JE STOPPE UN GUEULETON POUR FILER LE TRAIN À UNE DRÔLE DE GONZESSE

La dame d’un certain âge qui lit France-Soir dans un coin du compartiment est une dame comme toutes les dames d’un certain âge, à l’exception toutefois qu’elle porte des chaussures d’homme.

A part ça, elle n’a rien de particulier. Car enfin, beaucoup de dames d’un certain âge possèdent des moumoutes et presque toutes ont au menton une barbe qui ferait pâlir de jalousie la photo de mon grand-oncle Eusèbe, le capitaine de hussards, s’il était possible de rendre pâle une photo de l’autre siècle !

Donc, cette dame porte une perruque ; un bath postiche à anglaises, comme en utilise le comique des petites tournées miteuses lorsqu’il se déguise en douairière. Mais, par exemple, elle n’a pas de barbouse. Et il y a à cela une bonne raison, c’est qu’elle s’est rasée le matin. Seulement, son système pileux est si exubérant que ses joues bleuissent déjà sous la couche de fard qu’elle a dû se passer avec un couteau à tartines.

Moi aussi, je lis France-Soir dans le coin qui lui fait face, mais au beau milieu de mon canard, il y a un trou et à travers ce trou, je bigle la brave dame.

Elle se tient immobile… Je suis certain qu’elle a dû lire douze fois le même article et qu’elle est pourtant incapable de dire de quoi il parle. C’est un drôle de type, cette bonne dame-là… M’est avis que si vous essayiez de la palucher au cinéma, vous auriez une drôle de surprise. C’est un peu ce qui s’appellerait « tomber sur un bec » !

Avant d’être « dame d’un certain âge », cet être-là était gardien de la paix, plombier-zingueur ou ce que vous voudrez, mais ça n’était pas une femme…

Depuis Paris, je la file. Ou plutôt je le file. Les gnaces qui se baguenaudent déguisés en rombière ont toujours retenu mon attention…

Ça s’est fait bêtement. J’étais en train de tirer une bordée à Pantruche, dans un coinceteau de Montmartre qui s’appelle « La Perlouse ». On était quelques potes de la grande boîte qui arrosions la médaille d’un ami. L’ami, pour tout vous casser, c’est Bérurier, cette grosse enflure de Bérurier, qui a été sacré héros national parce qu’il a pris un pruneau dans les côtelettes en poursuivant les assaillants du consul de Patagonie…

Bon… On était au champe. Le gros Bérurier était sur le point d’en pousser une… C’est toujours le moment que je choisis dans ces circonstances-là pour me prendre par la main et m’emmener faire un tour !

En loucedé, je me dirige vers les ouatères because c’est la seule issue qui se présente à moi.

Et, en arpentant le sous-sol, je me dis qu’après tout, puisque je suis là, je peux toujours changer l’eau du canari… Ce détail intime pour vous montrer combien tout s’est fait bêtement. Comme je parviens en vue de la porte marquée « Messieurs », je vois entrer un pèlerin. Ce zigoto est un type comme vous et moi… Rien de particulier à signaler sur son compte, sinon qu’il tient un paquet assez volumineux sous son bras. En général, les gogues sont des endroits où l’on se rend les bras ballants… Comme tout m’intéresse, je me glisse dans un réduit à balais d’où je peux surveiller la porte par laquelle vient de s’introduire mon type.

Pourquoi je fais ça ? Je ne peux pas vous le dire… Y a des types qui attrapent une feuille de papier et un crayon et qui vous pissent un poème. Ils sont comme ça et vous ne vous en étonnez pas. Hein ? Eh ben, mes cocos, pour le gars San-Antonio, c’est du kif… mon genre de poème, à moi, c’est le mystère. Le plus petit mystère et me voilà en transe comme un greffier qui voit passer à portée de sa patte la chatte la plus chouïa du quartier…

Donc, j’attends, l’œil rivé à l’ouverture de mon réduit. Et quelle n’est pas ma stupeur de voir ressortir des gogues, sans paxon cette fois, la dame d’un certain âge dont il est question…

J’en reste comme deux ronds de frites.

Lorsque la dame s’est engagée dans l’escalier, je me rue au petit coin qu’elle vient de quitter. Pas d’erreur, des frusques d’homme sont là, roulées en boule sur la chasse d’eau ! Alors, je bondis, en trois enjambées j’ai remonté l’escalier accédant à la salle. J’y parviens juste comme ma drôle de dame ouvre la porte et Bérurier la bouche pour entonner « Poète et Paysan »… Je chope Castellani par l’épaule, simplement parce qu’il est sur mon passage. Castellani, c’est un petit nouveau qui a l’accent d’Ajaccio.

