de l'œil et riait lui aussi d'allégresse. Lorsque nous avons attaqué la côte de Champagne, il s'est mis à me questionner.

— Raconte-moi ce que tu es devenu. Que s'est-il produit pour que tu disparaisses ?

— L'amour, ai-je dit d'un petit ton pudique.

— Ça y est, j'y avais songé. Je m'étais dit : avec son tempérament rêveur, il a filé avec une poupée. Alors ça gaze ?

Je lui ai brossé un tableau assez exact de notre vie, en omettant bien entendu de relater dans quelles circonstances j'avais connu Hélène.

Mathias, enthousiasmé, lâchait son volant et se tapait les cuisses.

— Y a qu'à toi que ça peut arriver des trucs pareils ! Alors tu loges dans un parc, sacré baron ! Moi j'ai toujours rêvé de dormir dans un pavillon et d'être réveillé au petit jour par des tourterelles. Dis, Pierrot, y a des tourterelles dans ton château ?

— Oui, ai-je affirmé, heureux et presque fier de son admiration. Il y a même des faisans.

— Et ça ne te démange pas d'empoigner ton flingot ?

— Je n'ai plus de flingot.

— Sans blague ?

— Sans blague. Vois-tu, Mathias, c'est fini, tout ça. Regarde un peu par la portière, tu ne trouves pas la campagne bien plus belle sans fusils ?

Il a pris une attitude grave ; sur son visage mouvant, cela ressemblait à de la contrariété.

— D'un côté, tu dois avoir raison, tu as toujours pensé des trucs bien sentis… Mais, pour être franc, a-t-il enchaîné, je dois te dire qu'à certains moments je regrette la bagarre. Je me sens tout nu ; c'est comme l'histoire du petit bossu, je te l'ai jamais racontée ? Quand j'étais apprenti, y avait dans notre usine un bossu qui s'envoyait des bons coups de pinard, histoire d'oublier le compteur à gaz qu'il charriait dans son dos. Un jour qu'il était plus blindé que d'habitude, les copains l'ont foutu à poil. Si tu avais vu sa tête, ça l'a dessaoulé illico. Eh bien ! tu vois, après la Libération, je me suis retrouvé tout désemparé comme le petit bossu d'autrefois… Et maintenant encore, malgré le boulot, ça ne tourne pas toujours rond, tu saisis ce que je veux dire ?

— Bien sûr…

— Bon, ah bon.

Il a paru méditer, puis a éclaté de rire.

— T'as pas vu ? m'a-t-il demandé. Je viens d'écrabouiller un hérisson…

Nous avons dîné à Lapalisse.

— Mon petit vieux, a déclaré Mathias, il s'agit de se nourrir convenablement. Pour moi, la bouffe, c'est le meilleur de l'existence. Je connais, dans le coin, un restaurant à la hauteur, qui n'a pas son pareil pour le gigot aux haricots.

Nous avons rangé le mastodonte en bordure de la rue principale. J'ai mis les feux de position. Le soir tombait. Des estivants prenaient l'apéritif aux terrasses des cafés. Des touristes anglais, casqués de blanc, réparaient leur motocyclette, assis sur le trottoir.

Les voix résonnaient étrangement. Était-ce à cause de la présence de Mathias ? Mais, ce soir-là, tout me paraissait heureux et plein de sécurité. Cette petite ville sentait le travail fini, la poussière chaude, le Martini-zeste… Elle se baignait languissamment dans un odorant crépuscule d'été et s'enveloppait dans ses ombres.

On nous a servi à manger en terrasse. La bonne chère et les facéties de mon compagnon me rendaient optimiste.

— C'était l'heure paisible où les lions vont boire, ai-je récité à mi-voix.

— Moule-nous avec ta poésie, a ordonné Mathias, la bouche pleine ; déguste-moi plutôt ce melon frappé.

Il m'amusait.

