ÇA SE DÉCLENCHE !

Le lieutenant, après quelques nouvelles questions oiseuses et quelques nouvelles considérations non moins oiseuses, décide d’en référer au capitaine, lequel, sans hésitation, en réfère au commandant. Comme le commandant s’apprête à téléphoner au colonel, je me dis que d’ici qu’on réveille Mon Général, j’ai le temps d’en écraser et je prends congé de ces messieurs en leur certifiant que je me rends à l’hôtel du patelin où ils peuvent venir récolter mon témoignage aux premières heures de la matinée.

L’aubergiste s’apprête à fermer boutique au moment où je m’annonce avec ma tire.

C’est un gros lard à trois mentons qui a le regard aussi expressif qu’une douzaine d’huîtres.

— Une chambre, je lui demande, et, auparavant, un petit casse-graine bien arrosé.

Il s’empresse. C’est exactement le gargotier d’opérette. Style Cheval Blanc ! Il ne lui manque qu’un bonnet de coton à rayures.

Il ouvre la porte de l’office et se met à meugler :

— Frida !.. Frida !..

Une servante radine. Une belle poupée de porcelaine, douillette comme un édredon, avec du téton, solide, des yeux pâles, l’air con et les cheveux blond filasse.

Je lui cligne de l’œil de mon air le plus farceur et elle me dédicace un sourire extrêmement bovin.

Ça commence bien ; les amours ancillaires, moi, j’ai jamais été contre, je suis un fervent du rapprochement des masses et, dans l’état où je me trouve, je ne demande qu’à rapprocher ma masse de la sienne.

Vous avez dû entendre parler du délassement du guerrier ? Le type qui a inventé ça en connaissait long comme Bordeaux-Paris sur la psychologie des conquérants au repos !

Moi, toutes ces giries m’ont donné faim et m’ont mis les nerfs en pelote. Or, une jolie souris est ce qu’on a trouvé de mieux contre la tension nerveuse, si vous ne me croyez pas, allez le demander à votre médecin habituel.

Frida m’apporte une assiette de charcuterie large comme un bouclier de gladiateur.

Je lui flatte la croupe, parce que c’est toujours comme ça qu’on pratique avec les juments et les bonnes de bistrot et que cette méthode, si elle ne cadre pas exactement avec les règles du savoir-vivre, a toujours donné les meilleurs résultats.

Frida me lâche un nouveau sourire plus vaste encore que le premier.

— Franzose ? elle me demande.

— Ya, je lui fais.

Les gretchens ont toutes un préjugé favorable pour les gnaces de chez nous ; et les gnaces de chez nous, même s’ils professent des sentiments internationalistes, ont suffisamment de patriotisme dans le calbar pour se montrer à la hauteur de leur réputation.

Fixer rancart dans ma piaule à cette pépée, c’est un jeu d’enfant pour un homme qui a bousculé tant de greluses qu’il est obligé d’embaucher un chef comptable et douze secrétaires pour en faire le compte !

J’engloutis mon assiettée de charcutaille, je vide ma bouteille et je fais un petit salut protecteur au patron.

Cinq minutes plus tard, Frida gratte à ma porte. Ça la démange. Quand ça démange à une fille, c’est toujours à une porte qu’elle gratte ! Et à la porte d’un monsieur…

Je ne la fais pas attendre.

Dire que c’est une affaire serait exagéré. Frida c’est jusqu’en amour le genre bovin. Pendant que vous lui faites le grand jeu, elle reste aussi statique qu’une motte de beurre ; et il y a en elle à cet instant presque autant d’infini.

Il est environ dix heures du matin lorsque je me réveille. Un morceau de soleil glisse entre les rideaux et, déjà, d’odorantes odeurs montent du rez-de-chaussée.

Ma porte s’entrouvre. Le visage poupin de Frida apparaît. Elle est luisante comme une savonnette.

— Messieurs officires franzoses vous demandent ! me dit-elle.

Elle approche de mon plume et me tend sa bouche. Je lui roule le patin de la sympathie et je me lève.

Un instant plus tard, je trouve un petit état-major dans la salle à manger de l’auberge. Mon lieutenant de la veille est là, avec un colonel et un officier de gendarmerie allemand. Ils sirotent une grande bouteille de Traminer. Allons, l’occupation française m’a l’air de bien se passer.

En m’apercevant, le lieutenant se lève.

— Voici Nikaus, qui a aperçu le mort, dit-il au colonel.

Le colonel a les cheveux grisonnants et une petite moustache à la Adolphe Menjou.

Il me salue d’un hochement de tête.

— Affaire très compliquée, dit-il…

— Vraiment ? je demande…

— Oui… Nous sommes allés, accompagnés par la police allemande, au domicile des Bunks. Le cadavre est celui de leur fils : Karl…

— Vous avez l’assassin ?

Il hausse les épaules.

— Je suis officier et non pas flic, grommela-t-il.

A la façon dont il prononce le mot flic, on comprend parfaitement qu’il n’a pas les représentants de cette corporation en très haute estime.

