C'est le cœur qui fait les éloquents. QUINTILIEN.

C'était merveilleux de conduire un car flambant neuf, merveilleux surtout de se dire qu'on l'exploitait pour le compte d'une maison dont on était actionnaire. Car Maurois m'avait inscrit pour vingt-cinq pour cent des parts lors de la constitution de la société.

— Capital travail, avait-il bougonné.

Nous avions pu, grâce à je ne sais quel appui, faire « débloquer » un véhicule récemment sorti des usines Berliet.

Il s'agissait d'un petit car de vingt-cinq places, robuste et confortable, auquel nous attelions une remorque pour les bagages. Maurois, qui possédait autant de relations que le Bottin mondain contient de noms, s'était chargé d'obtenir les autorisations préfectorales. J'ai employé les quelques semaines nécessaires à l'établissement des paperasses à aménager un vieux hangar en garage.

Ce bâtiment appartenait à madame Picard ; il était situé tout en haut du bourg et flanquait une ferme croulante qu'elle avait héritée depuis longtemps et qui commençait à se répandre dans les orties.

L'excellente femme nous avait loué cette partie de la masure pour une bouchée de pain et mon seul souci, pendant quinze jours, avait été de la consolider suffisamment pour qu'elle ne s'écroulât pas sur notre car. Je m'étais donc transformé en maçon et j'avais, avec l'aide du charpentier et du Yougo, étayé les murs au moyen d'énormes madriers, vidé le hangar du foin moisi qu'il abritait encore, changé une partie des tuiles, installé l'électricité et réparé le portail branlant.

Lorsque la construction a été susceptible d'accueillir le car, j'ai fauché les hautes herbes qui l'entouraient et, à la pioche, j'ai tracé un sentier sur les vingt mètres la séparant du chemin.

Après quoi, les paysans m'ont vu accomplir très souvent avec la B 2 l'aller-retour Saint-Theudère-La Citadelle, car je m'étais promis d'arranger dans le fond du nouveau garage un petit atelier de réparation où je pourrais non seulement entretenir notre véhicule, mais aussi continuer à m'occuper — à temps perdu — des engins agricoles du pays.

Depuis notre accident, Maurois avait renoncé à poursuivre son entreprise de transport ; il m'avait donc abandonné tous les outils se trouvant à la Citadelle et c'est pourquoi je revenais de chez lui, deux fois par jour, au volant de la vieille guimbarde de Thiard, pleine comme une tortue, rapportant avec une joie d'avare un poste de soudure autogène, un étau, une enclume et jusqu'à un établi de fer que nous avions arrimé tant bien que mal sur le toit de l'auto, ce qui donnait à la voiture l'aspect bizarre d'un char d'assaut de 1914.

Enfin tout a été prêt et, un dimanche, j'ai ramené le car de V…

Ç'a été une minute historique pour le village. Je suis arrivé sur la place juste au moment où les gens sortaient de la messe.

Nous étions à la fin septembre et il faisait beau. Le soleil avait cette couleur dorée, pulpeuse et douce qu'il revêt à la fin des beaux étés. Il éclatait dans les vitres du car comme un fruit trop mûr ; il se frottait à la carrosserie rouge, glissait un rayon câlin le long des appliques d'acier chromé, et tirait des pneus une entêtante odeur de caoutchouc neuf. Le maire était là, dans l'auto de Maurois qui avait profité de la circonstance pour faire sa première sortie. Thiard était là. Hélène était là, le regard brillant, immobile. Avec sa taille lourde, elle semblait reposer sur sa grossesse comme sur un socle.

Elle tenait un bouquet de soucis jaunes et rouges à la main.

Les gamins ont couru à ma rencontre en piaillant. Ils ont sauté sur les marchepieds. Je me suis arrêté sur la place grouillante de bambins.

Le car ressemblait à une truie lorsqu'elle est assaillie par ses petits qui veulent téter. Les notables sont montés et ont essayé les banquettes avec des fesses extasiées. Le garde-champêtre a donné des coups de canne aux enfants. Les hommes ont touché les pneus de la pointe de leurs souliers, ou bien ils ont posé leurs grosses mains sur le capot, comme sur une poitrine, avec l'air de guetter des pulsations.

Quelqu'un m'a tendu une coupe de mousseux et, au goût, j'ai reconnu le vin pétillant de Maurois, clos de la Citadelle… année du Maréchal… Je me suis mis à rire et mon regard a croisé celui du viticulteur.

