IL VAUT MIEUX AVOIR UN PORTEFEUILLE SUR SON CŒUR, PLUTÔT QU’UNE SOURIS !

Lorsque vous prenez le métro sur la ligne de Vincennes, vous êtes brusquement déconcerté en arrivant à la station Bastille de revoir le jour. Vous vous apercevez brusquement que cette habitude de nuit que vous croyiez avoir prise n’était qu’une fausse habitude. Vous vous épanouissez à la lumière du soleil comme une fleur (même si vous avez la plus splendide tranche de tocasson qui se soit baladée au sommet d’un cou d’homme) et vous vous sentez dégagé d’une vague d’angoisse. Puis, la station franchie, le métro, comme un monstrueux lézard fracassant, replonge dans son terrier.

C’est un phénomène de ce genre qui se produit pour ma hure. Avec la différence qu’il y a une foule de stations Bastille et qu’elles se succèdent à tout berzingue. Ce qui donne des pointillés jour-nuit, nuit-jour…

Puis ça se tasse, au lieu de réintégrer la nuit, je m’installe dans le jour.

J’essaie de respirer et je m’aperçois que c’est du domaine des choses possibles.

Alors ? Je ne suis pas mort ?

Bien vrai…

Pour une bonne nouvelle, c’en est une. Mais peut-être n’est-ce que partie remise ?

Je n’ose croire à ma chance. Je me palpe… Je m’attends à mettre ma main sur une flaque de sang. Mais non : rien !

Qu’est-ce que ça veut dire ? Bon Dieu, j’ai pourtant bel et bien pris une balle de 6,35 en pleine poitrine, et presque à bout portant, non !

Du reste, une effroyable douleur me casse la poitrine. Je regarde mon plastron : il y a un trou juste à l’emplacement du cœur…

J’entrouvre la veste. La chemise n’a rien. Un instant, je crois rêver.

Les miracles existent-ils ?

En général, ce sont les paralytiques qui se font miraculer… Pas les flics. Non pas les gros casseurs de gueule comme San-Antonio.

Alors, puisque je suis un tantinet sceptique sur la question des miracles, je cherche l’explication de ce nouveau mystère, et je la trouve plus rapidement que celle de l’autre, du grand.

La balle bien dirigée devait fatalement me perforer le palpitant, seulement les hommes ont pris l’habitude, depuis pas mal de temps, de mettre leur portefeuille sur leur cœur. Et dans mon larfouillet se trouve un petit calendrier de métal offert par une marque d’apéro.

Ce calendrier a formé blindage, il a empêché la balle de me rentrer dans le lard, mais il n’a évidemment pas diminué sa violence. La balle m’a seulement fait l’effet d’un terrible coup de poing au cœur et a provoqué cette syncope. Si vous ne croyez pas à l’efficacité de mon ange gardien après ça, vous n’avez qu’à reporter ce bouquin à votre libraire, afin de l’échanger contre un livre de cuisine.

Je me relève. Pas mal flageolant, le zigoto !

J’ai tout de même de la difficulté à respirer… Et comment ! J’ai l’impression d’avoir avalé une traverse de chemin de fer. Comme dit l’autre, ça me gêne pour rigoler.

Je m’assieds sur le divan de Gerfault : un truc innommable en peluche, ravagée d’un sinistre jaune albumine.

Je me cale le dos contre un coussin et j’attends un moment que ça passe. Je fais le tour de la pièce du regard. J’avise ce que je cherche, à savoir une bouteille de Calvados. Notez que je ne suis pas particulièrement porté sur le calva, mais j’ai tellement envie d’alcool que je boirais de l’eau de Cologne.

En geignant, je tends la main. J’attrape le flacon qui est posé sur un rayon et je me l’ajuste au trou que le Bon Dieu — un drôle de prévoyant — nous a percé sous le nez à toutes fins utiles.

Pour commencer, ça me fait salement tousser et je manque m’évanouir à nouveau… Puis, immédiatement après, j’ai le coup de fouet espéré…

Je déboutonne ma limace et je me masse doucement l’avant-scène. Je rebois une lampée de calva… Cette fois, je ne tousse pas.