Je découvrais brusquement, non sans surprise, à quel point m'avait manqué, depuis un an, la présence d'un camarade. J'avais vécu pendant cette période avec trop de gravité. Mon amour, mes remords, mes soucis n'avaient presque pas connu cet apaisement que des amis d'âge égal s'apportent en se fréquentant.

J'ai vidé mon verre et j'ai attendu la bouffée de chaleur qui suit l'ingestion du vin, cette exhalation amicale qui vous enveloppe la tête comme un linge chaud.

* * *

La nuit était complètement tombée lorsque nous sommes repartis. C'était à mon tour de conduire. Mathias a grimpé sur la couchette. Il s'est enroulé dans la vieille couverture noirâtre dont on ne pouvait préciser autrement la couleur tant elle était sale et graisseuse.

— Avant de démarrer, ouvre donc les réservoirs, m'a-t-il conseillé ; c'est pas la peine de charrier plus loin les trois mille litres de flotte qu'on a mis dans les citernes pour les rincer.

J'ai obéi. Je suis allé au caisson de droite où aboutissaient les six robinets d'écoulement et je les ai ouverts à fond. Après quoi j'ai escaladé le marchepied et claqué la portière. Mon camarade ronflait déjà. Je n'avais pas parcouru dix kilomètres qu'une conduite intérieure m'a fait un appel de phares ; elle m'a doublé et s'est rangée à quelques mètres du camion. J'ai cru que c'étaient les flics de la route. J'ai stoppé. Un type à cheveux blancs a couru à moi.

— Dites-donc, a-t-il crié, il doit y avoir des fuites à votre réservoir, ça pisse à gros bouillons.

— Je sais, c'est de l'eau… Merci quand même.

Il a eu l'air déçu et j'ai presque regretté que son altruisme se soit manifesté pour rien.

Le court arrêt avait éveillé Mathias.

— Tu vois, a-t-il murmuré, sur la route les types deviennent tous des copains.

Puis il s'est remis à ronfler.

* * *

La route décrivait une courbe aisée qui amorçait une descente. Montluçon, généreusement éclairée, s'étalait au bas de la côte. Elle possédait une allure de très grande ville, avec ses avenues marquées par un gigantesque pointillé lumineux. Je l'ai traversée rapidement. Des chiens errants se garaient lentement à notre approche et ne nous regardaient même pas passer tant ils étaient préoccupés par de louches désirs. Lorsque, sortant de cette vallée lumineuse, j'ai retrouvé la nuit molle, croulante d'étoiles, le sommeil a commencé à me brûler les paupières. Alors j'ai secoué Mathias. Il a poussé un grognement et s'est assis en bâillant sur le bord de la couchette, les jambes pendantes. Il s'est frotté les joues. Sa barbe avait poussé ; une barbe rousse qui produisait un bruit de paille.

— Tu parles, m'a-t-il grommelé. Je rêvais à Borchin… C'est de t'avoir retrouvé ; ça m'a rebranché avec le passé ; tu te souviens de sa figure de petite fille effrontée ? Tu sais comment il a fini ? Nous étions en Savoie, un gamin est venu nous dire qu'un des nôtres avait été tué dans une embuscade et que son corps gisait sur le bord de la route. J'ai dit que j'allais le chercher avec la camionnette, mais Borchin a voulu me doubler en douce ; il a filé avec la Simca et les boches lui ont balancé une grenade sur la gueule. J'ai vu son cadavre brûlé, on aurait dit celui d'un chien. Je l'ai ramené dans du grillage….

— Oublie tout ça, ai-je conseillé brusquement, si brusquement en vérité que Mathias m'a regardé d'un air surpris. Alors quoi, tu ne vas pas ruminer la guerre pendant le reste de ta vie ? Il y a d'autres choses qui donnent heureusement aux hommes le sentiment de leur grandeur.

— Oui, et quoi par exemple ?

— L'amour… le travail…

— Ce que tu es pompier, on croirait entendre un discours du père Nous-Voilà.

