DESCENDEZ, ON VOUS DEMANDE
La soirée est de plus en plus lourde lorsque je parviens dans les meubles de la mère Tapautour.
L’orage imminent vous comprime la poitrine et vous bloque les éponges. J’ai horreur de cette atmosphère de cataclysme. Il me semble toujours que la planète va exploser, ce qui est une sensation des plus désagréables.
Avant de monter l’escalier de l’immeuble, je tire l’épingle d’or de mon revers de veste où je l’ai fixée avant de quitter le burlingue du Vieux et je la plante dans l’épaule, juste à l’endroit où l’avait enfoncée Bunks…
Parvenu au troisième étage où crèche la vioque, je sonne.
C’est elle qui vient m’ouvrir, un rahat-loukoum à la main.
— Enfin vous ! s’exclame-t-elle, la bouche pleine de ses infernales sucreries… Cette chère mignonne commençait à désespérer…
Je ricane.
— Moi, mémée, je suis comme le gros lot, je me fais désirer, mais je finis toujours par sortir pour ceux qui savent m’attendre.
La vieille essuie ses lèvres flétries où le rouge se délaie avec le sucre.
— Je lui ai offert des chocolats… Elle est adorable, cette enfant.
Elle me téléphone un coup de coude complice au creux de l’estomac.
— Vous n’allez pas vous ennuyer, farceur !
Ce serait quelqu’un d’autre, je ne tolérerais pas ces familiarités ; mais la mère Tapautour est une vieille carne pour laquelle j’ai toutes les faiblesses. Elle est tellement typée, tellement incroyable qu’on ne songe pas à rouscailler avec elle.
Je frappe à la porte du studio.
— Entrez ! fait Rachel.
Elle est assise dans un fauteuil. Elle a posé ses fringues et a revêtu une robe de chambre en tissu-éponge blanc qui la nimbe comme d’une lueur irréelle.
— Il faisait tellement chaud, explique-t-elle.
— Ben, voyons.
J’ajoute en lui caressant la nuque :
— Je n’ai pas été trop long ?
Elle bat des cils.
— Je commençais à penser que vous m’aviez abandonnée…
— Et ça vous faisait quoi ?
— De la peine, balbutie-t-elle en détournant les yeux.
Ce genre d’aveu appelle automatiquement le baiser.
Je la prends par le haut des bras, je la soulève littéralement de son fauteuil et je colle mes lèvres sur les siennes.
Venant d’une bergère qui est toute nue sous une robe de chambre flottante, ça vous incline davantage à potasser le rapport Kinsey plutôt que les derniers imprimés sur les indirectes. Je l’entraîne jusqu’au paddock en lui débitant de ces mots sans suite et sans fin qui fouettent le sang.
Lorsqu’on a suffisamment joué à la bête à deux dos, je lui roule un patin final. Vous remarquerez que l’amour commence et finit toujours de la même façon…
— Bon, si tu permets, ma chérie, je vais me raser un peu, je dis… Pour te sortir, c’est indispensable, j’ai un de ces pièges qui me fait ressembler à un acteur italien.
— Vous avez un rasoir ?
— Non, mais la mère Tapautour doit en avoir un, tu penses : avec la barbouze qu’elle a !
Je pose ma veste et je quitte la pièce.
Comme je le prévoyais, la mère maquerelle est dans les parages, l’air faussement innocent.
Je cours à elle et je lui bonnis à l’oreille :
— Parlez-moi, dites-moi n’importe quoi !
Je pose mes pompes et, à pas de loup, je viens à la porte du studio. Le trou de la serrure est tout à fait à la hauteur de mon œil lorsque je suis à genoux.
Ce qu’elle a dû se rincer les châsses, la vieille ! On a une vue magnifique de la pièce… Autant que des tribunes au parc des Princes ! Au fond du couloir, la mère Tapautour me jacte inlassablement comme un perroquet remonté.
Je vois Rachel sortir du cabinet de toilette où elle se trouvait lorsque j’ai quitté la carrée.
