Y A DES MECS AUXQUELS LA VIE D’HÔTEL NE CONVIENT PAS ET QUI SUPPORTENT MAL LES COUPS… DE TÉLÉPHONE

Je ne connais pas de ville plus sereine que Genève. On sent que dans ce bled on n’a pas fait la guerre depuis des temps immémoriaux ! Et on a bien raison du reste.

Ma filature continue dans les rues animées de la coquette cité…

Ma dame d’un certain âge paraît beaucoup plus à son aise depuis que nous avons franchi la frontière. Elle est moins furtive, moins anxieuse… Elle marche calmement sur les trottoirs grouillants, d’un pas de flâneuse.

Elle bigle les vitrines illuminées, hume l’air salubre qui tombe des hauteurs environnantes. On dirait un poisson qui vient de retrouver les grands courants après un séjour prolongé dans un bocal.

Ça n’est pas duraille du tout de la suivre.

On traverse une partie du patelin et elle s’engouffre dans le hall d’un somptueux hôtel.

Je me garde bien d’y pénétrer à sa suite car, maintenant qu’elle me connaît, elle pourrait trouver singulier qu’un de ses compagnons de voyage débarque dans le même hôtel qu’elle.

A travers les vitres de la porte-tambour, je la vois parlementer à la réception. Elle remplit une fiche et un groom galonné comme un chef d’état-major haïtien la guide jusqu’à l’ascenseur.

Une fois que la cage d’acier a disparu, je rentre dans la boîte. Je vais à la réception où se tient un vieux zigoto raide et gourmé, un peu moins chevelu que Yul Brynner.

Il s’accoude majestueusement sur un registre aux formidables dimensions. Il me regarde d’un air sévère et douloureux et questionne, avec la voix du type qui consent à vous prêter dix balles pour finir le mois.

— Monsieur désire ?

Je tire mon porte-cartes et l’ouvre au volet contenant ma carte de police.

Je lui cloque sous le pifomètre.

— Police française, dis-je. Je surveille la personne qui vient d’arriver.

— Cette dame ? demande avec hauteur l’employé.

— Oui… Voulez-vous avoir la bonté de me montrer sa fiche ? J’aimerais savoir sous quelle identité elle s’est présentée.

L’employé ne doit pas aimer les flics car il a une moue méprisante que je voudrais pouvoir découper dans son visage avec un sécateur.

Néanmoins il saisit une fiche dans un minuscule classeur et me la présente.

Je lis :

« Germaine Fouex. Sans profession. Nationalité française, 12, rue de la Pompe, Paris. »

— Merci, fais-je en lui rendant le bristol. Maintenant je voudrais la chambre contiguë à celle que vous venez de donner à la dame en question.

Il consulte son registre.

— Le 215 ? fait-il.

— Si vous voulez…

Il fait signe à un second groom qui rêvasse, affalé sur une banquette avec l’air de se demander la couleur du cheval blanc d’Henri IV.

— Vous avez des bagages ? questionne le grand tordu de la réception.

— Non.

Il a une lippe qui signifie : « Je m’en doutais » et il se désintéresse de moi, ni plus ni moins que si j’étais une vieille paire de bretelles hors d’usage. C’est un locdu qui ne se passionne pas pour les romans policiers.

Le petit groom est rouquin comme un brasero en activité. Il m’ouvre la lourde de l’ascenseur, prend place dans la cabine et appuie sur le second bouton.

Ensuite il me dirige dans un vaste couloir au tapis moelleux comme du Monbazillac…

— Voici le 215, dit-il.

Et il me tend la main en toute simplicité comme le fait votre mendiant habituel.

J’y laisse choir une pièce de un franc.

— Tu m’excuseras, Kiki, mais je n’ai pas de monnaie suisse.

— Vous voulez que je vous change de l’argent français ?

J’hésite… Après tout, autant être plumé par un petit gars déluré que par un banquier.

— Tiens, change-moi ce billet de cinquante.

Il va pour s’éclipser.

— Vous n’avez besoin de rien ? demande-t-il avec un regard éloquent autour de lui.

Il se dit, en zig plein de jugeote, qu’un type sans bagages doit avoir besoin de tout. Et l’idée de me griffer une commission au passage l’enchante.

— Si, je fais, tu vas m’acheter quelque chose. Quoi, monsieur ?

— Une percerette…

— Une quoi ?

— Une percerette… Tu sais ce que c’est ? Oui, mais…

Et soudain il se marre. Il se dit que je suis un bougre de polisson qui passe son temps à faire le voyeur, ça l’amuse.

— Monsieur est français, dit-il en clignant de l’œil.

Pendant l’absence du groom, je sonde le mur de communication, histoire de trouver un montant en bois au milieu du briquetage. Pour cela j’utilise une épingle. Soudain je pousse un grognement satisfait. J’ai ce qu’il me faut.