— Viens ! fais-je.

Et nous sortons sans que je dise un mot pour justifier mon étrange attitude.

Bérurier reste la gueule ouverte comme un jeu de grenouille, son « Poète et Paysan » collé aux bronches comme un caramel.

— Qu’est-ce qui se passe, monsieur le commissaire ? questionne Castellani.

— Tu vois cette dame qui s’éloigne sur le trottoir ?

— Oui.

— C’est un homme.

Il ne comprend pas.

— Vous croyez que c’est une tante ? demande-t-il.

— T’as déjà vu une tante se déloquer dans des ouatères et y laisser ses fringues masculines ?

« Et puis fais-moi confiance, je connais ces messieurs-dames ou plutôt je les reconnais au premier coup d’œil…

« Celui-ci n’en est pas une, mais alors pas du tout… Vise-le ! Il a assez de mal à se faire passer pour une panthère !

— Qu’est-ce que vous croyez que c’est, monsieur le commissaire ?

— Je ne sais pas. Et c’est pour ça du reste que ce mec m’intéresse. Tu vas retourner auprès des amis et m’excuser. Puis tu téléphoneras au grand patron et tu lui expliqueras ce qui se passe. Je tâcherai de le contacter, mais je ne veux pas lâcher ce type, je flaire un coup louche…

— Bien, monsieur le commissaire.

Il me quitte et je continue ma filature.

La drôle de dame se retourne fréquemment pour voir si elle n’est pas suivie. Elle ne peut pas me découvrir pour la bonne raison qu’elle ne regarde que derrière elle, alors que moi, je marche à sa hauteur sur le trottoir d’en face… Pour la filature, faites confiance au bonhomme, j’en connais un brin. Je serais capable de suivre un type dans le désert de Gobi sans qu’il s’en aperçoive.

Mon Frégoli hâte le pas… Nous descendons la Butte à assez bonne allure, et nous débouchons sur le boulevard Rochechouart. Ma tâche va être à la fois plus compliquée et plus facile à cause de l’animation.

La chère dame se dirige vers une station de taxis. Elle grimpe dans le premier. Moi, je saute dans un qui se trouve en queue de la file.

— Police, je dis au chauffeur, vous allez suivre votre collègue du bout, celui qui décarre…

— Entendu, patron.

Le premier taxi fait un tour presque complet et reprend le boulevard Rochechouart en sens inverse en direction de Barbès.

Il descend le boulevard Magenta…

Nous traversons la République et fonçons du côté de la Bastille. Pour moi, la Bastille c’est comme qui dirait pour ainsi dire la gare de Lyon ! Et, une fois de plus, je mets dans le mille.

Voyant que le taxi que nous poursuivons s’engage dans la rue de Lyon, je dis à mon cocher :

— Ça va faire combien jusqu’à la gare ?

Il regarde son compteur.

— Dans les deux cent cinquante, patron.

— En voici trois cents, colle la mornifle dans ta fouille et écoute bien ce que je vais te dire… Colle le plus possible au taxi que tu files. Dès que nous serons certains qu’il va à la gare, c’est-à-dire au moment où il attaquera la rampe conduisant à l’esplanade, démerde-toi pour le doubler. Je veux arriver avant lui, tu saisis ?

— Ça joue…

Il n’est pas manche du tout, mon prince russe. Tout se passe exactement comme je l’ai désiré. Nous prenons cinquante mètres d’avance sur le G7 et je stoppe devant l’entrée des départs. Je bondis dehors et claque la porte, puis je m’engouffre dans le hall. Ma dame d’un certain âge va vachement renoucher les mecs qui vont pénétrer « derrière » elle dans le hall des départs. Il vaut donc mieux l’y attendre.

La voici ! Elle descend, pénètre dans l’immense salle des pas perdus. Mais, au lieu de se diriger vers un quelconque guichet elle se jette de côté et se glisse derrière l’un des battants vitrés de la porte. Dans cette encoignure, comme une araignée dans sa toile, elle observe le mouvement de l’esplanade et examine tous les gens qui rentrent.

