DRÔLE DE TURBIN !

La voiture est une vieille Opel teinte en noir ; le chauffeur un Alsacien entre deux âges aussi loquace qu’une armoire normande.

Il fait une nuit d’encre sur cette belle région de l’Allemagne, et la route sinue dans des bois en décrivant des mouvements de grand-huit.

A mes côtés, sur la banquette, se trouve le rigide. Il est allongé, raide comme un poteau, les talons reposant sur le plancher de la voiture, le crâne coincé par le plafond, le reste de son corps dans le vide. Ça fait un drôle d’effet de se balader avec un compagnon de cette nature. Je vous jure bien que vous avez plus envie de lire les aventures de Bibi Fricotin que du Baudelaire !

Nous longeons sur une certaine distance un cours d’eau dont les jaillissements d’écume scintillent dans l’obscurité. Je sais, pour avoir potassé le trajet sur la carte, qu’il s’agit de la Kinzig, un affluent du Rhin.

J’en déduis donc que Freudenstadt n’est plus très loin.

Donc, ça va être à moi de jouer…

J’allume une cigarette et je me mets à gamberger à la situation. Au fond, mon job n’a rien de tellement déprimant, seulement il est délicat comme tout… C’est du travail d’horloger et comme, soit dit entre nous et la rue de Rivoli, je suis à ma manière une sorte d’orfèvre, c’est bien entendu à moi que le boss a pensé pour l’exécuter…

La tire arrive à l’orée d’un village. Mon chauffeur se range soigneusement en bordure de la route…

— Je descends ici, dit-il…

Il me tend un porte-cartes de mica.

— Les papiers de la voiture…

— Merci…

Il descend de voiture, j’en fais autant afin de prendre sa place au volant… Il a un bref salut, un peu trop raide, un peu trop germanique à mon gré, puis il serre la ceinture de sa gabardine verte et s’éloigne sans se retourner en direction du village. Je lui laisse le temps de prendre du champ ; je me glisse derrière le volant et j’actionne la guinde… Je me mets à rouler doucement. La nuit est toujours très noire, mais, avec quelque chose de velouté et d’émouvant. Elle sent bon la terre fraîche et la nature humide… Je traverse sans encombre le village endormi. Il y a, à l’autre extrémité, un poste militaire français encore éclairé. En passant devant j’ai le temps d’apercevoir quatre soldats qui jouent aux brèmes à une table et un cinquième qui se tape en solitaire un grand coup de Traminer, son flingot entre les jambes…

Puis c’est la route serpentine…

Sur la droite, couronnant une hauteur, se dresse un castel démantelé comme on en représente sur les affiches de voyages conseillant aux touristes de visiter la Forêt-Noire.

Le chef m’a dit : « Lorsque vous verrez les ruines, sur la droite, au sortir du pays, vous continuerez jusqu’à ce que vous aperceviez en bordure de la route un mur écroulé. Vous pourrez vous arrêter à hauteur de ce mur, car la propriété des Bunks n’est distante que d’une centaine de mètres… Vous ne pouvez pas vous tromper : elle se dresse derrière un rideau d’arbres et son toit est orné de deux flèches de métal terminées par une boule de verre… »

J’arrive au mur écroulé et j’arrête le moteur. Je descends de mon bahut pour prendre contact avec le lieu de mes proches exploits.

Quelques pas, sur la route, m’amènent à proximité du fameux rideau d’arbres ; derrière lui, effectivement, m’apparaît la masse sombre de la maison aux deux flèches. Je reviens à l’Opel, je remets le moteur en marche et, tout en restant en première, j’aborde le talus.