Lorsque le petit rouquin revient avec du fric suisse et une superbe percerette, je le gratifie d’un pourliche somptueux puis je ferme ma lourde à clé et je me mets au tapin.

C’est bien un panneau de bois que j’ai découvert. Mon outil rentre là-dedans comme dans un nuage. J’y vais molo et je le retire fréquemment du trou pour le passer sous le jet du lavabo afin qu’il ne produise pas le grignotement de souris habituel. Ce qu’il faut éviter à toute force, c’est qu’en traversant, la pointe de la percerette projette un paxon de sciure de l’autre côté. C’est pourquoi en mouillant la mèche, les particules de bois restent collées après. Je redoute autre chose également, c’est de déboucher derrière un meuble ou une glace car je ne connais rien de l’autre chambre. J’ai choisi mon emplacement en me basant seulement sur la topographie de la mienne. Mais j’ai du vase et j’aperçois bientôt un petit filet de lumière. Alors j’éteins l’électricité dans ma chambre pour ne pas révéler ma présence. Je donne encore deux ou trois tours de mèche et j’ajuste mon œil au petit trou. C’est de première ! Le gars qui se loue un fauteuil de ring ne voit pas mieux que moi le spectacle.

Ma vieille dame est dans une tenue assez bizarre, c’est-à-dire qu’elle est toujours fringuée en gonzesse, mais elle a posé sa perruque, ce qui fait que le gars a un air de ne pas en avoir deux, je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire.

Il est assis dans un fauteuil, de trois quarts par rapport à moi, et il semble plongé jusqu’au trognon dans de profondes méditations.

S’il est venu en Suisse pour se reposer, ça promet !

Je reste un long moment à l’observer. Je suis certain de n’avoir jamais vu, fût-ce aux dossiers, la figure de ce pégreleux.

Enfin, je quitte mon poste d’observation parce que c’est un petit jeu à choper un orgelet.

Je traîne un fauteuil à proximité du trou, je prends une pose de sentinelle italienne, et j’attends en regrettant fortement de ne pas m’être fait monter un flacon d’alcool.

Une demi-heure passe. De temps à autre je vérifie que mon gnace ne bronche pas. Il ne paraît pas décidé à entreprendre quoi que ce soit pour le moment.

Entre nous et le Palais d’Hiver, je peux vous avouer que je trouve mon aventure un tantinet saumâtre. Je me fais l’effet du type qui, dans un grand élan, a offert une tournée de champagne générale et qui examine son portelazagne le lendemain, au réveil.

En somme, je surprends un homme qui se déguise en femme. Je le suis sans m’occuper de rien. Je débarque à Genève dans un somptueux palace dont les prix ne doivent pas être en rapport avec mes moyens d’existence ; et je m’écroule dans un fauteuil… C’est mimi comme histoire ! Le jour où je raconterai ça à mes potes, ils se marreront tellement qu’on sera obligé de les descendre à coups de revolver pour les calmer.

Enfin, puisque je suis embarqué sur le radeau, pas la peine de se cailler le sang…

Attendons…

Je ne sais pas où je vais, mais j’y vais quand même ! On fait des bêtises à tout âge ! Enfin vaut mieux ça que d’entretenir une danseuse.

Soudain j’entends un petit déclic dans la pièce voisine.

Je bondis à mon trou et je vois que mon personnage bi-sex décroche l’écouteur téléphonique. Il murmure deux ou trois mots à voix basse, suivant le petit truc qu’il a mis au point, puis il raccroche et retourne s’asseoir.

Je bondis à mon appareil.

— La réception ?

— Non, le standard…

— Le 214 vient d’appeler, que voulait-il ? Ici, police, on vous le confirmera à la réception.

— Une seconde, dit la voix de la standardiste.

Je comprends qu’avant de me refiler le tuyau que je sollicite, elle va se rencarder à la direction. Les Suisses ne s’emballent pas !

Deux minutes s’écoulent. Puis la souris du bigophone me dit :

— Le 214 désirait savoir si personne n’avait demandé Mme Fouex…

— Et personne ne l’a demandée ?

— Non…

— Très bien ! Si on la demande, prévenez-moi avant de la prévenir, elle.

— Parfaitement, monsieur.

Je jette un coup d’œil… Mon type est retourné s’asseoir. L’attente va peut-être se prolonger.

Je retourne au téléphone.

— Allô !

— Oui, monsieur ?

— Faites-moi monter un sandwich et une bouteille de vin.

— Bien, monsieur.

Je repose l’appareil sur sa fourche. Aussitôt, la sonnerie grésille. Est-ce que le correspondant tant attendu par ma dame d’un certain âge se manifesterait déjà ?

— Allô ! je lance.

J’ai le cœur gonflé d’espoir.

La standardiste me demande :

— Quelle sorte de vin voulez-vous ?