Moi, j’en profite pour acheter des cigarettes et un canard. Qui dit gare dit voyage, qui dit voyage dit temps mort…

J’attends…

Quelques minutes s’écoulent, durant lesquelles mon zèbre enjuponné continue à jouer le préposé au mirador. Puis, rassurée, cette brave dame s’avance vers les guichets. Je continue de la précéder. Comme j’ignore dans quelle travée elle va s’engager, je laisse tomber mon journal afin qu’elle me dépasse pendant que je me baisse pour le ramasser.

Elle se glisse dans la travée des billets internationaux…

Où peut-elle bien aller ?

Je palpe mon larfeuille, mentalement j’en fais l’inventaire. Si mes calculs sont exacts, je dois avoir sur moi dix ou douze billets… Mettons onze. C’est pas le Pérou, mais je peux quand même voir venir. Intérieurement je me traite de tous les noms. Faut vraiment avoir du plomb de sauté sous la tabatière pour se lancer dans une aventure pareille sans y être invité par mes chefs.

Vous parlez d’un tordu que je fais ! Histoire de passer le temps lorsque je suis de campo, au lieu de me donner de l’azote je m’offre une filature, et à mes frais ! Y a que moi, je vous jure !.. S’il existait un autre louftingue de mon envergure, on nous empaillerait pour faire des serre-livres.

Je me trouve juste derrière la « dame ». Je reluque sa tenue. Le gars s’est cloqué sur le râble une robe noire, un manteau de lainage noir aussi avec un col de fourrure et, sur la tranche, un bitos du genre gobe-mouches… Il porte des bas noirs. Seulement il a eu un pépin, le zig, et il n’a pas pu se procurer de targettes à sa mesure, c’est pourquoi il a conservé ses pompes d’homme.

Il s’est fardé et, pour parachever ses transformations, s’est collé un parfum qui zigouillerait un nuage de sauterelles dans un rayon de trois cents mètres !

Je voudrais bien entendre sa voix. Comment qu’il va s’en tirer, le copain si, comme on est en droit de le supposer d’après sa carrure, il a une voix de basse noble ?

Mais il est malin.

Au lieu de truquer sa voix, il feint d’avoir une extinction.

C’est en chuchotant qu’il demande son biffeton.

Là, je suis marron. Salement marron ! Comme il a dû se pencher pour arriver à hauteur du guichet, je n’entends que pouic.

Il tend un billet de 100 francs. Le préposé lui allonge sa mornifle. Tandis qu’il la recompte, le guichetier me demande :

— Pour où ?

Vous parlez si je les ai fluettes ! Impossible de demander au mec de la S.N.C.F. quelle destination vient de s’offrir ma bonne femme.

Si au moins elle pouvait calter…

— Allons, pressons ! glapit ce tordu.

Je sors mon portefeuille et je lui mets mon insigne sous le nez, histoire de gagner du temps.

En effet, pendant qu’il reluque mon carton, la fausse grognace se prend par la main et s’évacue.

— Je veux le même billet que cette femme, dis-je. Et que ça saute !

Pendant qu’il me sert, je lui installe un gros format tout en ne perdant pas du regard la dame d’un certain âge. Je la vois qui franchit le contrôle. Un préposé lui met un coup de casse-noisettes dans son carton…

— Vite ! redis-je au guichetier.

Il m’allonge un petit rectangle marron. J’examine le morceau de carton. Il indique « Paris-Genève ».

Rapidement je pense que je n’ai pas besoin de passeport. Normalement ceci importerait peu car je possède un passeport permanent, seulement, ce matin, comme par fait exprès, je l’ai laissé sur la tablette de mon plumard.

Bon, je peux me lancer…

Je ramasse ma monnaie et je cavale jusqu’au portillon.

— Genève ?

— Quai B.

Me voilà parti au pas de course sous l’immense verrière. J’arrive à temps au quai B pour voir ma proie escalader le marchepied d’un wagon.

Un coup de sifflet ! Un gnace de la compagnie qui agite son morceau de ferraille rouge. Et le train pousse un soupir.

Décidément, il était temps.

J’attrape la première barre de cuivre venue. Je me hisse dans un wagon. Je remonte les couloirs jusqu’à ce que j’arrive devant le compartiment où se tient l’ami Frégoli. Je tire la porte à glissière.

J’imite le type vachement essoufflé.

— Bonsoir ! je m’exclame, il était temps !

Je fais un sourire à la ronde et je dis joyeusement :

— C’est bien le train pour Genève, au moins ?

Un murmure d’acquiescement me répond.

Je me laisse choir sur la banquette, en face de cette brave dame.

Nous sommes sans doute les deux seuls voyageurs du train à ne pas avoir de bagages !