Il a cligné de l'œil. Hélène a attaché son bouquet de soucis après le bouchon du radiateur.

Je voulais aller l'embrasser, mais le maire a prononcé un discours — le même qu'il récitait depuis vingt ans devant le monument aux morts pour le 11 novembre, et dans la salle des fêtes à l'occasion du 14 Juillet.

Jusqu'ici, j'ignorais ce qu'était le sentiment de la propriété. Je dois avouer que j'avais toujours considéré cette joie suprême comme un vice dégradant. Je n'en pouvais comprendre les subtiles satisfactions, n'ayant jamais rien possédé qui soit de valeur.

Grâce à ce car que je conduisais quatre fois par semaine à V…, je jouissais d'un bonheur matériel, lequel me paraissait, chose curieuse, moins précaire que le bonheur spirituel.

* * *

Avant d'accomplir mon premier voyage, j'avais reçu de Maurois une superbe sacoche de cuir neuf à fermoir de cuivre, à l'intérieur de laquelle le viticulteur avait symboliquement placé une pièce de un franc. En partant, le matin, je me l'étais mise en bandoulière.

Je me sentais ému et gauche. Mais, lorsque avec mon car j'ai débouché sur la place, j'ai tout de suite vu que les paysans l'étaient bien plus que moi.

Il y avait foule, chacun ayant eu à cœur d'étrenner le service. En un clin d'œil le véhicule a été plein. Cinquante personnes pour le moins le prenaient d'assaut, s'y ruaient, panier au bras, l'escaladaient silencieusement. Il s'est produit un grouillement, une bousculade, un fourmillement. Un instant, le car a ressemblé à une monstrueuse charogne couverte de vermine.

J'essayais d'ordonner ce tumulte, d'endiguer ce flot noir qui bouillonnait à l'entrée du véhicule, mais je devais m'occuper des bagages, entasser les corbeilles, les valises déglinguées, les panières, les cageots dans la remorque ; c'est alors que j'ai repensé à Mathias.

Oui, il me fallait un auxiliaire…

Je ne pouvais — si le public se révélait toujours aussi nombreux — m'occuper tout à la fois de la manipulation, de la conduite, de l'encaissement… Or, nombreux il le fut, le public.

A chaque départ, la même ruée s'est produite.

On aurait dit que ces braves gens, trop longtemps contenus dans leur pays par le manque de communications, ne se lasseraient jamais d'escalader le marchepied de l'autobus. Ils étaient tous très fiers de leur car.

Nous allions à V… le lundi matin, le jeudi matin (pour le marché aux légumes), le jeudi après-midi (pour le marché aux chiffons) et enfin le samedi tantôt.

Cet horaire était assez judicieux car il permettait de véhiculer les touristes en fin de semaine.

Petit à petit, les enfants du pays « expatriés » à la ville sont revenus passer les week-ends au village natal, puis ils ont amené des amis et l'on a vu bientôt, le dimanche, une foule de citadins en train de photographier l'église ou le château.

Ce que j'avais prévu se réalisait. Thiard n'en revenait pas et Maurois exultait.

C'est alors que j'ai parlé à ce dernier de Mathias. Je lui ai fait valoir mes raisons de m'adjoindre un employé ; il s'est immédiatement rangé à mon point de vue.

J'ai retrouvé Mathias à V…, un lundi matin. Il descendait les escaliers de la gare en balançant à chaque bras une énorme valise avec des gestes de pantin désarticulé.

— Hello ! a-t-il hurlé en m'apercevant. Zut, alors, pourquoi que tu t'es déguisé en chaisière ?

J'ai tapoté ma sacoche ventrue.

— Pour t'offrir à boire, idiot.

Nous nous sommes embrassés. Il regardait autour de lui en reniflant. Il paraissait ne pas sentir le poids de ses valises. Sans que je l'invite à le faire, il s'est approché des cars alignés à gauche de la gare.

— Lequel c'est, ton toboggan ?

J'ai fait un geste. Il a eu un large sourire extasié.

— Eh ben, mon salaud ! Tu ne te mouches pas du coude, dis-donc. Tu parles d'un petit bijou. Bien trop beau pour les petzous ; on doit avoir envie de ne charrier que des premiers communiants ou des rosières là-dedans !

Il s'est installé au volant pendant que je hissais ses bagages dans la remorque.

— Alors, lui ai-je demandé, ça te va toujours, l'idée de travailler avec moi ?