Bon, je peux reprendre le fil de mes occupations. Pour me débarrasser du flacon de raide, je le pose sur son plateau, et je découvre alors un petit tas noir. Ce tas noir est constitué par du papier carbonisé.

Je vous parierais n’importe quoi contre autre chose que la môme qui s’amuse à trouer ses sacs à main et les vestes de flics est venue chez le suicidé de Genève pour y récupérer des papelards compromettant pour son fignedé. Elle opérait lorsque je suis arrivé. Alors, pour plus de sécurité, elle a brûlé les papelards avant de sortir. Qui est cette souris ? Est-ce la fille qui a téléphoné à l’hôtel Monseigneur, l’autre soir ?

Décidément, ça ne s’éclaircit pas du tout. Ma petite affaire devient même de plus en plus opaque.

Si la fille a brûlé des papiers, cela indique qu’il ne reste plus rien d’intéressant à apprendre…

Par acquit de conscience, je fais le tour de la cambuse, puis je les mets en me tenant les côtes, ce qui est vraiment une façon de parler.

Une fois à l’air libre, si vous me connaissez un peu, vous devez vous douter que mon premier soin est de pousser la porte d’un troquet et de commander quelque chose de vraiment sérieux…

Je vide d’affilée deux ou trois whiskies et je mets la main à la poche pour régler mon orgie. Je fais alors une curieuse constatation : le disque de métal que je conservais a disparu.

Ce disque ne s’est pas envolé comme une soucoupe, c’est ma miss Pistolet qui me l’a barboté, car je me rappelle que, durant mon attente dans l’escalier, je jouais avec…

Elle a eu le courage de me passer à la ratisse après m’avoir cloqué une pastille valda dans le poitrail ! Voilà une pépée qui a froid n’importe où sauf aux yeux. Je me sens brusquement comme un type à poil au milieu des Galeries Lafayette ! Ce disque, c’était devenu ces derniers jours comme ma raison de vivre. Il symbolisait le mystère au milieu duquel je flotte.

Maintenant, j’ai une preuve de plus concernant la valeur du disque. Et ma curiosité prend des proportions anormales. Elle est tellement énorme que si Barnum savait cela, il voudrait à toute force l’acheter pour la mettre dans une cage de verre.

J’ai tellement de « pourquoi ? » dans le caberlot que je pourrais en planter un plein champ grand comme la Camargue. Une affaire aussi obscure que celle-là, j’en ai jamais rencontré ! Rageusement, je lance un gros billet sur le comptoir et je regagne ma voiture. Puisque je suis à Montmartre, je vais aller faire un tour au restaurant de la rue Lepic, où tout mon patacaisse a démarré.

« La Perlouse » est vide à ces heures, du moins de clients, car les serveurs s’affairent pour dresser les couverts.

J’avise celui qui nous servait pour le gueuleton à Bérurier.

— Salut, petit homme, je lui fais ; vous me reconnaissez ?

Il me toise de bas en haut.

— Ah oui, dit-il, l’autre jour… C’est vous qui avez quitté la table sans dire au revoir, vos amis étaient furieux…

Je tire de ma poche la photo de Gerfault.

— Déjà vu ce mec ?

Il sait que je suis de la grande boîte, aussi n’hésite-t-il pas à me rencarder.

— Oui… Il est venu manger ici quelquefois…

— Vous connaissez son nom ?

— Non. Je l’ai peut-être vu trois fois en tout… Peut-être quatre…

— Il venait seul ?

— Non. Il était avec une gonzesse. Une fille vachement belle et roulée comme pas une…

Le gars doit être plutôt porté sur la cuisse, car il se lance dans une description enthousiaste de la môme en question. Mais moi je ne partage pas sa béatitude car, dans le portrait qu’il me fait, je reconnais la souris au revolver.

— Je vois, fais-je. Il est toujours venu avec elle.

— Oui. Ah non… Sauf la dernière fois qu’il est venu ici. Il était…

Il sursaute.

— Mais, au fait, c’est l’autre jour, le jour où vous étiez là avec vos amis… Vous ne l’avez pas remarqué ?

Je ne réponds pas à sa question. De ce côté-là, je fais le complexe du flic qui n’aime pas qu’on l’interroge lorsqu’il interroge, ni qu’on se mouche pendant qu’il jacte.

— Avec qui était-il, ce jour-là ?