La bagnole tangue dangereusement et mon copain le rigide bascule. Son crâne pète contre la vitre. Ça fait exactement comme un coup de marteau, mais, dans ce cas, il ne craint plus de se faire de bosse. C’est du solide, comme mort… On peut lui taper dessus ! Et puis, comme disait l’autre, s’il savait où je vais le conduire tout à l’heure, il aurait davantage les chocotes ! Mais les morts ont sur les vivants l’avantage de ne plus rien savoir et de ne plus trembler…

Comme j’ai l’œil d’un acrobate, je fais passer ma tirelire à travers une grande brèche du mur… J’atterris alors dans un pré fortement herbu dans lequel mes roues patinent. Sans arrêter, je décris un cercle, après avoir éteint les phares, de manière à ce que le capot du tréteau se trouve juste en face du trou au cas où j’aurais à m’évacuer rapidos… Puis je casse quelques branches d’arbre, j’en glisse une partie sous les roues de l’auto afin de pouvoir décarrer sans crainte de m’enliser pour le cas où il se mettrait à flotter… L’autre partie me sert à camoufler l’avant de mon engin dont les nickels pourraient attirer l’œil d’un passant.

Cette besogne de camouflage terminée, j’extrais le rigide de la voiture… Je le cramponne par le milieu du corps et je le charge sur mes épaules comme s’il s’agissait d’un tronc d’arbre. C’est vachement tocasson comme turbin, because le Polak commence à décomposer vilain et qu’il fouette terriblement… Dans la voiture, je m’en apercevais moins peut-être à cause du nuage de fumée dont je m’environnais. Mais au grand air, c’est un vrai championnat de puanteur. Le chef tenait à ce que cette décomposition soit commencée pour la réussite de la chose. On voit que c’est pas lui qui s’offre le voyage… Vous parlez d’une croisière ! Bien sûr, ça n’a rien de fatigant de mettre au point des expéditions de ce genre avec une rame de papier et un stylo à bille, seulement, quand on s’envoie le turf, à la bonne vôtre !

Je traverse le pré… J’arrive en bordure de la propriété. Celle-ci est clôturée par un solide grillage à grosses mailles. C’est du Rhinocéros comme marque ! Je dresse mon fardeau contre ledit grillage et je le hisse par-dessus en le prenant par les chevilles. Lorsque la moitié de son corps a dépassé la clôture, je donne une détente et il bascule. Ça fait un bruit de sac de plâtre tombant d’un premier étage… Ouf ! Je crois bien que je n’ai encore jamais accompli une besogne aussi déprimante que celle-ci. Comme un singe, je grimpe le long du grillage et je passe dans la propriété.

Je charge à nouveau mon pensionnaire sur mon dos. Avant de reprendre ma marche, je me repère… La maison est devant moi et la route est à gauche… J’oblique sur la gauche… Je fais environ cent mètres à travers les arbres centenaires et je retrouve la route. Je n’en suis séparé que par la clôture. J’adosse le rigide à un tronc épais… Cela fait, je respire largement pour me remettre de mes efforts…

Le transport s’est effectué dans les meilleures conditions possibles… Il s’agit maintenant de ne pas commettre d’impair. Tout est silencieux. Un instant, j’ai redouté qu’un chien quelconque ne vienne jeter la perturbation dans mon programme, mais rien ne s’est produit. Au loin, entre les frondaisons, la maison semble roupiller. Je suis vergeot, somme toute !

Je prends le petit sac de toile attaché sous mon bras. J’en retire les objets qu’il contient : le briquet et les cigarettes dans la poche gauche de la veste, ainsi que les clés… Bon, voilà qui est fait… Une petite boîte d’aloufs dans la pochette intérieure… Ça y est… Le portefeuille à droite… Bien ! Reste le mouchoir, le morceau de crayon et le canif dans la fouille gauche du grimpant…

En introduisant ces dernières bricoles dans le falzar du mec, mes doigts touchent ses cuisses à travers l’étoffe. J’ai toujours eu de la répulsion pour les cuisses d’homme, ce qui prouve bien l’orthodoxie de mes mœurs, mais alors, pour les cuisses d’homme mort, ce que j’éprouve n’est pas racontable !

Je retiens une envie sincère de dégueuler…

Deux ou trois profondes inspirations pratiquées à une certaine distance du cadavre pestilentiel me retapent.

Je me convoque pour un petit sermon de circonstance.