* * *

Nous sommes descendus pour uriner contre les roues du tracteur. Les citernes s'étaient complètement vidées et j'ai refermé la porte du caisson. J'avais arrêté l'attelage à cinquante mètres du passage à niveau.

— Couche-toi, m'a dit mon ami, je vais emplir ma gourde à la fontaine du garde-barrière.

— Vérifie le gas-oil.

Pendant que je soupirais d'aise en m'allongeant sur le dur matelas de la couchette, je l'entendais jauger le réservoir.

— Tu avais raison, il n'y a presque plus de jus, m'a-t-il crié. J'ouvre la réserve.

J'ai écouté décroître le bruit de ses espadrilles sur la route. Puis je me suis ouvert au concert plaintif de la nuit. Les grillons et les grenouilles s'en donnaient à cœur joie. Je devais les entendre encore en dormant.

Des jurons m'ont réveillé. Combien de temps avais-je dormi ? Je ne pouvais me livrer à la moindre estimation.

— Que se passe-t-il, Mathias ?

— Cré nom, je n'y comprends rien de rien, le bateau ne veut plus avancer et pourtant le moulin tourne rond.

Nous attaquions une montée ; Mathias avait beau appuyer sur le champignon, le véhicule ne bougeait pas. Il était parcouru d'un frémissement. On le devinait dans la plénitude de sa puissance, mais on aurait dit qu'une main formidable le retenait.

— Si nous étions en hiver, je jurerais qu'il patine sur le verglas.

Ce point de vue a déclenché chez Mathias un concert d'imprécations, de cris, d'onomatopées. Il s'est rué hors de la cabine.

Je l'ai suivi. Effectivement, un ruisseau brun coulait du camion sous les roues arrière. Nous avions dû perdre au moins cent litres de gas-oil. Pour repartir, il a fallu glisser des branchages sous les roues de la citerne ; mon compagnon faisait piètre figure.

— Je suis une vraie cloche, s'emportait-il, un gamin, un idiot…

Je l'ai calmé de mon mieux. Bientôt il a cessé ses vociférations.

— Regarde si la vie est couenne, a-t-il dit ; tout à l'heure, le type en traction nous cavalait après pour nous signaler que la flotte coulait des cuves, et cette fois nous nous vidons sans que personne ne lève le petit doigt.

— C'est que nous sommes seuls sur cette route, lui ai-je fait remarquer. Nous devons compter sur nous, uniquement.

— Oui, a-t-il admis, c'est vrai ; tu avais raison de dire que le travail… Qu'est-ce que tu racontais déjà au sujet du travail ? Bon, voilà que je ne m'en rappelle plus… En tout cas, c'était pas bête…

Nous avons atteint Libourne à midi le lendemain. Aucun autre incident n'avait troublé notre voyage. Mathias était d'une extraordinaire endurance. Il voulait toujours conduire et, en deux heures de sommeil, il récupérait complètement. Ç'a été pour moi, jusqu'à notre point de destination, une randonnée de tout repos. Je passais la moitié du temps, vautré sur la couchette à regarder défiler le paysage, tandis que mon camarade chantait des refrains bachiques d'une attendrissante voix de fausset. Partout où nous nous arrêtions, les gens accouraient afin d'admirer notre attelage. C'était toujours les mêmes questions : « Quelle est la contenance des citernes ? Combien le tracteur fait-il de chevaux ? », etc.

— J'ai l'impression, m'a dit Mathias, de véhiculer une ménagerie. C'est incroyable ce que les hommes s'épatent facilement ; et dire qu'ils blaguent les vaches parce qu'elles regardent passer les trains !

Le marchand de vin, prévenu par téléphone, attendait. A peine étions-nous arrivés qu'il a grimpé dans la cabine.

— Nous allons charger à Sainte-Radegonde, a-t-il déclaré ; faisons vite si vous voulez repartir ce soir, car à six heures le type de la régie ferme boutique, et vous n'auriez pas vos papiers.

