UN MONSIEUR BIEN QUI BOIT DU VICHY-FRAISE…
Je retourne à la grande taule afin de collationner les divers renseignements que j’ai demandés.
J’apprends d’emblée qu’un câble est arrivé de Genève pour moi. Il dit textuellement ceci : prenez vos besicles, les potes, si vous avez du jeu dans les châsses :
Police Genève à commissaire San-Antonio, Paris. Deux personnes ont demandé Mme Fouex, à l’hôtel Monseigneur, un jeune homme blond, élégamment vêtu, et un homme de forte corpulence ayant l’arrière-droit du crâne rasé, suite probablement accident. Les deux hommes, arrivés à quelques heures d’intervalle, ont pris une chambre l’un et l’autre, mais n’y ont presque pas séjourné. Homme tête rasée a beaucoup questionné personnel. Retrouvons sa trace dans immeuble habité par standardiste. Sommes sans nouvelles d’eux. N’avaient pas encore rempli de fiches lorsqu’ils sont repartis.
Je relis le message deux ou trois fois. Si je ne suis pas paralysé des cellules grises, j’en conclus que les deux hommes poursuivaient le même but sans se connaître. Que l’un et l’autre ont pris une piaule au « Monseigneur » simplement pour être à proximité de la chambre du drame et pour pouvoir la fouiller. Que l’un des deux, le fameux Crâne-pelé, était plus dégourdoche que l’autre, puisqu’il a fait une enquête auprès du personnel et pensé à questionner la standardiste de nuit, et que c’est certainement lui qui l’a ramenée en France dans l’espoir qu’elle m’identifie… Donc Crâne-pelé est l’assassin de la gosse et a failli être le mien par la même occasion.
J’en suis là de mes réflexions lorsque le chef me fait appeler.
J’arrive. Je lui raconte la suite de mes aventures et je la boucle pour lui laisser le temps d’assimiler tout ça.
Comme prévu, il se masse la théière et tire sur ses manchettes. Il paraît soucieux.
— Mon petit, dit-il, franchement, je crois que vous devriez prendre garde.
— A quoi, patron ?
— A votre santé.
— Soyez sans crainte : j’ouvre l’œil…
— Ouvrez donc les deux pendant que vous y êtes. Vous m’avez l’air d’avoir mis le pied dans une ruche… C’est très mauvais… Nous avons été stupides de ne pas mettre ce disque en lieu sûr, sans nul doute, c’est lui la clé du drame.
Ce nous me va droit au cœur.
Le boss n’a pas l’habitude de s’associer aux couenneries de ses subordonnés. S’il dit nous, c’est qu’il s’estime coupable, lui aussi… Il croit ne pas avoir fait preuve de discernement en me laissant trimbaler cette sacré nom de foutre de rondelle.
Je me sens un peu penaud.
— D’accord, c’est idiot, chef… Mais j’espère bien avoir ma revanche. Depuis le départ, je subis les effets des autres sans pouvoir riposter. Je me contente de jouer au chien de chasse et ça n’est pas tellement mon fort.
— Non, convient-il, vous appartenez plutôt au genre sanglier…
Il soupire.
— Tout ce que nous pouvons faire pour l’instant, c’est diffuser le portrait de la femme qui vous a tiré dessus et celui de l’homme au crâne partiellement rasé… Espérons que ça donnera un résultat…
— Les chances ne sont pas grandes, chef… Sans photos, il n’y a pas beaucoup d’espoir… de ce côté-là.
Il en convient.
— Vous avez eu les résultats des empreintes chez cette Mme Fouex ?
— J’allais justement demander au service…
Il appuie sur un bouton. Un planton paraît illico. Comment qu’il se fait servir, le bonhomme !
Il dit deux mots, pas trois : deux… Le planton s’évacue.
Le temps de compter jusqu’à vingt et le type que j’ai chargé de relever les empreintes s’annonce.
Il me rend compte de sa mission, elle est tout ce qu’il y a de plus négative.
— Aucune empreinte, déclare-t-il, l’appareil téléphonique était résolument vierge…
— La femme devait avoir des gants ?
— Non, même des gants laissent des empreintes sur l’ébonite.
— Ce qui veut dire que l’appareil a été essuyé ?
— Oui…
Nous nous regardons, le grand boss et moi. Nous échangeons des grimaces d’écœurement.