Il continue :

— Vraisemblablement, il s’agit d’une vengeance. Les Bunks sont favorables à un rapprochement franco-allemand… Karl Bunks était attaché à l’ambassade allemande à Paris ; voici quinze jours qu’on ne l’y avait pas vu… J’ai eu Paris au fil, cette nuit. Sans doute était-il venu dans sa famille… Quelqu’un du pays qui n’admet pas la collaboration nouvelle l’aura rencontré, reconnu et lui aura réglé son compte… Les cas de ce genre abondent… Le décès de ce garçon remonte apparemment, aux dires du major, à une quinzaine en effet !

Je suis ses explications avec l’attention d’un sourd soucieux de ne perdre aucun mouvement de lèvres.

— Sa famille a dû être bouleversée, je murmure.

Il hausse les épaules.

— Les Allemands ont le sens des catastrophes… Ils sont toujours très bien lorsqu’une tuile leur tombe sur le coin de la tête.

Je regarde avec inquiétude le gendarme qui les accompagne.

Le colonel suit mon regard.

— Il ne parle pas français, dit-il.

Je voudrais hasarder une question, mais je n’ose pas trop, de peur de paraître trop curieux.

— Comment personne ne l’a-t-il découvert avant ? je questionne. Voilà qui est curieux, non ?

Le colonel semblait attendre cette phrase. Un petit rictus contracte les coins de sa bouche.

— Très curieux, murmure-t-il.

Il fait une brusque volte-face et m’attrape par le revers de mon veston.

— Seulement, ce qui est curieux, monsieur… heu, Nikaus… Ce qui est vraiment curieux, c’est que vous ayez pu l’apercevoir de la route…

Un voile chaud m’enveloppe la théière.

— Co… comment ? je balbutie…

— Oui, renchérit l’officier… en effet, comment ! Comment avez-vous pu l’apercevoir de la route alors qu’il en était éloigné de cent mètres au moins et qu’il y avait un court de tennis entre la route et lui…

J’ai un pincement au bulbe du cerveau. Et moi qui me suis mis dans les draps avec la satisfaction du devoir accompli ! Comme un crétin, j’ai pris le grillage du court de tennis pour celui bordant la route.

Il y a un instant éternel de silence. Un silence pendant lequel on sent mijoter la matière grise de chacun des assistants.

— C’est ridicule, je murmure…

— Mais non, fait le colon, c’est étrange, sans plus…

Il se verse à boire, sirote son glass de blanc, le repose et dit :

— Bien que n’étant pas flic, j’aimerais au moins résoudre ce mystère. Un homme capable de découvrir en pleine nuit un cadavre situé derrière un obstacle à cent mètres de lui, cet homme-là, monsieur… heu, Nikaus, cet homme-là doit avoir un don de visionnaire. Ou alors, il est doué pour la recherche du cadavre… Dans les deux cas, il éveille l’intérêt.

Je comprends que je me trouve dans une impasse terrible. Alors, aux grands maux, les grands remèdes.

— Mon colonel, dis-je, puis-je avoir un entretien privé avec vous ?

Il hésite, mais mon regard est si incisif qu’il accepte.

Je l’entraîne tout au fond de la salle dans une embrasure de fenêtre. Là au moins, nous sommes certains de ne pas être épiés par des yeux ou des oreilles indiscrètes.

J’entrouvre ma veste, écarte un point précis de la doublure qui, à cet endroit, tient avec des pressions. J’en extrais ma plaque spéciale et je la montre au colon.

Il ouvre de grands yeux et me la rend.

— Vous auriez dû me le dire tout de suite, dit-il.

— Ma mission doit rester secrète, fais-je. Je vous serais reconnaissant d’oublier immédiatement qui je suis et de poursuivre votre enquête exactement comme si cet incident ne s’était pas produit… Vous seriez très aimable de me faire citer comme témoin chez les Bunks… Mettons que je m’intéresse à eux… Mettons aussi que j’aie des yeux de lynx et que je sois capable de voir un cadavre à cent mètres… Ou plutôt, mettons que ce soit l’odeur putride seulement qui m’ait fait pressentir un drame, qui m’ait poussé à la curiosité… Je suis certain que vous arrangerez très bien la chose, mon colonel…

Il fait un signe affirmatif.

— Comptez sur moi.

Nous nous rapprochons de la table.

Le lieutenant paraît affreusement vexé d’avoir été tenu à l’écart de cette petite conférence. Le gendarme louche sur la bouteille et sur son verre vide…

— Monsieur… heu, Nikaus, vient de me donner une explication satisfaisante, conclut le colonel. C’est l’odeur qui l’a choqué… C’est ça, l’odeur… Il a eu… Il s’est permis de franchir la barrière pour se rendre compte et… il… Bref, pas de questions…

Il se lève.

— Puis-je vous demander de nous accompagner sur les lieux du drame, monsieur… heu, Nikaus ?

— Mais certainement, colonel !

Je suis dans une rogne noire. Cette crème de juteux, avec ses façons brusquement déférentes, risque de tout compromettre…