— Tu parles… vivre dans un bled, sans souci, avec un chic copain. Faire la belote, pêcher la truite, boire un bon coup… et s'occuper d'un bath petit carrosse comme ça… Y en a qui se feraient naturaliser « chleu » pour connaître ce bonheur-là…

Je redoutais vaguement que Mathias, ce gavroche exubérant, ne plaise pas à ma chère Hélène, si calme et si mesurée. J'ai eu la bonne surprise de constater que la prise de contact était excellente. Mon ami, malgré ses gamineries, était un garçon sensible et bien élevé. Il a su, d'un coup d'œil, porter sur ma compagne un jugement précis. Je m'en suis aperçu à la façon dont il s'est débarrassé de ses manières brusques et de son parler pittoresque.

— Mon vieux, m'a-t-il complimenté, tu as eu la main heureuse. Si tu crois qu'il existe quelque part dans le monde une autre femme comme celle-ci, je reprends mes valises et je pars à sa recherche.

* * *

Après avoir surveillé l'installation de Mathias à l'auberge de madame Picard, nous l'avons entraîné au pavillon.

— Mince, s'exclamait-il en traversant le parc, j'ai l'impression d'entrer dans un film. Vous savez, je suis le héros qui s'avance au-devant de l'amour sous les frondaisons vertes, nimbées de soleil…

Il a éclaté de rire.

— Je vais devenir romantique dans ce pays !… Dites, faudra-t-il que je me déguise en ménestrel pour vous rendre visite ?

Notre pavillon de chasse lui a fait pousser des cris. Il en a fait le tour lentement, en caressant le lierre du bout des doigts.

— Ça doit vous paraître idiot toutes ces simagrées, nous a-t-il dit, mais vous comprendrez quand je vous aurai dit que j'ai été élevé dans un quartier d'usines sur les murs duquel on ne voyait pas du lierre, mais des affiches. Et une plante verte sur une fenêtre donnait, seule, l'idée de la nature…

Il a trouvé notre aménagement à son goût et a fait honneur au repas. Il a essayé de déballer des souvenirs, mais j'ai changé la conversation et l'ai orienté sur l'avenir. J'ai eu un instant d'appréhension lorsque, au dessert, il s'est levé pour examiner la photographie de Petit Louis. Mon cœur battait en le voyant froncer le sourcil. Mathias a paru chercher un instant de sa vie au fond de sa mémoire, puis il a esquissé une moue d'impuissance et s'est rassis.

Hélène n'avait rien remarqué.

Le service fonctionnait admirablement. Nous gagnions de l'argent et je commençais — pour la première fois de ma vie — à faire des économies. J'attendais le printemps pour organiser des voyages collectifs. J'alléguais le retour des beaux jours, mais, en réalité, je ne voulais plus m'éloigner de Saint-Theudère avant qu'Hélène ait accouché.

Un automne maussade commençait. Les routes étaient jonchées de feuilles mortes, détrempées par des pluies fréquentes et que l'aigre vent d'octobre amassait çà et là. Nous devions prendre garde à ces monticules visqueux qui faisaient grommeler Mathias. Mon ami conduisait presque tout le temps, il aimait le volant et détestait rendre la monnaie. Nous avions fini par nous répartir d'une façon définitive la besogne, mon rôle à moi consistant à m'occuper exclusivement des questions messagerie et comptabilité.

Je me félicitais de cette collaboration. Avec Mathias aucun travail ne semblait fastidieux. Il savait donner de l'attrait aux occupations les plus dépourvues d'intérêt et rendre presque agréables les efforts manuels. Lorsque nous ne faisions pas le service, nous nous occupions au garage où les cultivateurs apportaient volontiers ce que Mathias appelait leurs « bricoles ». Nous rendions de fréquentes visites à l'auberge. Joyeux drille, franc buveur, mon compagnon possédait toujours un auditoire fervent, soucieux de ne pas rater une seule de ses bonnes histoires, de ses chansons stupides ou l'un de ses tours de cartes.

Cette fois ma situation était faite, comme le répétait Thiard. Le toubib se réjouissait de nous voir réussir et me citait en exemple aux enfants. A ses yeux, j'étais une sorte de héros du travail dans le genre de Bernard Palissy.

— Voyez-vous, me répétait-il fréquemment, dans la vie il faut s'obstiner à rester dans son coin. A première vue, ce village perdu de Saint-Theudère ne paraissait offrir aucune source d'activité à un type comme vous, mais vous y êtes demeuré malgré tout…

— Grâce à vous, doc…

— Ta ta ta, grâce à votre volonté de vaincre l'inertie des choses… Et vous avez réussi.