— Ça se présente mal, déclaré-je. Tous ces types qui surgissent de l’ombre ou des appartements vides commencent à m’écœurer…
— Attendons, fait philosophiquement le chef. Le hasard est notre meilleur auxiliaire.
En sortant du bureau impérial, je vais me jeter un godet à la brasserie habituelle. Le patron est en train de faire les mots croisés du Parisien libéré.
Il me demande si je connais un mot de dix lettres, signifiant boit sans soif.
Je lui dis que San-Antonio me paraît très bien convenir. Il se marre, mais vite il réintègre sa self-respectability. Il décide que le mot en question doit être dromadaire.
Ça cadre au poil pour la verticale, et, en ce qui concerne l’horizontale, ça lui ouvre des horizons nouveaux. Allons, tant mieux…
Je me laisse choir sur une banquette et je dis à la serveuse de m’apporter un biberon complet.
Elle s’annonce, une bouteille de vin blanc sous le bras.
— Vous n’avez pas l’air en forme, monsieur le commissaire ? remarque-t-elle.
Je lui dis que j’ai reçu ma feuille d’impôts ce matin. Il y a du populo dans les azimuts. A la table voisine de la mienne, se tient un monsieur tout ce qu’il y a de soi-soi qui sirote un Vichy-fraise avec l’air de se demander pourquoi il s’est fourvoyé dans ce bistrot de matuches au lieu d’aller biberonner au Cintra comme il le fait habituellement.
A un certain moment, nos regards se croisent. Il me sourit comme l’abbé Jouvence.
Je me défie d’instinct des hommes que je ne connais pas et qui me sourient, car je redoute que ce ne soient des types de la pédale. Chaque fois qu’un de ces messieurs-dames m’a déclaré que j’étais son genre de beauté, je lui ai mis le portrait dans un tel état que même aux puces, il n’aurait pas trouvé à le vendre.
Je détourne mon regard et je m’absorbe dans mon verre, après en avoir absorbé le contenu.
J’entends un glissement à mes côtés. C’est mon voisin qui se rapproche de moi. Je sens qu’il va avaler une partie de son clavier avant qu’il ne soit longtemps.
Il murmure, d’une voix très calme, très étudiée :
— Je vous demande pardon…
Je me détourne lentement et plante mes yeux dans les siens d’une façon peu engageante.
— Vous désirez ?
Mes façons peu amènes ne le rebutent pas.
— J’ai cru comprendre que vous étiez le fameux commissaire San-Antonio.
On a beau être un flic blasé, une flatterie fait toujours plaisir. C’est humain, non ?
— En effet, qu’y a-t-il pour votre service ?
Il soupire…
— Peut-être est-ce moi qui peux quelque chose pour le vôtre.
— Pas possible !
— Sait-on jamais !
— Je ne suis pas très fortiche pour les devinettes, vous savez ; on pourrait peut-être discuter un peu plus clairement, non ?
Il a un signe d’acquiescement.
— En effet…
— Alors ?
— C’est bien vous qui vous occupez de l’affaire de Genève, n’est-ce pas ?
— Comment savez-vous ça ?
Il ne répond pas. Un curieux petit sourire voltige sur ses lèvres minces.
Je détaille le type. Il peut avoir une cinquantaine d’années. Il a les cheveux poivre et sel, avec beaucoup de sel. Son visage est soigné. Ses yeux bleuâtres sont pétillants d’intelligence…
Il est nippé avec beaucoup de recherche.
— Peut-être pourrais-je vous apprendre des choses intéressantes, monsieur le commissaire…
— Qui êtes-vous ?
— Un nom, c’est si peu de chose… Je suis certain que le mien ne vous dirait rien…
— Allez-y, je vous écoute…
— Pas ici.
— Vous voulez venir dans mon bureau ?
— Surtout pas…
— Alors ?
— Alors, suivez-moi… Je vais vous conduire dans un endroit pittoresque.
— C’est vrai ?
— Oui. Si vous avez peur, je ne vois aucun inconvénient à ce que vous vous fassiez accompagner.
Ma parole, il me prend pour une pucelle, ce type. Je tapote mon Lüger.
— Mon feu et moi n’avons peur de rien lorsque nous sommes ensemble, je lui dis.