— Avec un homme.

— Il était comment, cet homme ?

— Un fort gaillard… Jeune, avec un côté de la tête rasé, car il a dû subir une opération… Vous savez, je ne l’ai pas tellement remarqué…

« Ils étaient à la petite table du fond, là-bas, oui, le quatre. Décidément, tout le monde se débinait, ce jour-là, car son compagnon est sorti un moment. Lorsqu’il est revenu, votre mec avait disparu… Il avait laissé un billet de 50 francs sous la carafe. Je l’avais vu descendre aux toilettes. Je ne me rappelle pas l’avoir vu remonter, faut dire aussi qu’on est tellement bousculé. »

Je me pince le pifomètre.

— Et vous dites que son compagnon est revenu ?

— Oui.

— Qu’a-t-il fait ?

— Il a paru surpris et a regardé à droite et à gauche.

« Il m’a demandé : « Mon ami n’est pas là ? »

« Je lui ai répondu qu’il devait être aux toilettes. Il a attendu un moment. Puis il est descendu voir. Il est remonté en courant, il s’est précipité au-dehors et a couru à une voiture en stationnement. Il a parlé au chauffeur. Il est revenu, a attendu encore… Puis il est parti…

— O.K., merci.

Je lui allonge une demi-jambe avant de disparaître. Ce qu’il vient de m’apprendre me fournit au moins une indication : c’est pour échapper à son compagnon de table que le gars s’est déguisé en femme. Ou plutôt non, ça n’est pas à son compagnon qu’il voulait échapper, cela lui était facile puisque l’autre s’est absenté un bon moment. C’est l’autre qu’il a voulu doubler : celui qui attendait dans la rue au volant d’une bagnole. Peut-être était-ce un piège qu’on lui tendait. Seulement il le savait et il avait prévu le remède. Oui, pour une fois je brûle…

Gerfault, qui était acteur, a eu la déformation de l’acteur pour se débiner, il a tout de suite pensé à quelque chose de théâtral : un déguisement…

La poitrine me fait mal comme si j’avais une lampe à souder braquée sur le cœur.

Je passe chez un pote à moi qui est pharmago.

C’est un bon truand avec qui je faisais la java lorsque j’usais mes fonds de bénard sur les bancs de lycée.

Il tient une officine dans le quartier Saint-Laga.

— Tiens ! s’exclame-t-il en s’arrêtant de broyer des trucs dans un creuset, voilà le superman numéro un ! La dernière émission du flic qui vient de sortir… Pas encore mort ?

Il m’embrasse.

— Fais pas rire le mec, je lui dis, j’ai mal au battant.

Je lui bonnis une vraie romance pour lui expliquer que je suis tombé sur un caillou et que cela m’a meurtri la poitrine.

Il me regarde.

— Drôle de caillou, devait être chauffé à blanc pour brûler ton veston de cette façon, et drôlement pointu pour le perforer avec autant de précision.

Pour toute réponse, je lui montre mon portefeuille avec la balle fichée dedans.

Il secoue la tête avec incrédulité.

— Tu dois tripoter des trèfles à quatre feuilles tous les matins pour avoir un pareil vase, non ?

Il m’examine d’un peu près.

— Vilain traumatisme : mais tu ne ferais pas ce que je te dirais si je te le disais… Je suppose que tu veux une petite piquouse simplement pour te calmer ?

— On ne peut rien te cacher, mon grand.

— Tu as du boulot ?

— Tais-toi ! Si tu es sur le sable tu n’as qu’à me le dire, je te trouverai de l’embauche.

Il m’injecte un petit machin-chose qui, en deux secondes, endort ma douleur.

— Y a des gars qui sont vergeots de posséder un portefeuille blindé, me dit-il.

Il ajoute :

— Tout de même, entre deux tirs de barrage, tu devrais passer une radio pour voir si tu n’as pas une côte fêlée.

Je hausse les épaules.

— Les fêlures, ça me connaît, je lui affirme, fais confiance.

— Je sais : ça a commencé par ton cerveau…

Je lui lâche une bourrade qui l’envoie dinguer dans ses bocaux et je me fais la malle en souriant, frais comme un gardon !

A l’attaque ! Si je jouais aux gros bras, moi aussi ?