Il nous a fallu près d'une heure pour parcourir les quelque vingt kilomètres séparant la coopérative de Libourne. Pendant que les employés des caves emplissaient nos cuves, j'ai musé dans le village, au milieu des vignobles. Je suis tombé en arrêt devant le bureau de poste. Toutes les fois que je me trouve éloigné d'Hélène, c'est à proximité des gares et des postes que j'apaise le mieux ma tristesse. Je suis entré dans l'étroit local fleurant l'affiche moisie et l'encre violette. J'avais le banal désir d'expédier une carte postale, mais je me suis dit que j'arriverais à destination avant elle. J'ignore pourquoi j'ai demandé :

— Combien d'attente pour V… ?

La postière a consulté un cahier couvert de moleskine noire.

— Environ trois quarts d'heure…

J'ai calculé rapidement : de V… à Saint-Theudère, habituellement, il fallait compter un quart d'heure pour obtenir la communication. Par ailleurs, emplir notre citerne et établir les papiers de régie prendrait au moins deux heures. Je pouvais risquer ma chance.

J'avais remarqué que Maurois possédait un appareil téléphonique dans sa chambre ; malgré sa blessure, je pourrais donc lui parler. Je grillais cigarette sur cigarette dans la petite salle réservée au public. A chaque grelottement du timbre électrique, je sursautais et fixais la postière qui parlait normalement malgré son accent méridional. J'ai lu toutes les affiches sur l'emprunt national, la caisse pour la vieillesse et les principales lignes de poste aérienne. Les aiguilles de l'horloge électrique rampaient sur le cadran. Enfin, après un nouvel appel de la sonnerie, la jeune femme s'est tournée vers moi.

— C'est pour vous !

Je me suis précipité dans la cabine. Un univers de voix grouillait dans l'écouteur. Ces voix aux multiples inflexions conversaient, s'appelaient, se répondaient… J'avais peur de ne pouvoir trouver mon interlocuteur dans cette cacophonie ample et nombreuse, mais un « Allô » lointain a frappé mes oreilles malgré sa faiblesse — ou plutôt à cause d'elle — j'ai compris qu'il m'était destiné. Les autres bourdonnements se sont évanouis, il n'est plus resté que cet « Allô » fragile, crié à Saint-Theudère.

C'était le secrétaire de Maurois. Je me suis nommé et j'ai demandé à parler à son patron.

— Et surtout, ai-je déclaré d'un ton enjoué, ne me dites pas qu'il est à la chasse…

Quelques secondes plus tard, j'avais le viticulteur au bout du fil. Avant que nous ayons échangé les rituelles formules de politesse, il s'est mis à aboyer :

— Sapristi ! c'est vous. Dites donc, la télépathie doit exister. Figurez-vous que depuis hier vous occupez toutes mes pensées. J'ai reçu votre lettre. Allô ! vous m'entendez ? C'est inouï que vous ayez eu cette idée de service. Parce que ça fait un bout de temps que j'y songe, moi aussi… La preuve en est que j'ai acheté la licence pendant la guerre. A tout hasard…

— Hein ?

— Ça vous épate… (Il jouissait de ma stupeur.) Vous savez bien que je flaire toutes les bonnes affaires. Bon. Arrivez en vitesse ; d'où téléphonez-vous ? Bordeaux ? Qu'est-ce que vous foutez à Bordeaux ? Du vin ? J'aurais dû y songer, pardi. Dès que vous serez de retour, collez votre démission chez V.I.L. Du reste, je vais leur écrire aujourd'hui pour leur expliquer.

Je suis sorti du bureau de poste en titubant. Ce n'est pourtant qu'à la coopérative que je me suis un peu enivré. Pas beaucoup… Juste assez pour que la vie achève de prendre la couleur dorée du vin que nous transportions.

Nous avons fait le plein de gas-oil à Libourne.

— Jamais nous n'aurons assez de carburant. J'avais juste les tickets nécessaires pour le voyage, et l'histoire du réservoir nous met dedans.