Elle vient à la porte et tire la targette… Heureusement que la mère Tapautour est une vicelarde qui aime bigler les ébats de ses petits protégés… Pour ce faire, elle a muni toutes ses piaules de targettes et a ôté les clés des serrures…
Maintenant, Rachel, se croyant tranquille, va droit à la veste. Elle palpe les poches. La première chose qu’elle en sort, c’est le revolver. Elle ôte le chargeur, le vide des balles qu’il contient et glisse celles-ci dans une potiche. Après quoi, elle réintroduit le chargeur dans l’arme et l’arme dans ma poche. Puis elle s’attaque à mon larfouillet. Elle potasse mes papelards, ceux qui sont au nom de Nikaus, citoyen helvétique… Elle hausse les épaules et le remet en place. Ensuite, elle palpe consciencieusement ma veste. Pour une fille qui postule à un emploi de secrétaire, elle a un doigté rare. Elle ne met pas longtemps à trouver ma plaque spéciale dans la doublure. Elle la regarde et un sourire flotte sur ses lèvres…
Elle poursuit ses investigations. Elle palpe maintenant le rembourrage des épaules. Tout de suite elle trouve l’épingle.
Cette fois, elle a un coup de surprise phénoménal. Sa bouche s’ouvre, elle écarquille les yeux… Elle a un geste qui est un geste d’allégresse… Elle s’empare de l’épingle et la glisse dans son sac à main.
Je quitte mon poste d’observation pour rejoindre la mère Tapautour.
— Vous avez un rasoir ? je lui demande.
— Pour vous raser ? demande-t-elle.
Je hausse les épaules.
— Pas pour trancher la gorge à quelqu’un, évidemment. Vous me prenez pour qui ?
— Oui, j’en ai un…
Coquette, elle ajoute :
— Quelquefois des messieurs oublient le leur…
— Bien sûr, je fais… Et puis quoi, vous ne vous rasez jamais que deux fois par jour…
Elle est asphyxiée, mais prend le parti de rire.
— Comme vous êtes farceur, tout de même…
Elle ne me pose pas de questions sur mon petit manège de la serrure. Peut-être se dit-elle que je suis un maniaque…
Elle m’emmène dans sa salle de bains personnelle. Elle est vachement outillée pour le barbichage, la daronne. Son rasoir est électrique. Je m’en flanque un coup ; les résultats ne sont pas merveilleux, car je n’ai pas l’habitude de ces sortes de mécaniques mais, après tout, je n’ai pas l’ambition — ce soir surtout — de jouer les Brummell…
Je me rafraîchis le museau, me lave les pognes, rajuste mon nœud de cravate et, après avoir vidé la moitié d’un flacon d’eau de Cologne sur mon dôme, je reviens à la petite Rachel. Elle a retiré la targette. Elle s’habille paisiblement.
Comme j’entre, elle me décoche un radieux sourire.
— Changement à vue, je dis, qu’est-ce que tu penses du bonhomme lorsqu’il est savonné ?
— Magnifique, murmure-t-elle… Oh ! mon chéri…
Je m’assieds dans un fauteuil.
— On crève, je dis… Jamais vu une nuit aussi lourde… Tu ne te sens pas mal à l’aise, toi ?
— Non, fait-elle…
Elle va ouvrir la croisée.
C’est beau, Paris, fait-elle en s’y attardant un peu.
Je ne réponds rien. Je continue à remuer mes pensées… Un dilemme se pose : dois-je intervenir illico ou attendre ?
Rachel m’a prouvé par son attitude qu’elle faisait partie de la bande. Donc, par elle, je dois pouvoir remonter la filière. Seulement, là est le point faible. Si je la laisse aller, elle va prévenir les autres que Bunks est vivant. Cette épingle lui en a apporté la preuve… Que dois-je faire ? Bon Dieu, comme c’est moche d’avoir à prendre des décisions de cette ampleur ! Je donnerais bien mille balles pour avoir l’opinion du chef… Impossible de lui téléphoner maintenant. Je dois décider seul, et décider vite ! Je ris.
— Qu’as-tu ? me demande-t-elle.
Je ris parce que je pense que Bunks a eu une idée extraordinaire. Lorsque je lui ai dit que j’étais en cheville avec Rachel, il a voulu prouver qu’il vivait encore. Alors, devinant que la souris allait éplucher mes faits et gestes, passer ma vie au peigne fin, fouiller mes poches… il s’est dit qu’il avait une chance de se manifester à travers moi. Il a choisi comme messager son propre geôlier… Ça, reconnaissons-le, c’est du boulot !
Elle s’approche de moi, frôleuse, le regard moite, comme les filles en ont lorsque vous leur avez prouvé que vous n’êtes pas un empêché du calcif.
— Qu’as-tu ? demande-t-elle.
Peut-être est-ce cette attitude enveloppante qui me décide. Je me lève, je passe ma veste. Je sors mon pétard… Je vais à la potiche, la renverse sur le lit et récupère mes dragées… Je recharge posément le décrasseur en la regardant tendrement.
Elle est devenue un peu pâlichonne, faut reconnaître. Mais elle ne bronche pas.
J’ouvre son sac à main, je récupère l’épingle et la fixe à mon revers.
Enfin, je me tourne vers elle.
— Alors ? je demande.
Elle n’a pas un geste. Ses joues sont tirées, ses narines pincées et il y a dans ses yeux des lueurs inquiétantes.
Je m’approche d’elle, à petits pas. Je lui flanque une mornifle carabinée qui l’envoie valdinguer sur la carpette.
Et je redis :
— Alors ?
Sur un ton engageant.
Rachel se relève, elle a la joue écarlate.
— Vous êtes une brute, grince-t-elle.
— Confidence pour confidence, ma jolie, vous êtes une petite salope !
J’ajoute…
— Seulement, une salope, ça ne se contente pas de faire l’amour et les poches… Ça parle… Et vous allez parler !
Elle s’approche de moi.
— Je n’ai rien à dire, monsieur le Commissaire !
— Voyons, ne me faites pas croire cela ! Une femme a toujours quelque chose à dire !
Je l’attrape par le bras.
— Par exemple, ce que vous avez fichu du Rusco ?
— Je ne sais rien !
— Non ?
— Si !
— Même pas où l’on peut contacter les zouaves de Karl ?
Elle se campe devant moi, ardente, sauvage !
— Ecoutez bien, commissaire. Je ne parlerai pas. Chez nous, il n’y a pas de… comment appelez-vous ça… de lavettes ! Nous savons nous taire ! Vous m’avez eue, très bien… Mais je vous préviens tout de suite que vous ne tirerez rien de moi.
Elle a parlé, moins sous l’effet de la colère que pour mettre au point la situation.
Je sais qu’elle a dit vrai. Elle ne parlera pas. Eh bien, me voilà beau avec un nouveau pensionnaire clandestin.
Alors, une idée diabolique me traverse le cerveau.
Une de ces idées comme heureusement on n’en a que très peu et dont il est inutile de se vanter.
Je marche sur elle, la gueule mauvaise. Je sens que mon foie distille de l’acide prussique.
Je dois avoir la bouille si terrible qu’elle se met à reculer, épouvantée…
— Ah ! tu ne parleras pas, je grommelle.
— Non.
— Ah, tu ne parleras pas !..
Maintenant, elle est presque adossée à la fenêtre ouverte.
Prompto je me baisse, je lui empoigne les chevilles et je la fais basculer par-dessus la barre d’appui.
Un cri terrible qui tombe dans les profondeurs obscures… Miss Auto-Stop n’aura pas fait de vieux os à Paris !
J’ouvre la porte donnant sur le couloir.
Je n’aperçois plus la mère Tapautour. J’aime autant qu’il n’y ait pas eu de témoin ; même de témoin timoré qui bigle par le trou des serrures comme des larbins de palace.
Elle est en train de se confectionner du cacao. En attendant que son breuvage soit prêt, elle se fabrique des tartines de beurre et confiture qui donneraient la nausée à un rat d’égout.
— Dites, mémée, je fais, j’ai une mauvaise nouvelle pour vous : une de vos locataires vient d’avoir un accident ou une dépression nerveuse, bref, elle s’est jetée par la fenêtre.
— Mon Dieu ! s’écrie-t-elle. Qui est-ce ?
— La petite qui était avec moi.
Elle me regarde d’un air incrédule…
— Hé là, vous rigolez ?
Mais mon visage lui indique le contraire.
— Je suis tout ce qu’il y a de sérieux, la gosse a passé par la croisée… Alors, écoutez-moi bien : vous ne m’avez pas vu ; elle est venue ici toute seule en prétendant attendre un monsieur qui n’est pas venu… Vous ne savez rien ! Pour le reste vous bilez pas, vous n’aurez pas d’ennuis ! Je vais arranger le coup… Ça boume ?
Elle fait un signe d’acquiescement.
— Vous me ferez prendre des cheveux blancs ! dit-elle.
— Pas de danger, je fais, avec la teinture que vous employez !