DERNIÈRE TENTATIVE

— Voilà, dis-je au boss. J’ai fait ça, patron, bien que ce ne soit pas joli, parce que, à mon avis, nous n’avons d’espoir de pousser ces salopards à l’action qu’en nous manifestant.

Les délais que nous accordent les Russes pour retrouver leur bonhomme expirent dans quatre jours, c’est du peu !

Il lisse son crâne en peau de fesse.

— En quoi la mort de cette fille poussera-t-elle les nazis à se manifester ? demande-t-il, d’un ton où perce une obscure réprobation.

— Suivez-moi, chef ! Lorsque, à Freudenstadt, ma bagnole a eu fait explosion, les Bunks ont aussitôt su que j’étais indemne. Ils avaient certainement quelqu’un de leur bord dans les parages de l’hôtel. L’aubergiste lui-même est peut-être dans le coup, qui sait ?

« Donc, ils ont appris, presque en même temps, que les forces d’occupation mettaient une voiture à ma disposition. Le colonel l’a gueulé dans la cour, devant tout le monde.

« Il aurait fallu être sourdingue pour ne pas le savoir. Il leur restait donc la possibilité d’organiser un coup fourré ; seulement, étant conduit par un soldat français, cet attentat prenait tout de suite une signification trop grave. Ça devenait un crime international. Ils ont préféré dépêcher une fille à eux sur la route pour essayer de m’avoir à la douceur… Ça leur permettait de se rencarder un peu sur moi… Je suppose que ma personnalité devait les intriguer un brin, non ? »

— Continuez, dit le chef…

Il me regarde comme au cirque on regarde les évolutions du trapéziste sans filet. Seulement, ma gymnastique aérienne est une gymnastique morale…

— Donc, ils ont collé cette gosse à mes trousses. Il est évident qu’elle devait les contacter dès que possible. Or, elle n’a pu se manifester depuis le moment où elle a été avec moi, c’est évident. Je ne l’ai pas quittée d’une semelle et, une fois qu’elle a été chez la mère Tapautour, elle n’est pas sortie et n’a pas téléphoné…

— Alors ?…

— Alors, fais-je, ne recevant aucune nouvelle d’elle, ils vont bien essayer de savoir ce qui lui est arrivé… Lorsqu’ils verront dans la presse, demain, qu’une mystérieuse jeune femme non identifiée s’est défenestrée, ils enverront quelqu’un à la morgue afin de vérifier s’il s’agit de Rachel. J’ai donné des instructions formelles pour qu’aucune photographie d’elle ne soit publiée.

— Je commence à voir où vous voulez en venir, murmure le boss. C’est très fort, j’en conviens. Nous allons installer une permanence à la morgue, et tous ceux qui viendront regarder le cadavre de la jeune femme seront pris en filature…

— Voilà ! triomphé-je.

— Vous avez eu cette idée avant de… de la pousser, San-Antonio ?

— Oui, fais-je en pâlissant un peu…

Le patron se lève.

— Chapeau bas, murmure-t-il, admirateur.

— C’est le cas de le dire, boss !

Je suis dans mon lit, et j’en écrase comme un loir.

Je rêve que je suis embauché aux Folies-Bergère pour faire des trucs en ombres chinoises à la vedette du spectacle… Nous sommes derrière un écran en verre dépoli, un projecteur nous biche en pleine poire. Je soulève la plume d’autruche qui l’habille et je commence l’exercice lorsqu’une sonnerie retentit. Cette sonnerie veut dire : en scène ! Bon Dieu ! mais j’y suis, en scène !

La sonnerie continue, lancinante.

Merde à la fin ! Il devient dingue, le régisseur, ou quoi ?

C’est à ce moment que je me réveille et que je comprends que cette sonnerie insistante est, en réalité, celle du téléphone.

Fulminant, je me dirige vers l’appareil, le crâne rempli des cloches du sommeil.

Illico j’identifie la voix : c’est celle du patron.

— Je suis heureux de vous joindre, dit-il…

Je l’interromps.

— Quelle heure est-il, chef ?

— Quelque chose comme deux heures du matin.

— Je peux vous poser une question ?

— Faites vite !

— Vous arrive-t-il de dormir ?

— Non, je ne sais pas de quoi vous voulez parler, déclare-t-il le plus sérieusement du monde.

Il enchaîne presque aussitôt.

— Demain matin, vous allez prendre le rapide de huit heures pour Strasbourg…

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Une chose bizarre…

— Elle a un rapport avec l’affaire qui nous intéresse ?

— C’est pour le savoir que je vous envoie là-bas. Apparemment rien ne permet de le supposer…

— Alors ?

Il y a un silence.

— Vous n’avez jamais remarqué que j’ai un grand nez, San-Antonio ?

— On marche à l’instinct, maintenant ? je demande…

Cette réplique est un peu osée. Le chef n’est pas d’humeur à se laisser charrier.

— Tant qu’on n’avance pas d’une façon logique, oui ! Soyez à mon bureau avant le départ du train, pour que je vous explique…

— A quelle heure ?

— Mettons six heures…

— Entendu, mais la planque de la morgue ?…

— Je mettrai quelqu’un de sérieux là-dessus, faites-moi confiance.

Il crache dans l’appareil :

— Good night !

Et raccroche.

Le déclic m’a meurtri les oreilles. Je pose le récepteur sur sa fourche.

M’est avis que j’aurais mieux fait d’aller pêcher la baleine à Terre-Neuve le jour où je suis entré dans les Services secrets !