— Du blanc, très sec…

— Bien, monsieur.

Je colle avec humeur l’écouteur à son crochet.

Nouvelle sonnerie.

— A quoi, le sandwich ? me demande cette tourmenteuse.

— A la baleine ! je beugle.

Elle, sans se démonter me dit :

— Nous n’en avons pas… Voulez-vous un « Club » : rosbif, tomate et laitue ?

— C’est ça !

J’espère que je vais être peinard.

Deux heures plus tard, c’est-à-dire à minuit, je suis toujours calfeutré dans la piaule. J’ai morfilé mon sandwich et vidé ma bouteille d’Alsace… Je bâille comme le docteur Bombard sur son radeau.

Pas marrant d’attendre… Surtout de ne pas savoir ce qu’on attend !

De l’autre côté de la cloison, mon mec attend toujours lui aussi et, pour tout dire, il paraît plus nerveux que moi. A chaque instant, il se lève, marche dans sa carrée et va boire un verre de flotte dans la salle de bains voisine.

Il a essuyé le fard empâtant ses joues et sa peau couverte de sueur brille comme celle d’un nègre sous la clarté crue du globe électrique.

A un moment, j’aperçois ses yeux. Ils sont luisants comme des yeux de fauve et ils contiennent je ne sais quel indicible effroi.

Je sens qu’il se passe quelque chose dans le crâne de mon bonhomme. Quelque chose de vaste, d’immense… Quelque chose comme une tempête intérieure…

A un certain moment, il va s’étendre sur le lit et enfouit sa tête dans l’oreiller. Puis il pique une crise et tape les montants du lit, frénétiquement, avec son pied…

Il est à bout.

Oui, c’est un homme à bout de patience, à bout de nerfs qui trépigne sur ce lit d’hôtel.

Presque un pauvre homme, avec sa tenue de fausse gonzesse et sa gueule de clown, mal démaquillée.

Sa nervosité me calme, moi. Elle est l’indice que le cas de cet homme ne manque pas d’intérêt… Elle apaise mes remords.

La sonnerie du téléphone !

Je me précipite.

— Allô ?

— Quelqu’un demande Mme Fouex…

— Au téléphone ou en personne ?

— Au téléphone.

— Y a-t-il possibilité de me brancher en même temps que le 214 ?

Cette question doit être une vache hérésie car c’est d’un ton presque courroucé qu’elle me fait.

— Mais non, voyons !

— Bon. En tout cas vous pouvez écouter, vous ?

— Oui.

— Vous connaissez la sténo ?

— Oui.

— Alors, tâchez de prendre la communication en sténo, n’est-ce pas ?

— Bien.

Elle coupe… J’entends la sonnerie dans la pièce voisine. Le type se rue littéralement sur son biniou. Il parle vite en faisant des gestes.

Puis il se tait, il écoute longuement, passionnément. Il ne prononce plus un mot… Il laisse tomber son bras tenant l’écouteur, ce n’est qu’au bout d’un instant qu’il se décide à raccrocher. Il retourne se jeter sur le lit. Il paraît groggy comme un boxeur qui vient de s’empaler sur le gant de son adversaire.

Je décroche à mon tour.

— Allô ! vous avez noté ?

— Non.

Je trépigne :

— Mais, nom de Dieu de m…, qu’est-ce que je vous avais dit !

D’une voix sèche, la standardiste me répond.

— Je ne comprends pas le langage qu’ils employaient.

J’aimerais pouvoir me flanquer des coups de pied aux fesses ! Je n’avais pas pensé à cette possibilité.

— C’était quelle langue ?

— Je ne sais pas… Une langue nordique, je crois… Mais je n’en suis pas certaine. Je parle l’allemand, l’anglais et l’italien outre le français, je crois que c’est à l’allemand que cette langue ressemble le plus.

— Merci. D’où venait l’appel ?

— D’un poste automatique de la ville.

— Impossible d’en trouver la trace ?

— Non.

Me voilà marron, marron comme un Sénégalais, comme un médecin avorteur, comme un banquier véreux.

Je soupire :

— Tant pis…

Et je retourne à mon minuscule look-out !

Décidément, les choses se précipitent. Mon type pose ses fringues de souris. Le voilà bientôt en maillot de corps et petit calbard.

Il retourne la jupe qu’il portait naguère et récupère une pochette de toile qui y est épinglée.

Il vide le contenu de la pochette sur la table. Celui-ci se compose d’un revolver et d’un petit disque de métal de la taille d’un gros pion pour jeu de dame.

Il saisit ce disque et regarde désespérément autour de lui.

Je le vois s’emparer d’une chaise. Il la traîne au pied de l’armoire, grimpe dessus et glisse son disque tout au haut du meuble. Puis il redescend, va prendre son revolver et se tire une balle dans le citron.