Son regard s'enflammait : il peignait sa barbe avec ses doigts repliés en serre de rapace et rejetait en arrière sa casquette à trappon.

— Ton docteur, me disait Mathias, je vais te faire une confidence, eh bien, c'est le bon Dieu. Peut-être qu'il le sait, peut-être aussi qu'il ne le sait pas, mais j'en suis certain. Et le jour où on mourra, qui est-ce qui nous accueillera là-haut ? Lui, et il se moquera de notre surprise !

Hélène battait des mains et riait aux larmes.

En secret, nous avons décidé de rendre à Thiard sa voiture. Mathias a révisé le moteur et nettoyé la carrosserie ; j'ai fait réchapper les pneus et j'ai vissé sur le tableau du bord la plaque d'identité du médecin qu'Hélène conservait dans sa boîte à ouvrage. Et puis, un soir, nous avons amené l'auto devant chez Thiard. Nous avons sonné et nous nous sommes cachés. Le vieillard est sorti, a regardé au-dehors en marmonnant des insultes à l'endroit d'hypothétiques garnements. Enfin, il a aperçu l'auto et s'est approché d'elle. Sur le siège avant nous avions disposé une grosse gerbe de glaïeuls rouges et une lettre dans laquelle je lui touchais deux mots de ma reconnaissance. Il a sorti ses lunettes cassées pour lire la lettre. Après quoi il l'a glissée dans sa poche et a regardé encore autour de lui, sans ôter ses lunettes. Ainsi il ressemblait à un vieux professeur sur le point de prendre sa retraite et qui cherche quelque chose de sincère et d'émouvant à dire à ses élèves. Nous ne nous sommes toujours pas montrés.

— Ta ta ta ta, a-t-il crié à la cantonade, vous voulez voir si je sais encore conduire. Eh bien, regardez !

Il a descendu la côte à toute allure ; parvenu au virage, il a même failli emboutir le mur de l'école. Nous avons juste eu le temps, avant qu'il ne disparaisse, d'apercevoir dans le crépuscule sa main flotter hors de la portière comme un mouchoir d'adieu.

— Il va se casser la figure, tant il est heureux ! s'est exclamé Mathias.

— N'ayez pas peur, a murmuré Hélène, le bonheur ne tue pas. Et le malheur non plus, du reste, a-t-elle ajouté en baissant la tête.

A quelque temps de là, les grèves ont éclaté un peu partout en France. Tous ceux qui avaient cru que les cloches de l'Armistice sonnaient le glas des misères collectives se sont alors rendu compte — avec quel serrement de cœur — qu'une autre guerre commençait : celle des partis, et que cette dernière serait sûrement plus longue que l'autre. Le jour où a été décidée la grève des transports, Mathias s'est regimbé.

— Non, mais sans blague ! Alors on s'est bagarré pour en arriver là ? Tu décides d'arrêter le service, toi ?

— Je ne l'interromprai que si Maurois nous en donne l'ordre formel. Je suis venu ici pour y chercher la vérité, ma liberté, et pour gagner si possible l'une et l'autre. Eh bien, c'était possible, Mathias, et je l'ai fait. Alors, j'irai jusqu'au bout maintenant, parce que je ne peux plus agir autrement.

Il m'a expédié son coude dans l'estomac en manière d'approbation.

* * *

Et, en effet, le service s'est poursuivi. Comme nous empruntions une route peu fréquentée, nous n'avions qu'une chance assez faible d'être arrêtés. D'autant que, d'accord avec nos voyageurs, nous évitions le centre de la ville et reportions notre point terminus dans un quartier paisible, éloigné des fabriques et de la gare. Pendant près d'une semaine, tout s'est bien passé ; Mathias et moi avions l'impression de vivre dans un monde à part. Et puis, un lundi matin, les choses se sont gâtées.

* * *

Au sortir de V…, la route qui va vers Saint-Theudère est rectiligne comme une allée cavalière. Sur plusieurs kilomètres, un double rideau d'arbres l'accompagne. L'été, ces arbres sont à ce point feuillus et fourchus qu'on a l'impression de passer sous une interminable tonnelle. Cet automne-là, les platanes avaient été taillés. Ils s'en allaient à la queue leu leu vers l'horizon, pareils à un lamentable cortège, en brandissant leurs poings à vif. Leurs branchages amassés à leurs pieds composaient d'énormes haies propices à l'embuscade.