— T'inquiète pas, a dit Mathias, je connais un type à Montpellier qui nous en échangera contre du pinard. Il travaille dans un garage et il se débrouille en bricolant le compteur du poste.

— Où prendras-tu le vin ?

Il a eu une de ces mimiques effarées qui chaque fois déclenchait en moi une douce hilarité.

— Et qu'est-ce qu'on charrie ? s'est-il exclamé. Du chouette bordeaux ou bien de la m… ?

— Je te vois venir, mais as-tu pensé que la contenance de la citerne est vérifiée à un litre près ? Et puis la question ne se pose pas, puisque les scellés ont été posés.

— Ce que tu peux être innocent… Tu sais donc pas que la contenance de la citerne est calculée sans les six trous d'homme. Or, chacun a une capacité de vingt-cinq litres, c'est moi qui ai procédé au remplissage et je peux te jurer que je n'ai ôté les tuyaux que lorsque ça débordait. Tu saisis ? Quant aux scellés, je m'en moque.

Il a cligné de l'œil.

— Je t'expliquerai le truc, ça pourra te servir un jour…

— Tu es toujours le même resquilleur.

— Baste, a-t-il conclu, ça ne nuit à personne et à moi, ça me fait tellement plaisir !

Je me suis emparé de la carte routière afin de vérifier notre itinéraire de retour. Notre chargement nous commandait d'éviter les montagnes, aussi, d'accord avec la maison, avions-nous décidé d'emprunter les routes plates du Midi. Nous allions rentrer par Toulouse, Narbonne, Montpellier, Nîmes, Valence. Une belle randonnée… Mathias ne me parlait que des pastis qu'il allait m'offrir à Sète. Mais nous étions loin de la Méditerranée. Nous avons dîné dans un bastringue sur la route de Bordeaux, à quelques centaines de mètres des faubourgs ; une servante aphone nous a servi des coquilles Saint-Jacques empestant la pourriture. Je les ai mangées pourtant d'assez bon appétit, car j'avais le cœur en fête.

— A propos, s'est écrié Mathias, où étais-tu passé pendant que nous chargions ? Je parie que tu as repéré une bergère…

— Tu te trompes, je téléphonais.

— Ah ! Eh bien, mon vieux, tu as des passions coûteuses.

— C'était une conversation d'affaires, ai-je expliqué. Figure-toi que je vais réorganiser un service d'autobus à Saint-Theudère.

Il a poussé un petit gémissement qui voulait exprimer de l'admiration.

— Dis-donc, tu te défends ; moi, j'ai toujours rêvé d'être mon patron. Tous ceux qui s'échinent pour le compte d'autrui caressent cette idée-là. Peut-être que ça m'arrivera un jour, qu'en penses-tu ?

— Bien sûr. Chacun a sa chance un jour ou l'autre. L'essentiel, c'est de la reconnaître et de lui sauter dessus.

— En tout cas, je te félicite. Tu vas payer un marc pour fêter cette bonne nouvelle. Ce qui me chiffonne, c'est la pensée que tu vas partir. Je m'étais déjà mis dans la tête que nous travaillerions longtemps ensemble. C'était rudement chic, mon vieux copain, de s'être retrouvés, hein ? Tous les deux on irait au bout du monde et même au bout de la nuit, comme disait l'autre.

Je me suis rembruni.

— Nous y sommes allés, lui ai-je assuré. Vrai, Mathias, tu ne t'es pas aperçu que nous avions touché le fin fond des ténèbres ?

J'ai posé mes mains sur la table bien à plat. Elles se détachaient durement sur la nappe de papier.

— Mets les tiennes à côté, ai-je poursuivi.

Il a obéi sans parler. Elles se ressemblaient.

Malgré leur différence de taille, elles étaient fardées et façonnées par le même travail.

— Tu vois, elles ne se souviennent plus de la nuit dont tu parles. Les mains, ça se lave, comprends-tu ? Avec de l'huile de graissage mieux encore qu'avec de l'eau. Mais la conscience… Mathias, la conscience… c'est autre chose. Il n'existe pas de pierre ponce pour la récurer.

