LES GRANDS MOYENS
Un tendre soleil pionce sur Strasbourg lorsque j’y débarque. Je regarde les toits, mais il n’y a pas plus de cigognes que d’intelligence dans les yeux d’un gardien de la paix.
Et je profite de l’occase pour vous faire un aveu : eh bien, chaque fois que je suis venu à Strasbourg, je n’ai pas vu une seule cigogne.
Une voiture noire avec un flic au volant est rangée sur le parvis de la gare. Un type en pardessus mastic et chapeau imperméable se tient debout à côté de la guinde. Pas besoin de suivre des cours du soir pour comprendre qu’il s’agit d’un brave matuche.
Je me dirige vers lui.
— Parions que c’est moi que vous attendez ? je demande.
Il me regarde d’un air méfiant.
— Commissaire San-Antonio ? demande-t-il.
— Lui-même.
Il porte deux doigts aux ongles coupés courts à son chapeau.
— C’est en effet vous que j’attendais, monsieur le Commissaire.
Et il m’ouvre la portière.
— Comment va Cluny ? je demande…
Il hausse les épaules.
— Lorsque je suis parti, il y a un quart d’heure, il vivait encore, mais il était extrêmement bas… Franchement, je doute que vous puissiez lui tirer une parole…
— Nous verrons bien…
Il m’offre une cigarette, mais je la refuse, j’ai liquidé deux paquets de cousues en cours de route…
L’hôpital n’est pas très éloigné. C’est un vaste bâtiment gris et triste, comme tous les hôpitaux de France.
Mon compagnon me guide à travers un dédale de couloirs qui reniflent l’éther et l’agonie. Enfin il s’arrête devant une lourde sur laquelle il est écrit : « Défense absolue d’entrer ». Il frappe discrètement deux petits coups. On ne répond pas « entrez », mais une gentille infirmière vient ouvrir.
Elle est petite, blondasse, rondouillarde, bref le genre de petit lot qu’on aime à trouver en voyage.
Elle a l’air grave.
Son air grave vient de la présence dans la piaule de deux messieurs en blouse blanche qui, à en juger à leur maintien sévère, doivent être des huiles dans le corps médical du coin.
L’un est chauve avec des lunettes à monture d’or, l’autre est maigre avec un nez pointu. Les deux ont le même physique distingué et les mêmes yeux savants.
Ils me regardent avec intérêt. On leur a parlé de moi et ils savent que, dans mon genre, je suis chef de clinique dans les Services secrets. C’est donc avec une certaine considération qu’ils s’avancent vers moi, la main tendue.
— Muller, dit le premier.
— Rosenthal, fait le second.
— San-Antonio, dis-je…
Et je me tourne vers l’étrange appareil occupant le milieu de la salle.
Je ne sais pas si vous en avez déjà vu, mais un poumon d’acier, c’est un drôle de machin.
Ça incommode de voir un pégreleux dans cette cage de fer. Ce qui est le plus impressionnant, c’est qu’il soit à l’horizontale.
Je me penche au-dessus de la lucarne de verre. Je regarde. Mon premier sentiment est que je n’ai jamais vu cet homme. Mon second est que ça n’est pas n’importe qui. Il a un visage distingué, une fine moustache blonde, des cheveux blonds gris, des traits réguliers.
Je constate que le dispositif de sonorisation a été placé.
— Il vit ? je demande…
Il est difficile de s’en rendre compte car le mec est rigoureusement immobile.
— Oui, font les toubibs.
— Il n’a pas parlé ?
— Non…
— Vous comptez lui appliquer un traitement actif pour essayer de lui rendre momentanément sa connaissance ?
— Tout est prêt, dit le second toubib, celui qui a nom Rosenthal.
Il croit bon de m’expliquer :
— C’est un procédé non encore vulgarisé. Je l’ai vu tenter avec un succès relatif en Suède. Il visait à la guérison du patient, mais mes confrères scandinaves n’ont obtenu qu’une amélioration passagère ; très marquée, mais passagère…
— C’est tout ce que je demande, fais-je cyniquement… Allez-y…
Et je me recule dans le fond de la salle.
Les deux toubibs se penchent au-dessus d’une petite table et tripotent des flacons, des ampoules, des seringues.
Puis ils s’approchent de l’épouvantable appareil. Ouvrent un panneau placé sur le côté et font une injection dans les flancs du patient.
Ils referment le panneau.
— Il ne reste plus qu’à attendre, déclare le toubib à bésicles.
— Ça opère vite, votre drogue ?
Ils froncent le sourcil. J’ai dans l’idée qu’ils devaient s’imaginer autrement que je ne suis un as des Services secrets.
— Si ce traitement est opérant, disent-ils, nous obtiendrons un résultat dans l’heure qui vient…
L’infirmière va chercher des chaises pour tout le monde et nous prenons place autour de la machine infernale, guettant par le voyant de verre les réactions possibles du zigoto.
J’en profite pour me rencarder auprès de mon collègue de la police locale.
— Vous avez transmis la photo et les empreintes de cet homme à l’identité judiciaire ?
— Oui, il est inconnu.
— Vous avez trouvé une trace quelconque de lui avant son arrivée à l’hôtel ?
— Aucune. Il débarquait d’une voiture privée. Le conducteur de cette voiture s’est éloigné… C’était une voiture noire, mais le fait est passé tellement inaperçu que le portier de l’hôtel a été incapable de préciser la marque.
— Il n’a pas eu de visite, au cours de son séjour ?
— Non…
— Personne ne l’a contacté par téléphone ?
— Personne…
— Bref, il serait tombé de la lune que ça serait du kif ?
— A peu près…
— Seulement il n’est pas tombé de la lune. Vous avez passé son blaze dans les journaux locaux ?
Il me regarde, tout dérouté.
— Son quoi ? fait-il…
— Son nom ! Sa photo ?…
— Non, nous avons observé le silence le plus complet lorsque cette bombe a été découverte, car nous avons compris que la chose était grave.
Bien sûr, ils ont eu peur de se mouiller. Dans un sens, je préfère qu’ils m’aient conservé l’affaire intacte.
— Attention, me dit l’un des médecins, il reprend connaissance.