Nous rentrions presque à vide, comme tous les lundis, après avoir ramené en ville les « peintres du dimanche ». Mathias conduisait en sifflotant entre ses dents ; j'étais assis à côté de lui.

— Dis donc, a-t-il fait soudain, tu n'as pas l'impression d'avoir vu des types au bout de la route ?

Je n'avais rien remarqué.

— Je suis sûr de ne pas avoir la berlue. Je t'affirme que deux ou trois bonshommes discutaient sur la droite, et juste au moment où nous avons débouché au sommet de la petite grimpette, ils se sont planqués derrière les branchages.

— Ralentis !

Nous avons avancé presque au pas. A mesure que la distance diminuait entre nous et le point désigné par Mathias, il me semblait déceler une présence nombreuse derrière les faux buissons. Peut-être s'agissait-il tout simplement d'un phénomène d'autosuggestion.

Tout à coup, Mathias a donné un coup de freins si brusque que, malgré notre allure réduite, j'ai embrassé le pare-brise.

— Eh bien, que se passe-t-il ? ai-je questionné.

Mon compagnon était tout pâle.

— Ah, les salopards, les salopards !…

— Quoi ?

— Non mais, regarde sur la route…

Je me suis penché et j'ai aperçu, semés sur l'asphalte, des petits objets métalliques, hérissés de pointes acérées.

— Ce sont des hérissons, m'a expliqué Mathias, un truc du diable qu'il n'y a pas mèche d'éviter. Ça rentre dans les pneus comme dans de la crème fouettée. Si nous étions passés dessus, nous allions comprendre…

Nous sommes descendus. J'ai ôté ma salopette et, m'en servant comme d'un balai, j'ai commencé à déblayer le terrain, aidé par mon ami et les voyageurs.

A ce moment-là, les types entrevus par Mathias sont sortis de derrière les arbres.

Ils étaient six qui se sont avancés sur nous. En tête du groupe marchait un homme presque roux, costaud et court des jambes.

— Et si nous foutions le feu à l'autobus ?a-t-il proposé d'une voix aimable, déformée par son accent polonais.

— Et si tu prenais ma main sur le groin ? a rétorqué Mathias.

Je me suis interposé.

— Allons, allons, que nous voulez-vous ?

Un autre type s'est avancé, il avait l'air gêné.

— Ça va, camarades, faites pas les marioles, quoi ! Vous savez bien qu'on est en grève.

— Je suis mon propre patron, ai-je affirmé, je n'ai pas à me manifester dans des histoires syndicales.

Il s'est alors mis à parler de solidarité. Il appartenait au type orateur. C'était le genre de bonhomme qui s'entraîne le dimanche à discourir devant son armoire à glace.

— Ça va ! ai-je déclaré lorsqu'il s'est enfin tu pour avaler sa salive. Nous attendrons la fin de la grève pour reprendre le service. Ce n'était pas la peine de remplacer le goudron de la route par des barbelés. De la discussion jaillit la lumière.

— Oui, a approuvé l'orateur, tu as raison. Alors, sans rancune.

Nous nous sommes serré le main. Lui et ses compagnons ont sorti des bicyclettes de derrière les branchages et les ont enfourchées.

— Bandes de gredins, a murmuré Mathias. Pourquoi m'as-tu empêché d'arranger le physique du Polac ?

— Ça n'est pas la peine d'envenimer les choses. Allez, en route.

C'est alors que nous nous sommes aperçus que les pneus arrière du car avaient été lacérés à coups de rasoir.

* * *

J'ai téléphoné à un garage afin qu'on vienne nous dépanner. Puis à Thiard. N'était-ce pas une ironie du sort de constater à quel point la B 2 nous manquait ? Comme nous n'avions que trois voyageurs, nous avons pu nous caser tous, tant bien que mal, dans l'automobile du docteur, et regagner cahin-caha Saint-Theudère.

J'étais anéanti. Ces deux pneus hors d'usage me navraient.

Une fois au pavillon, je me suis assis près de la cheminée. J'aurais voulu être très vieux. En regardant courir et s'exalter les flammes sur les bûches, un grand désir de renoncement m'envahissait. Hélène me contemplait en silence. Je sentais ses yeux posés sur moi, je n'avais pas besoin de les chercher. Cela ressemblait à une pression de main, chaude et douce. Mes soucis se sont calmés. Un grillon a eu l'idée baroque de chanter par là-haut, dans la cheminée. J'ai pensé à l'enfant qui allait venir. Il m'attraperait les doigts de ses mains avides et fripées.