— Tais-toi, s'est-il emporté, qu'est-ce qui te prend de jouer à l'objecteur de conscience ?

Je ne pouvais pas lui parler de Petit Louis.

— Allez, en route, a-t-il dit en tapant du poing sur la table. Viens compter les bornes et écraser les hérissons.

Bordeaux la nuit… La traversée de la Gironde. Une ronde de gardiens de la paix sur les chaussées trempées de pluie. La pluie. Des maisons basses. Les artères illuminées… Quelques cafés ouverts.

— On boit un coup de blanc ? Le marc de tout à l'heure avait un goût d'alcool à brûler.

— Si tu veux !

— C'est l'heure de la fermeture, nous a avertis le garçon ; dépêchez-vous de boire, Messieurs.

Nous sommes ressortis. J'avais dans la bouche la fadeur poisseuse d'un vin de mauvaise qualité. « Tu as entendu, cette espèce de pingouin triste ? a marmonné Mathias. L'heure de la fermeture !… » C'est ce qui me plaît dans notre métier ; il n'y a pas d'ouverture ni de fermeture. Il y a de la camelote à charrier en vitesse, et à ramener intacte.

Il a escaladé le marchepied et s'est allongé sur les loques de la couchette en soupirant d'aise.

— Vas-y, mon joli, fonce dans le brouillard ; plus vite nous serons rentrés, plus vite nous retrouverons un vrai pageot. Un lit ! Dire que je vais rêver d'un lit en me couchant, tu parles…

L'attelage fuyait sous la pluie, dans un monde épais et visqueux. Les phares ne tiraient de l'ombre que des choses luisantes. La pluie tombait bien droite et son roulement mat finissait par absorber tous les autres bruits. Sur le côté de la chaussée, les roues soulevaient une gerbe d'eau presque continue, comme fait l'étrave d'un bateau.

Ce soir-là aucun phalène ne venait s'anéantir contre le pare-brise. La route était déserte et les habitations qui parfois la bordaient paraissaient inhabitées.

Les kilomètres se succédaient régulièrement ; notre course se développait suivant les règles d'une sorte de loi physique. Tout en conduisant, j'échafaudais mille projets relatifs à l'entreprise que Maurois et moi allions mettre sur pied.

J'établissais un itinéraire de Saint-Theudère à V… permettant de desservir des bourgs importants. Je m'imaginais complaisamment au volant d'un petit car de tourisme flambant neuf. Je me promettais de décider Maurois à acheter un véhicule élégant et confortable qui flatterait l'orgueil des paysans et les engagerait à circuler beaucoup. Il faudrait que je me procure un annuaire de la région et que je me mette dans les bonnes grâces du curé à cause des pèlerinages. J'essaierais également d'organiser des excursions à Genève, un jour ou l'autre les visas seraient supprimés entre la France et la Suisse et les amateurs de café iraient en caravane se ravitailler.

Une foule de possibilités, plus ingénieuses et rémunératrices les unes que les autres, se présentaient à mon esprit. Je commençais à avoir sérieusement envie de gagner de l'argent afin d'assurer à Hélène et à notre enfant une existence confortable. Elle deviendrait une petite-bourgeoise maniérée, une de ces femmes comblées que j'avais toujours méprisées parce que je me refusais à les envier.

Nous avons traversé une petite ville dont je n'avais pas eu le temps de lire le nom. A cent mètres en deçà des dernières maisons, la route franchissait la Dordogne. Ici comme ailleurs, les Allemands avaient détruit le pont, et l'on avait construit à la place une passerelle suspendue, d'aspect assez fragile. Cette impression était du reste justifiée par un large panneau indiquant en lettres rouges : Poids maximum : 6 T.

J'ai stoppé à l'entrée du pont et j'ai secoué Mathias.

— Quoi, s'est-il exclamé, on arrive en enfer ?