« San-Antonio, mon trésor, si tu as une nature de midinette, va falloir plaquer le service et te lancer dans la couture… »

Ce serait marrant, dans le fond, de terminer petite main après avoir été un virtuose de la mitraillette et du colt à canon scié !

Je passe d’un œil critique le macchabée en revue.

Debout contre son arbre, il a l’air d’un totem nègre…

Bon… Il est paré… Sapristi ! Mes yeux viennent de tomber sur les pompes de Blachin… Bien cirées, elles luisent dans un rayon de lune ! J’éprouve une petite satisfaction en constatant que le grand boss qui pense à tout n’a pas pensé que ces chaussures brillantes de cire ne pouvaient être celles d’un homme ayant marché à travers la nature… Je vais un peu plus loin ramasser de la terre argileuse et j’en macule ses godasses… J’en cloque sous les semelles, j’en glisse dans les œillets des lacets… De cette manière, il a tout du gros marcheur fourbu, le rigide !

Cette fois, je peux y aller… Je me recule d’une dizaine de pas. J’empoigne la pétoire au silencieux, je vise soigneusement le Polak entre les deux yeux et je presse la détente. Cela ne fait pas davantage de bruit qu’un pet de lapin. Je m’avance pour juger du travail. Dans l’obscurité, on n’est jamais sûr de faire du bon boulot. Mais je peux être content de mon talent de tireur… La valda est entré juste où je voulais et il a la moitié de la calbombe enlevée… De la sorte, il est méconnaissable, mon Polak… Absolument méconnaissable.

Satisfait, je rengaine mon compliment… Bien entendu, il ne saigne pas ; mais je tiens à ce que sa mort paraisse remonter à plusieurs jours, comme il a beaucoup plu ces temps derniers dans la région, personne ne s’étonnera de ne pas trouver de sang.

Je fais basculer le rigide dans l’herbe… Un instant encore je prête l’oreille. Le calme le plus parfait, le plus paradisiaque, règne dans les azimuts. Tout va bien…

Je rebrousse chemin et franchis la clôture au même endroit que précédemment.

Lentement, je me dirige vers l’Opel. Elle est toujours là, bien sage sous ses branchages… J’ôte ceux-ci, je grimpe dans la tire, et je démarre tout doucettement.

Dix minutes plus tard, je trace en direction du village…

En passant devant le poste français, j’aperçois les joueurs de cartes et le buveur de litron. Tous se livrent aux mêmes occupations.

N’était cette tenace odeur de clamsage, je pourrais croire que rien ne s’est passé depuis tout à l’heure…

La nuit est aussi sereine qu’une nuit de crèche. Il y a, maintenant que les nuages qui l’obscurcissaient ont fait la malle, de gentilles petites étoiles qui tremblotent.

Je stoppe devant le poste.

Celui qui ne joue pas aux cartes s’avance.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

Il a des sardines de sergot sur sa manche.

Je biche mon air le plus suave.

— Voilà, j’expose, je viens de Stuttgart et je vais à Fribourg. Entre Freudenstadt et ici, il y a une grande propriété clôturée par un épais grillage…

Le sergent a sommeil, il fait du morse avec ses paupières.

— Et alors ? bougonna-t-il…

— Je me suis arrêté en bordure de cette propriété pour satisfaire un petit besoin et il m’a semblé… Je…

Mon égarement est admirablement joué, car je lis l’intérêt et l’impatience dans les yeux de mon interlocuteur.

— Eh bien ! parlez ! grogne-t-il.

Je baisse le ton.

— Je crois bien qu’il y a…

— Quoi ?

— Un cadavre de l’autre côté du grillage…

— Un cadavre…

— Oui… Je… Cela sentait épouvantablement mauvais… Une odeur de décomposition ! J’ai frotté une allumette. Il m’a semblé voir le corps d’un homme dans l’herbe de la propriété, au pied d’un arbre…

Le soldat se gratte le crâne.

— Il vous a semblé ? insista-t-il.