Alors je me suis ressaisi et, le cœur en paix, j'ai écouté la girouette rouillée du pavillon aux prises avec le vent d'automne…

Maintenant que, seul dans la chambre, je peux me pencher sur cette année écoulée, je constate avec un calme désespoir que tout ce qui s'y est passé — avec quelle rapidité, grand Dieu ! — était inévitable. Les histoires d'hommes, même lorsqu'elles sont vraies, et elles le sont toujours, obéissent à des règles. Parfois ces règles paraissent logiques aux spectateurs indifférents ; cela provient de ce que les individus se haïssent sans le savoir. Lorsqu'ils ne se haïssent pas, ils s'aiment et c'est encore pire.

Oui, je m'aperçois que tout s'est déroulé logiquement. Chacun a joué le jeu, son jeu. La vie, c'est le monologue mimé d'un milliard d'individus. Le reste n'est que masturbation cérébrale et ronds de jambe.

Voici comment les choses se sont passées. Car il s'est passé quelque chose, quelque chose de terrible et de très simple. Mais quel raffinement dans cette simplicité !

Le jour qui a suivi le sabotage de nos pneus par les meneurs de grève, je suis allé à V… en automobile avec Maurois. J'avais téléphoné la mauvaise nouvelle à mon associé et j'avais été soulagé de constater que l'annonce de cet incident contrariait fort peu le maître de la Citadelle.

— Je vous prendrai à l'auberge demain. Il faut s'occuper de trouver d'autres pneus et ça ne sera pas chose facile.

A l'heure dite, nous sommes partis, j'escomptais emmener Mathias avec nous mais, au dernier moment, l'adjoint est venu le chercher pour réparer son broyeur qui s'était bloqué. Maurois et moi avons fait nos courses en parlant de l'avenir du service. Il m'a remonté le moral.

— Apprenez à récupérer, m'a-t-il dit, et vous serez toujours vainqueur. Il faut s'huiler l'âme afin que les mesquineries aient moins de prise sur vous. Soyez fort !

Soyez fort !

Maurois avait-il pressenti que j'allais, dès le soir même, avoir l'occasion de mettre en pratique cette exhortation ?

Il m'a déposé au bas du bourg, car il était pressé de rentrer chez lui, sa femme étant alitée.

J'ai donc grimpé la côte à pied. L'automne s'était un peu calmé et la journée s'achevait comme une journée de printemps. Une lune décolorée, vide et inerte comme un médaillon de verre, reposait à l'horizon sur une grève de nuages couleur de sable. La nuit allait commencer d'un instant à l'autre ; on n'attendait plus que les trois coups et déjà les grenouilles des marais accordaient leurs instruments monocordes. Les vaches meuglaient dans les étables en se laissant traire et les chiens, de retour des champs, lapaient dans les auges la nourriture dédaignée par les porcs.

De loin, j'ai aperçu Mathias. Il était assis sur le mur de soutènement de la place. Son attitude accablée, ses yeux privés d'expression m'ont épouvanté. J'ai pressé le pas.

— Salut, vieille bête, tu ressembles à une cariatide.

Il a relevé la tête et m'a regardé avec effroi.

— Eh bien, que se passe-t-il ? me suis-je inquiété. Tu n'as pas l'air dans ton assiette ?

Il ne répondait toujours pas. Il respirait péniblement.

— Tu es malade ? Mais parle, parle donc, bon Dieu !

Il s'est laissé glisser au bas du mur. Il ne savait que faire de ses mains et se nouait les doigts.

— Écoute, Pierre, a-t-il commencé. C'est grave. Dis donc, je suis un crétin… Je te jure que si. Et puis d'abord je n'ai pas l'habitude des femmes…

J'ai poussé un cri.

— Hélène !

— Oui, Hélène. En revenant de chez l'adjoint, je suis passé au pavillon pour lui dire un petit bonjour.

— Bon, et alors ?

— Elle m'a payé un verre de marc. Tu vas voir comme c'est idiot ; en le buvant, je marchais dans la cuisine. Je lui racontais des histoires idiotes ; tiens, la blague du pape. A un certain moment, je me suis arrêté devant la photographie du gars, tu vois ce que je veux dire ?

Mon sang s'est glacé. J'avais déjà compris.

Mathias a enchaîné :

— Depuis le premier jour que je l'avais vu, il me semblait le connaître ; ça me poursuivait… Il y a des moments où j'y pensais pendant le travail. J'aurais dû t'en parler, bien sûr, mais j'avais dans l'idée que ça t'aurait contrarié ; tu sais, on sent des choses comme ça…

— Mais, accouche, sapristi !

Il m'a regardé tristement.

— Si tu crois que c'est facile d'avouer une bêtise pareille… Habituellement, lorsque j'allais chez toi, je pensais à la photo. Je me disais : aujourd'hui, vas-tu enfin te souvenir ? Et puis, c'était le vide, le brouillard. Et aujourd'hui, elle m'était sortie de l'idée. Quand je l'ai regardée, ç'a été comme une rencontre. J'ai poussé un cri, parce que je venais de reconnaître la petite lope que nous avions descendue dans la cour de l'école. Hélène a vu ma surprise : « Vous le connaissez ? » elle m'a demandé. Sans réfléchir, j'ai fait signe que oui. Je ne savais pas que c'était son frère. Je lui ai raconté toute l'histoire et avec des détails ; tu te rappelles ce pauvre dégonflé qui voulait pas mourir ?

— Alors ?

— Elle s'est évanouie. Je m'en suis vu pour la ranimer. Heureusement que le marc était sur la table. Quand elle a eu enfin repris conscience, elle m'a raconté… J'aurais eu un pétard, je m'en serais flanqué un coup dans le citron, tellement j'étais couillon. Je l'ai conduite chez Thiard, j'avais peur… à cause de son état, tu comprends ?

— Alors ?…

— Je ne sais pas ce qu'elle a raconté au vieux, mais il l'a embarquée dans sa bagnole. Au moment où ils allaient démarrer, elle s'est penchée par la portière. Elle ne pleurait pas, je te le jure, mais elle avait une figure mince comme un coupe-papier, et toute blanche.

Elle m'a dit :

— Mathias, vous direz à Pierre, vous direz à Pierre…

Il s'est mis à pleurer à gros sanglots, comme un gosse, c'était la première fois que je le voyais pleurer.

— … Vous lui direz que c'est oui… il comprendra… C'est vrai que tu comprends ? s'est-il inquiété.

Je me suis assis par terre, le dos contre un arbre… Je regardais s'éclairer les premières étoiles de Saint-Theudère.

— Bien sûr, ai-je murmuré. Elle savait que je lui demanderais si elle m'aime encore, malgré tout… enfin malgré l'exécution de son frère. Et c'est oui, tu vois, c'est oui, Mathias… Sapristi, que la vie est idiote !

Il s'est acagnardé contre l'arbre à son tour.

— Je suis impardonnable, a-t-il murmuré.

— Mais non, c'est de ma faute, j'ai été stupide de ne pas te révéler la façon dont j'ai rencontré Hélène.

Il a haussé les épaules.

— Hélène, a-t-il balbutié, Hélène… Où crois-tu que le toubib l'a emmenée ?

— Chez ses parents. Où veux-tu qu'elle aille, une fille comme elle, lorsqu'elle ne se sent plus le droit de vivre avec l'homme qu'elle aime ?

Thiard est arrivé une heure plus tard. De la place, nous avons entendu le tof-tof de la B 2 dans la côte. Nous nous sommes dressés. La nuit était pleine maintenant et les grenouilles se sentaient en sécurité. Le docteur a arrêté sa bagnole en nous apercevant. Il en est descendu péniblement. Jamais il ne m'avait paru si vieux, si seul, si navré.

— Bonjour, petit, m'a-t-il dit en me serrant la main. Alors votre ami vous a mis au courant ?

— Oui, doc…

— C'est à la fois cornélien et bête… mais je ne comprends pas.

— Qu'est-ce que vous ne comprenez pas ?

— Comment vous avez pu vivre aussi longtemps à côté d'elle sans rien lui dire. Vous avez dû souffrir…

— J'ai souffert, mais je l'aime, toubib, je l'aime et le reste ne compte pas. Du moment que j'ai eu la force d'accepter mon acte, qu'importait que Petit Louis soit le frère d'Hélène…

Le docteur s'est laissé tomber sur un banc ; il a ôté sa casquette et s'est gratté la tête.

— Où l'avez-vous conduite ? ai-je questionné. Chez ses parents ?

Il a secoué négativement la tête.

— Je voulais l'y mener, mais elle a refusé.

— Hein ! Alors où se trouve-t-elle ?

— En prison.

Les deux mots sont tombés sur moi comme des pierres. Je suis resté un moment abruti par le choc.

— En prison ?

Mathias lui aussi semblait ne pas comprendre.