— C'est bien possible.

Et je lui ai désigné l'écriteau.

— Alors ? m'a-t-il fait.

— Notre attelage dépasse les 30 tonnes…

Il a bâillé paisiblement.

— Oui, je sais, que veux-tu que ça fiche ?

— Crois-tu que ce soit prudent de s'engager là-dessus ?

— Prudent, non, mais par où veux-tu passer ?

J'ai allumé le plafonnier et consulté la carte. Le prochain pont était distant de trente kilomètres ; si nous l'empruntions, nous devions accomplir un détour de quatre-vingts kilomètres.

Mathias a haussé les épaules.

— A court de gas-oil comme nous le sommes ! Du reste, rien ne dit que l'autre pont soit plus résistant que celui-ci.

Au fond, son raisonnement était valable.

— D'accord, alors on risque le paquet ?

— Ça me paraît normal. Tiens, passe-moi le volant.

Je l'ai regardé sans comprendre.

— Tu n'as pas confiance ?

— Il ne s'agit pas de ça, pauvre bazu, seulement j'ai mon idée sur la façon de traverser. Il ne faut pas aller doucement, il faut ramper, glisser là-dessus, sans secousse, comme une limace. Tu piges ?

J'ai enjambé le moteur et me suis assis sur le fauteuil libre. Mathias a débrayé. Il avait les lèvres pincées.

La pluie venait de s'arrêter, chassée par un aigre vent qui grinçait comme une poulie rouillée. Sous nos pieds, la Dordogne grondait. On se serait cru dans un film policier ; au moment où les bruits de la nuit annoncent l'arrivée imminente de l'assassin. Le Fiat tenait presque toute la largeur de la passerelle. Dès qu'il a été engagé sur les planches suspendues, le pont a eu un court frémissement et s'est tendu comme l'échine d'un homme charriant un fardeau trop lourd. Penché par la portière, je surveillais le comportement de la citerne. Jamais elle ne m'avait paru aussi grosse ; elle suivait bien et ne déviait pas de l'axe du tracteur ; il n'y avait pas à craindre qu'elle chasse sur le côté, mais son poids m'épouvantait. Un air glacé, encore mouillé, me fouettait le visage. J'avais le front ruisselant d'eau et de sueur.

— Ça boume ? a questionné Mathias.

— Vas-y !

Nous rampions en effet. Le pont craquait comme des jointures.

— Il y a des moments où le temps dure, hein ? a murmuré Mathias avec le coin de la bouche.

Je ne lui ai pas répondu. Il me semblait que le plancher de la passerelle s'inclinait sur la droite. Comme c'était de mon côté, Mathias ne devait pas s'en apercevoir, mais moi je m'en rendais compte, car, placé plus haut que mon compagnon, je découvrais avec un sentiment d'horreur que les deux garde-fous n'étaient pas de niveau.

Maintenant le pont ne craquait plus ; c'est à peine s'il gémissait de temps à autre. Une vibration intermittente, pareille aux convulsions d'un animal foudroyé, le parcourait. Et il semblait que ce pont était quelque chose de frémissant, de vivant, et qu'il mourait, écrasé par notre citerne.

Nous avons atteint le milieu. Le plancher s'est incurvé. Il est devenu étrangement flexible tant que la citerne n'a pas été à son tour au milieu de la passerelle. Puis il s'est encore tendu. Il penchait de plus en plus. Mathias a fini par s'en apercevoir. Il m'a regardé. Son visage avait perdu tout optimisme. La gravité sur la figure de ce titi épouvantait. Et puis il y a eu un craquement sec et notre attelage s'est incliné d'au moins trente degrés. Mathias a coupé le contact. Un silence atroce s'est engouffré en nous comme de l'eau. Il s'est passé plusieurs secondes avant que nous puissions percevoir à nouveau le bruit du vent et de la rivière.

— Cette fois, ai-je murmuré…

— Oui…

— Filons et allons chercher du secours.

Il s'est emporté.