— C’est façon de parler… J’en suis certain… Un homme grand… avec une partie de la tête arrachée…

Du coup, l’autre se met à siffler.

— Hé, vous autres ! lance-t-il vers l’intérieur du poste… Vous entendez ce qui se passe ? Il y a là un type qui prétend avoir vu un cadavre dans la propriété des Bunks…

Il entre dans la turne et, d’un signe de tête, m’invite à le suivre. Je cligne des châsses à la lumière. Ça pue la tanière et le tabac, dans le secteur. Et puis, il y a par-dessus le tout une odeur, une odeur de gros rouge qui est l’odeur même de la France.

Les quatre types me regardent, leurs cartons dans les pognes, hésitant entre l’intérêt que provoque ma nouvelle et l’ennui qu’elle leur cause.

— Faut prévenir le lieutenant, émet l’un d’eux.

Le sergent opine.

— Giroud, va le chercher ! ordonne-t-il…

Il se tourne vers moi, me regarde d’un air vaguement réprobateur.

— Si vous vous êtes gouré, va y avoir un drôle de foin ; le lieutenant, il aime pas beaucoup qu’on l’emmerde pour balpeau.

— Je ne me suis pas gouré.

Le lieutenant arrive. C’est pas du tout un jeune et fringant officier tel que le mot lieutenant vous en fait imaginer. Non, il est bas du prose, presque bedonnant et deux paquets de cresson lui sortent des étiquettes.

— Qu’y a-t-il ? aboie-t-il.

Le sergent s’étrangle.

— C’est cet homme qui prétend avoir trouvé un cadavre…

— Ouais, glousse l’officier…

Il m’examine pour voir si je suis bituré. Pour un peu, il me demanderait de lui faire sentir mon haleine afin de vérifier si elle avoue l’alcool.

— Un cadavre de quoi ? demande-t-il.

— D’homme, je réponds.

— De Français ou d’Allemand ?

La rogne me prend, mais je la refoule… J’ai un rôle à jouer, faut pas l’oublier. Et je dois gaffer à mes sautes d’humeur.

— Je l’ignore, dis-je. Un homme mort à qui il manque une partie de la tête ne ressemble plus à grand-chose et, à moins qu’il soit nègre ou chinois, il est difficile de préciser sa race.

— Vous n’êtes pas allemand ? demande l’officier.

— Non, et je m’en voudrais…

Mes paroles ont l’air de lui procurer un ravissement ineffable. Il sourit, ce qui ne doit pas lui arriver souvent.

— Vous êtes français ?

— Non, suisse…

Il se renfrogne un tantinet.

— On fait ce qu’on peut, dis-je, mais j’ai beaucoup d’affinités avec la France.

— Comment vous appelez-vous ?

— Jean Nikaus…

— Vous avez des papiers ?

— Bien entendu…

Je lui tends les faux papelards qu’on m’a remis à Strasbourg. Il les épluche soigneusement.

— Vous êtes représentant ? demande-t-il…

— Oui.

— Où l’avez-vous trouvé, ce cadavre ?

— Dans la propriété des Bunks, dit le sergent.

— Qu’est-ce que vous faisiez à ces heures dans la propriété des Bunks ?

— Je n’étais pas dans la propriété, mais devant! J’ai été pris d’un besoin que j’avais différé depuis trop longtemps.

Je recommence le récit fait au sergent.

Il m’écoute en tripotant sa fourragère.

— Bizarre, bizarre, fait-il… Qu’est-ce que ce cadavre ferait chez les Bunks…

— Ça, je n’en sais rien, assuré-je… Et je ne sais pas qui sont les Bunks…

— Les Bunks ! Vous ne savez pas qui sont les Bunks !

— Non !

Il me regarde d’un air incrédule…

— Voyons, enchaîne-t-il d’un ton apitoyé. Les Bunks, ce sont les grossiums du charbon… Vous avez dû en entendre parler, non ?

Comme je ne suis pas à un mensonge près, le plus sérieusement du monde, je réponds :

— Non !