UNE MOUCHE A MIEL PAS ORDINAIRE

En quittant cette geôle, je me sens si bourré d’amertume que je décide de siphonner un glass pour chasser le bourdon qui rôdaille.

Le café du coin — où nous avons nos habitudes — est tout indiqué pour souscrire à cette nécessité.

Cet établissement, c’est comme qui dirait pour ainsi dire la succursale de la maison Poulaga à laquelle j’ai l’honneur et le désavantage d’appartenir. Le patron est aussi amorphe qu’une tortue atteinte de poliomyélite et la bonniche nous appelle par nos prénoms… A ces heures, l’estanco est presque désert. Quatre pégreleux font une belote à la table du fond en dégustant des Vittel-fraise.

Le taulier lit la dernière, l’ultime de France-Soir en remuant son café.

— Qu’est-ce que ce sera, M’sieur Tonio ? demande la vamp du comptoir. Elle est gentillette, peut-être un peu trop bouffie, dans quatre ou cinq ans elle sera suffisamment fondante pour faire une patronne de troquet. Elle aguichera le client ayant un faible pour l’esthétique d’avant-guerre. Pour le moment, elle se prend pour Ursula Andress. Elle a un corsage en transparent qui laisse voir une combinaison rose et un soutien-trucs noir. Elle avance les lèvres en parlant et les fesses en marchant. Si vous avez le malheur de poser sur sa croupe une main nonchalante, elle brame à la garde, et le patron, qui doit dans les coins lui masser le fignedé, jure que les flics sont les pires saligauds de la création.

C’est dans ce petit univers de bons bougres pas compliqués que j’amène mon grand pif.

— Un Martini, je fais, en réponse à la question professionnelle de la serveuse.

Elle me fait la belle dose.

Pendant que je sirote ma mixture, je songe que la vie est tout ce qu’il y a de tocasson pour certains.

Ainsi, ce Karl Bunks qui moisit dans un petit trou secret et qui ne peut plus rien espérer d’autre qu’une balle dans la calbombe !

Notez qu’il l’a bien cherché. S’il avait tenu son nez au sec, ça ne lui serait pas arrivé. Mais non, Monsieur et sa famille veulent faire dans l’idéal de haut luxe ! La grande Allemagne et le toutim… Air connu.

Alors, ces gros pontes, au lieu de se tenir peinards et de jouir de leur pognozoff, réorganisent un gigantesque réseau d’espionnage pro-nazi, sous le couvert de leurs sentiments Europe Nouvelle !

Et ils s’amusent à brouiller les cartes diplomatiques qui n’ont guère besoin de ça, présentement…

Maintenant, vous avez dû suffisamment gamberger à ce qui précède pour que je radine avec mon flaminaire afin d’éclairer votre lanterne.

Entre nous et le coin du buffet, je peux bien vous avouer que depuis quelque temps, des pourparlers très avancés sont en cours entre les Ruscofs et les Amerloques au sujet de l’Allemagne.

A force de se tirer la bourre, ils ont fini par comprendre qu’ils ont intérêt à mettre les œufs en commun et à partager l’omelette. Ça contriste les légumes dans le genre des Bunks qui craignent de voir leur tas de jonc se faire la malle un beau jour.

Alors, ces dites légumes financent tous les dégourdis de la dernière et qui veulent encore jouer au petit pompier. Karl Bunks a pris la direction d’un groupe à Paris. Depuis un bout de temps, nous le surveillions et puis voilà qu’une nuit, ses foies-blancs ont embarqué un attaché de l’ambassade soviétique qui transbahutait une serviette pleine à craquer de paperasses. Les papiers n’ont qu’un intérêt secondaire, mais le kidnappé en présente un très supérieur, il faut le croire, car Moscou a fait un foin terrible. Il paraît qu’ils tiennent à récupérer l’attaché, mort ou vif, avant le mois prochain. Vous dire pourquoi, j’en suis bien incapable, ne le sachant pas moi-même. L’ambassadeur d’U.R.S.S. a remis une note impérative au ministre des Affaires étrangères, lequel l’a transmise à celui de l’Intérieur, lequel l’a passée au grand patron. Lorsqu’elle est parvenue au gars San-Antonio, elle était tellement surchargée d’avis confidentiels et pressants, qu’il fallait une loupe pour parvenir à la déchiffrer.

Alors le boss et moi, on a examiné sérieusement la question. La seule manière de récupérer l’attaché russe ou sa carcasse puisque ses supérieurs se contentent éventuellement de celle-ci, c’était de s’assurer de la personne de Karl Bunks que nous savons l’instigateur du coup. Ç’a été fait discrètement par mes soins. Je l’ai amené dans le petit garde-manger que vous savez et il a été confié à nos meilleurs spécialistes de la question ; mais c’est un garçon peu loquace qui sait admirablement tenir sa langue.

Alors, le chef a tenu le raisonnement suivant :

— Un mort est plus facile à découvrir qu’un vivant, car d’un mort, on est obligé de se débarrasser. En faisant croire aux Bunks que leur fils est tué, ils penseront qu’il s’agit de représailles, et il y a gros à parier que l’attaché en subira les conséquences si ce n’est pas fait. Nous aurons donc davantage d’espoir de ramener ses abattis…

Comme vous le constaterez, les sentiments n’ont pas grand-chose à voir avec cette histoire, seulement, rappelez-vous, bande d’endoffés, qu’on n’a jamais fait du contre-espionnage avec des sentiments.

Voilà pourquoi j’ai fait la pantomime du cadavre, en Allemagne. Tout simplement parce que, à court de ressources, nous avons pris le parti d’attaquer à notre façon…

— Remets-moi ça, gamine…

Elle me sourit avec dévotion.

C’est une brave petite greluse. Un de ces jours faudra que je lui propose une virée à la cambrousse… C’est le genre de brancard à travailler dans l’herbe, au bord de l’eau, comme dans les films sentimentaux.

Comme elle passe à proximité pour renouveler les consos des joueurs de belote, je la cramponne par la taille.

— Toi, je lui susurre, t’es la gosseline de mes rêves… Faudra que je t’explique ça en long et en large un de ces quatre !

— Hé là ! grogne le patron de derrière son canard, pas de charres au personnel, commissaire !

— Toi, le gros, je lui dis, potasse les petites annonces, histoire de voir si tu ne trouves pas le pavillon de tes rêves où remiser ta viande. On t’a assez vu comme ça, enflure !

Il flanque son France-Soir dans le bac à plonge et barrit. Il explique que le jour où il a acheté cette turne à deux pas des condés, il aurait mieux fait d’entrer au couvent ; que des gens aussi mal embouchés, c’était la honte de la capitale et que tant que la France aurait des représentants pareils, le pays serait promis au chaos et à l’anarchie !

— Passe la main, je lui fais, on va te jouer la Marseillaise!

Il me regarde et, comme toutes les fois qu’il vient de pousser une gueulante, il éclate de rire.

— On boit un blanc ? propose-t-il.

Le blanc, c’est son carburant d’élection. Il s’y tient quelles que soient l’heure et les circonstances.

— On en boit un, j’admets, mais on le boit rapidos because j’ai une souris au frais qui doit s’impatienter…

Il allonge son bras par-dessus le zinc et me claque l’épaule.

— Sacré vieux tendeur ! dit-il.

Mais aussitôt, il fait une grimace épouvantable.

Il regarde la paume de sa grosse main à l’intérieur de laquelle perle une goutte de sang.

— Nom de foutre ! hurle-t-il, on vous déguise en porc-épic à la grande taule, maintenant ?

— Qu’est-ce que tu renaudes ?

Il suce le creux de sa main.

— Y a une épingle qui dépasse sur votre épaule et je me l’ai enfoncée dans la pogne, bordel de merde !

— Une épingle !

Je palpe ma veste sur l’épaule gauche.

A mon tour, je rencontre une pointe acérée.

— Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ! je m’exclame.

J’ôte ma veste. J’examine le point hérissé et je découvre effectivement, plantée dans le rembourrage de l’épaule, une petite épingle dorée. Ça n’est pas seulement une épingle ordinaire, non seulement parce qu’elle est dorée, mais aussi parce que sa tête, tout en n’étant pas plus grosse qu’une épingle ordinaire, représente un insecte… une abeille, dirait-on. C’est une véritable pièce d’orfèvrerie…

J’en suis baba.

— Ce que c’est joli ! s’exclame la bonniche. C’est de l’or ?

Je regarde de plus près…

— On le dirait… Mais je n’en suis pas certain.

L’un des joueurs de belote se lève, intéressé. Il se présente : le bijoutier de la rue à côté.

Il prend l’épingle.

— Oui, c’est de l’or, dit-il… Amusant travail, finesse !

Je reprends l’épingle et la pique au revers de ma veste.

Je suis plongé dans des réflexions tellement profondes qu’elles me flanquent le vertige.

Où ai-je bien pu ramasser cette épingle d’or ?

Et d’abord, il est une chose certaine, c’est que je ne l’ai pas ramassée mais qu’on me l’a piquée dans la veste.

— Qui ? Pourquoi ?

Je passe en revue mes faits et gestes, mes contacts de ces derniers jours…

Il faut que je sache. Je sens que c’est important, très important, terriblement important. On ne plante pas pour le plaisir une épingle d’or dans les vêtements de quelqu’un… On ne se sépare pas, par jeu, d’un objet de valeur… Non !

Est-ce la pauvre petite Frida ? Afin de me laisser un souvenir ? Peut-être… Seulement elle me l’aurait donné ouvertement, elle aurait même fait « mousser » le cadeau comme elle le faisait avec sa bouteille de kirsch, ou plutôt celle de son patron…

Qui, alors ? La fille racolée sur la route ? Mais nous n’avons encore fait aucun frotti-frotta, avec Rachel. Elle n’a pas eu non plus l’occasion de rester seule avec ma veste…

— A votre santé, dit le patron !

Je découvre le verre de blanc posé sur le comptoir, devant moi. Je le saisis comme un automate ; je le porte à ma bouche.

— C’est de l’Anjou, fait encore le patron.

Alors, ça me vient en pleine trombine au moment où je vais boire… Je sais qui m’a planté cette épingle dans les fringues. C’est Karl Bunks.

Oui, c’est lui. Et son mouvement convulsif, tout à l’heure, qui l’a fait me saisir par les épaules n’avait pas d’autre objet. Moi, comme un cornichon, j’ai cru qu’il s’agissait d’un sursaut de révolte !

Je t’en fous ! Les hommes de la trempe de Bunks ne se laissent pas aller à ces mièvreries de petite fille nerveuse.

Qu’est-ce qui lui a pris ? Il n’a pas agi de la sorte sans une raison impérieuse…

Je vide mon verre.

— Merci, dis-je au patron, demain ce sera ma tournée…

Une fois sur le trottoir, je m’aperçois que le ciel s’est couvert. La nuit est gonflée de gros nuages malades. Il fait une chaleur d’orage qui vous passe de grands coups de râpe sur les nerfs. Je bigle la façade grise de la grande Maison en face, et, comme un automate, je m’y dirige…

Je grimpe à notre étage et je dis au préposé de m’annoncer auprès du Vieux.

— Qu’il entre ! répond la voix du boss dans l’interphone.

Je pousse la porte capitonnée de son domaine. Il est assis devant une feuille de papier blanc… Une botte de pastilles de menthe à portée de la main…

Il tire ses manchettes.

— Du nouveau ? me fait-il.

— Je ne sais pas, dis-je en m’asseyant sur l’accoudoir d’un fauteuil club.

— Vous ne savez pas ? s’étonne-t-il.

— Hélas !..

— Il a parlé ?

— Non, et du reste je vous avoue que je ne lui ai rien demandé. J’ai préféré lui faire une petite séance de démoralisation gratuite, je ne sais pas si j’ai bien fait…

Le boss hésite, pèse la situation.

— Sans doute, dit-il enfin.

Voyant mon air préoccupé, il demande :

— Et alors, qu’est-ce qui vous chiffonne ?

J’ôte l’épingle de mon revers.

— Ça, dis-je.

Il prend l’épingle, l’examine.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Jusqu’à preuve du contraire, c’est une épingle… d’or… Dites, patron, lorsque vous avez fait récupérer les nippes de Karl Bunks, vous avez bien recommandé qu’on prenne absolument tout ce qu’il avait sur lui, non ?

— Oui, j’ai même beaucoup insisté sur ce point.

— Je m’en doutais… Qui a fait la récolte de ses vêtements ?

— Ravier.

— On peut lui dire un mot ?

— Oui, s’il est encore là.

Il baisse un taquet d’ébonite.

« J’écoute », dit une voix…

— Ravier, immédiatement !

— Bien, chef.

Quatre minutes après, Ravier, un bon gros pas compliqué, pénètre dans le bureau.

Il s’incline.

— Vous m’avez demandé, patron ?

— San-Antonio a une ou deux questions à vous poser…

Je me tourne vers Ravier.

— C’est toi qui as déloqué le pensionnaire de la cave ?

— Oui, monsieur le Commissaire.

— Ça s’est passé comment ?

Il ouvre de grands yeux.

— Mais…, fait-il, tout simplement. Je lui ai dit de se déshabiller complètement et de passer les vêtements que je lui apportais.

— Tu as assisté à l’opération ?

— Ben oui.

— Tu étais dans la cellule ?

— Ben dame… presque !

Je me mets en renaud.

— Joue pas à l’ahuri de la noce, Ravier ! Je vais te dire ce que tu as fait. Tu lui as dit de se déshabiller et, pendant qu’il opérait, tu as fumé une cigarette à côté, avec le gardien de service. Tu lui as parlé de tes hémorroïdes et de ta bonne femme qu’a une descente de matrice, mais tu n’as pas regardé !

Ravier rougit.

— Le patron ne m’a pas dit de le regarder se mettre à poil, bougonne-t-il, n’est-ce pas, chef ? Vous m’avez dit de récupérer ses vêtements et tout ce qu’il avait sur lui.

Je me radoucis.

— Je ne t’engueule pas. Raconte exactement le processus…

— Je lui ai ordonné de se déshabiller entièrement. Auparavant, j’ai prélevé moi-même dans ses poches tout ce qu’elles contenaient… Lorsqu’il a été nu, j’ai raflé ses fringues, je lui ai donné les autres et je suis parti.

Je le prends par le poignet.

— Bon, c’est bien. Tu as vidé ses poches ; as-tu palpé sa doublure ?

— Vous pensez, bien sûr ! s’exclame Ravier avec un haussement d’épaules.

— Ecoute-moi bien, Ravier. As-tu pensé à regarder les revers de sa veste avant de le laisser seul ? Réfléchis et réponds franchement.

Il fronce le sourcil. Sa bonne grosse face rubiconde pâlit.

— Non, répond-il loyalement, je n’ai pas songé à ça…

Je soupire.

— Parfait. Donc, il devait avoir cette épingle au revers, c’est le seul endroit où un homme puisse la mettre pratiquement… Et ensuite, Ravier, lorsque tu as eu ses vêtements, tu n’as pas fouillé la cellote ?

— J’ai regardé rapidement autour et puis sous le bat-flanc pour vérifier si rien n’était oublié.

— Tu n’y as pas passé la main ?

— Non.

— De sorte que s’il avait piqué l’épingle que voici dans le bois, tu ne pouvais l’apercevoir ?

Le chef n’a pas cessé de tripoter ses manchettes en silence.

— C’est vrai…

— Ça va, dit-il brusquement à Ravier, nous n’avons plus besoin de vous… Une autre fois, ne laissez rien au hasard…

Le gros rougit à nouveau, puis il sort à reculons.

— Donc, cette épingle provient de Karl Bunks.

— Oui, et il cherchait à me la faire sortir de sa cellule…

— Comment cela ?

Je lui raconte l’incident du bistrot.

— Vous êtes sûr que c’est lui qui vous l’a piquée dans la veste ?

— Maintenant, oui.

— Vous envisagez le motif de cet acte apparemment absurde ?

J’hésite. Je me lève. Je gagne la porte.

— Oui, dis-je en sortant.