— Du secours, du secours, les pompiers de Bordeaux, hé, c'est à ça que tu penses ? Le temps que nous trouvions un village et dans ce village un téléphone, le temps que les pompelards nouent leur cravate et rappliquent, le matériel sera dans le bouillon.

— Eh bien alors, me suis-je écrié, ouvrons les vannes, et allons attendre que la citerne se soit vidée de l'autre côté de l'eau. A ce moment là elle ne pèsera pas cinq tonnes, tout ira bien.

— Nom de D…, balancer la came ! Dis, tu es pas louf ? Plus d'un million de vin blanc dans la Dordogne, merde alors ! Je me fais marinier tout de suite. Et tu crois p't'être que j'oserais retourner à la maison après ce coup-là, et leur dire la bouche en cœur : J'ai fait la connerie de passer sur un pont à la noix ; arrivé au milieu j'ai eu la pétoche alors j'ai envoyé vingt-deux mille litres d'entre-deux-mers aux poissons, histoire de les saouler un peu ?

— Et si tu ne leur ramènes rien du tout, gros malin ?

— Qu'est-ce que ça fout, si le type ne revient pas non plus ?

Tant de simple héroïsme m'a bouleversé.

— Mon vieux copain, ai-je dit. Mon vieux camarade, tu ne te rends pas compte de la grandeur de ce que tu dis.

Il a souri. Son air gouailleur a refleuri comme un volubilis à l'approche de l'aube.

— Écoute, petite tête, tu vas filer d'ici en vitesse et aller m'attendre de l'autre côté. Ça fait que si quelque chose ne va pas, tu pourras raconter comment ça s'est passé.

— Ne plaisantons plus, allez roule !

Il a secoué la tête.

— Et ta petite môme qui t'attend avec son loupiot dans le ventre ? Pour un peu de respect humain, tu ne vas pas la laisser choir.

J'ai pensé à Hélène ardemment. J'entendais sa voix, sa chère voix me dire : « Je n'en peux plus de t'attendre, Pierre. » Mathias avait raison, je le savais. Mais j'étais un homme, rien qu'un homme avec des faiblesses d'homme, même lorsque ces faiblesses ont le masque du courage.

— N'insiste pas, je reste.

— Mais…

— Si on y passe, tant pis. Il y a tellement de pauvres bougres qui sont morts pour que leur général ait une étoile de plus sur sa manche, rien que pour ça… J'aime mieux m'offrir le luxe de culbuter avec un copain et… vingt deux mille litres de vin…

— Bon ! Alors nous allons changer de tactique. Cette fois, j'embraye et je mets pleins gaz.

Le moteur a tourné sourdement. Un instant, j'ai cru que le véhicule allait patiner, puis il s'est arraché, le pont penchait de plus en plus, mais la distance nous séparant de l'autre rive diminuait : quatre mètres, trois mètres cinquante… Lentement le pont se relevait. Quelques tours de roues… Ça y était, nous étions sauvés. Sauvés !

— Maintenant, il s'agit d'en mettre un coup et de donner l'alarme au prochain bourg. Tu vois pas qu'un autre poids lourd ait l'idée de nous imiter ?

J'avais la gorge serrée. J'ai posé ma main sur celle de Mathias.

— Écoute, lui ai-je dit, prenant délibérément une décision, nous avons vécu trop de sales moments ensemble, il ne faut pas que nous nous quittions. Donnons un sens à notre amitié, Mathias. J'aurai besoin d'un type à la hauteur pour me seconder dans mon entreprise d'autobus. Et ce type ce sera toi. Et nous travaillerons ensemble ; nous continuerons à nous bagarrer côte à côte. Le veux-tu, dis, ma vieille, le veux-tu ?

Il s'est concentré sur sa direction.

— Oui, a-t-il dit, oui, je le veux. Mais ne compte pas que je te fasse des discours pour t'exprimer ma gratitude. Qu'est-ce que tu veux, j'sais pas causer.