DRÔLE DE BIZNESS !

Le voyage est ma foi fort agréable. Cette petite fille qui part à l’aventure possède un je ne sais quoi de crâne qui me plaît. Elle n’est pas bête du tout, ce qui est appréciable, l’intelligence n’étant pas le fort des gnères d’une façon générale.

A Strasbourg, je glisse deux lacsés dans la fouille du petit chauffeur en lui conseillant d’aller se farcir la négresse dans le clandé du patelin. Puis, j’entraîne ma voyageuse vers le quai de départ du bolide, car, justement, le train doit décarrer dans une minute.

— Mais je n’ai pas de billet, objecte-t-elle.

Toujours ce bon vieux conformisme teuton, ce souci des règlements.

— Nous le prendrons dans le train, je lui dis.

Par chance, je dégauchis un compartiment qui n’est occupé que par une sœur de charité. Pour épouvanter celle-ci, je me mets à raconter des histoires salées. L’effet ne se fait pas attendre, la nonne cramponne son baluchon et hisse le grand foc.

Nous voilà peinards, la petite frisée et moi.

Drôle de voyage en vérité. Je suis parti avec un macchabée et je rentre avec une gentille petite greluse. Y a pas, la vie a du bon.

— Excusez mes grivoiseries, je lui dis, simplement, je tenais à mettre en fuite cette brave religieuse.

Elle ouvre des yeux d’azur dans lesquels on lit une incompréhension aussi fausse que la rivière de diamants de votre belle-doche.

— Pourquoi ? demande-t-elle.

— Voyons, mon chou, pour avoir le plaisir de rester en tête-à-tête avec vous…

Elle rougit jusqu’à la racine des cheveux, ce qui ne lui va pas trop mal.

— Comme on a toujours besoin de qualifier les gens dont on vient de faire connaissance, dis-je, en mon for intérieur, je vous ai baptisée Miss Auto-Stop, mais je suis sûr que vous avez mieux que ça sur votre passeport.

— Je m’appelle Rachel, dit-elle, Rachel Dietrich.

— Et moi, Jean Martin…

J’ajoute :

— Vous permettez que je m’asseye à vos côtés ? C’est pour le cas où j’aurais à vous dire quelque chose à l’oreille…

Il est environ huit heures du soir lorsque nous débarquons gare de l’Est.

Une nuit claire s’installe dans Paris. Je retrouve avec volupté l’odeur de métro, de foule, et de parfums riches qui est l’odeur de Paname.

Elle paraît désorientée.

— Sûr que c’est moins calme que la Forêt-Noire, je lui dis, mais vous verrez, on s’y fait très vite !

J’hésite à l’emmener chez moi. Je sais bien que Félicie n’est pas à la maison ces temps-ci, mais tout de même, je ne veux pas perdre mes bonnes habitudes d’indépendance.

— Ecoutez, Rachel, je connais une vioque qui fait le meublé. Je vais vous conduire chez elle et lui demander qu’elle vous loue une chambre, d’accord ?

— Vous êtes gentil, Jean…

Vous allez dire que pour un flic, ça n’est pas fortiche, mais je ne peux jamais m’habituer à un faux blaze… Il me semble toujours qu’on s’adresse à un autre.

La mère Tapautour, je ne sais pas si je vous ai déjà affranchis sur son compte. Elle a des studios discrets rue des Batignolles pour les couples qui ne veulent pas se faire le grand jeu au milieu des Champs-Elysées… Dans le genre vieille donneuse, on fait pas mieux. Elle a été dans le pain de fesses avant guerre, mais depuis que la mère Richard a piqué sa crise, elle a abandonné le cheptel pour se lancer dans le cinq à sept.

C’est une grosse vache qui pèse ses deux tonnes, comme la première petite baleine venue et qui n’a qu’un seul souci en ce bas monde : s’empiffrer de sucreries…

Elle m’accueille avec un bon sourire. Elle m’aime bien depuis le jour où je lui ai conservé son nez propre à la suite d’une sale affaire.

Elle me déclare qu’elle est extraordinairement d’accord pour héberger cette chère mignonne, même qu’elle va lui donner la chambre aux ibis parce que c’est la plus choucarde qu’elle ait ici !

Tandis que Rachel dépiaute son bagage, je biche la mère Tapautour par le bras.

— