BAVARDAGE A SENS UNIQUE

Le type, en effet, vient d’ouvrir les châsses.

Il bat des paupières et son regard se fixe sur les visages groupés au-dessus de lui, devant la lucarne.

Il ouvre la bouche, mais aucun son n’en sort. Il voudrait parler, mais la chose lui est impossible.

Je crois que le boulot ne va pas être facile.

Je regarde le médecin au crâne déplumé.

— Il présente bien les réactions que vous espériez ? fais-je.

— Oui.

— Il ne pourra pas se manifester mieux que ça ?

— Je l’ignore… J’espère que si…

Je réfléchis et je me dis que mon zèbre pouvant battre des cils, s’il jouit de ses facultés, je peux toujours lui poser des questions…

J’attrape le petit microphone et je le porte à ma bouche.

— Pouvez-vous entendre ? je demande…

L’homme ne bronche pas. Son regard s’immobilise. Il doit ressasser cette question. Il lui faut du temps pour la réaliser et pour comprendre qu’elle s’adresse à lui.

J’attends un instant.

— Si vous me comprenez, reprends-je, battez simplement des paupières.

Nous attendons, les yeux rivés sur l’intérieur de ce monstrueux coffrage qui conserve la vie d’un homme, comme une lanterne conserve la vie d’une flamme.

Soudain, le pseudo Cluny bat faiblement des paupières.

— Compris, dis-je.

Je cherche à condenser mes questions, de manière à ce qu’il puisse leur répondre de cette façon élémentaire.

— Vous avez eu une attaque de poliomyélite, dis-je, vous vous trouvez actuellement dans un poumon d’acier, vous comprenez ?

Nouveau battement de cils.

Cet interrogatoire est étrange. J’ai l’impression de jouer dans un film de Boris Karloff.

— Vous subissez présentement une légère amélioration ; mais il se peut que celle-ci soit de courte durée. En bref, nous ne pouvons nous prononcer sur vos chances de guérison. Le mieux, pour vous, est donc que vous fassiez une déclaration si vous en avez envie… Avez-vous quelqu’un à faire prévenir ?

Il reste fixe. Ses yeux bleuâtres ne reflètent rien ; me voient-ils encore ? J’en doute, à en juger par leur éclat bizarre.

Pense-t-il seulement ? Est-il encore capable d’assembler des mots dans son crâne délabré ?

Je joue toute la partie sur une seule question, maintenant… Il ne doit pas penser, ou trop peu pour se dire que je peux être un policier et que ces paroles qui lui parviennent constituent un interrogatoire officiel.

— QUI FAUT-IL PRÉVENIR ?

Si dans sa torpeur d’agonisant, il parvient à répondre à cette question, je pourrai démarrer l’affaire, remonter jusqu’à la source…

C’est l’essentiel…

— QUI FAUT-IL PRÉVENIR ?

Alors je m’aperçois que, ne pouvant parler, il lui est matériellement impossible de répondre à cette question-ci.

Il ne peut s’exprimer que par la négative ou l’affirmative.

Il faut trouver un système…

— Vous avez quelqu’un à alerter ?

Il bat des cils…

— Une femme ?

« Oui », font ses paupières.

— Elle habite Strasbourg ?

Immobilité…

— Paris ?

Immobilité…

Sapristi, je ne peux pas passer en revue toutes les villes du globe…

— Elle habite la France ?

C’est général, mais aux grands maux les grands remèdes…

Il fait le signe affirmatif…

— Bon… Une grande ville ?

« Oui. »

J’ai de plus en plus l’impression de jouer aux noms de ville. Mais en ce moment ça n’est pas un jeu, c’est une tragédie.

Les médecins, l’infirmière, le flic suivent les péripéties de ce véritable drame à deux personnages dont un seul parle.

Tous sont crispés, tendus, plus crispés et plus tendus que s’ils assistaient à une opération chirurgicale périlleuse.

— Une grande ville de l’Est ?

Immobilité…

— Du Midi ?

Battement des paupières…

— Marseille ?

Immobilité…

— Nice ?

Immobilité…

— Cannes ?

Il bat des paupières.

Voilà enfin un résultat… Cet homme a quelqu’un à faire prévenir à Cannes. Mais comment faire préciser une adresse ?

— Cette dame habite un appartement ?

« Oui », font les paupières…

— Dans le centre ?

Je sursaute…

— Elle s’appelle Cluny ?

Immobilité…

Fausse joie !

Je décide de prendre le taureau par les cornes. En l’occurrence, le taureau, c’est l’alphabet.

— Vous me comprenez bien, n’est-ce pas ?

« Oui », fait-il.

— Je vais égrener l’alphabet, très lentement. Lorsque j’arriverai à la première lettre du nom de cette personne, vous me ferez signe.

Je commence : A… B…

Il fait signe.

— Son nom commence par B ? je demande…

Signe affirmatif…

— Parfait, la seconde lettre maintenant.

A… B… C…

Je poursuis, très lentement ; à L, il fait le signe.

— C’est L, la seconde lettre ?

« Oui. »

La troisième lettre est donc fatalement une voyelle.

— A ?

« Oui. »

Je crois bon de préciser…

— Donc, le nom commence par Bla ?

Signe affirmatif.

— Continuons…

— Je me remets à réciter l’alphabet… Le type garde les yeux fixes. J’en suis à la lettre T et il n’a pas donné de signal.

Un des médecins me touche le bras.

— Vous pouvez arrêter, me dit-il, voyez : il est mort !