— Elle a insisté, a dit le docteur. Oh, tonnerre, ne faites pas cette figure-là, essayez de comprendre ce qui arrive à cette gosse… Elle aurait pu aller n'importe où, vous l'y auriez suivie, n'est-ce pas ? Elle le savait… or elle a besoin d'être seule, pas exactement seule, mais isolée de vous et, au fond, pour elle ça revient au même. Il n'y a qu'en prison que vous ne pouvez pas la rejoindre. Elle m'a expliqué tout ça très bien ; c'est une fille terrible, mon petit. Elle m'a chargé de vous faire comprendre ce qui se passait en elle… Je l'ai conduite au procureur ; c'est un ami ; j'espère que ça ira tout seul, car elle n'a rien fait de répréhensible. Je vous fous mon billet qu'il y aura non-lieu.

« Elle va rester à l'infirmerie avec son ventre et son ventre, c'est vous… quelques jours… quelques semaines, peut-être. Après quoi, nous irons la chercher avec la B 2, vous, Mathias et moi, tous ensemble. Il faut qu'elle ait le temps d'accepter la chose à son tour ; elle a du retard sur vous.

L'angélus a tinté, là-haut, dans l'ombre bleue de la nuit. Un vent frais s'est levé. J'ai frissonné. Je pensais au pavillon où la cheminée garnie de braise, la lampe à pétrole, l'odeur de vieux bois attendaient Hélène. Hélène qui était en prison. Hélène qui ne rentrerait pas ce soir.

Et alors j'ai compris que rien n'était changé et que sa seule prison ce serait moi, jusqu'à la fin, comme elle était la mienne. J'ai su qu'au même instant nos deux cœurs cognaient à l'unisson et qu'elle avait envie de crier son amour, puisque je serrais les dents pour ne pas crier le mien. La boucle était bouclée. Un an auparavant, je lui avais évité la prison ; mais il ne s'agissait là que d'un sursis. Et ce sursis nous avait suffi pour bâtir un monde.

Thiard a passé son bras autour de mon cou.

— Elle veut que vous continuiez votre tâche en l'attendant et que vous vous battiez sur la route. « Sur la route, a-t-elle dit, où meurent les hommes et les hérissons… »

— Entendu, doc… je sais qu'elle a fait de moi un homme et je ne faillirai pas.

— Elle reviendra, a dit Mathias.

— Elle reviendra, ai-je affirmé. Et tout recommencera.

Je me suis tu ; je ne reconnaissais plus ma voix fêlée. A pas lents, je suis allé à l'auberge et j'ai demandé à madame Picard la permission de monter revoir la chambre de notre première nuit. La petite pièce sentait le triste. Les mouches continuaient d'y mourir avant l'hiver dans le cadre à photos disjoint. Sur l'image, on voyait toujours cette noce du siècle dernier, souriante et guindée, avec les cols durs, les chapeaux à plumes et le petit garçon tondu qui tenait la traîne de la mariée.

Alors il m'est venu une idée. J'ai couru chercher de quoi écrire à la cuisine. Sur l'étagère de la croisée, j'ai pu dénicher un flacon d'encre pâle, une plume ébréchée, un bloc de correspondance écorné. Toujours en courant, je suis remonté m'enfermer dans la chambre et c'est de là, Monsieur le Procureur, que je vous écris l'histoire de ce sursis. J'ai voulu que le juge d'instruction qui instruira et que les jurés qui peut-être jugeront connaissent la vérité sur celle que vous appelez la fille Lhargne. Je vous ai dit tout ce que j'ai vécu à ses côtés, et tout ce que j'ai vécu pour elle. Parce que c'était Hélène… ma petite Hélène, et que vous êtes en train d'examiner notre histoire à la lumière de votre lampe de bureau. Vous la disséquez, la classez, l'étiquetez, l'enfermez dans des chemises vertes soigneusement numérotées. La magistrature y trouve peut-être son compte, mais pas la vérité, Monsieur le Procureur. Non ! surtout pas la vérité. C'est pourquoi je vous adresse respectueusement ces feuillets.

L'aube se lève… Depuis longtemps déjà les coqs chantent. J'ai sommeil et, à force d'écrire, ma main s'est engourdie. Mais mon cœur chante aussi. Il chante plus fort que les coqs, car je viens de revivre toute mon aventure…

Mon aventure avec Hélène.

Oh ! Monsieur le Procureur, si vous saviez…

Saint-Chef — Lyon, 1948.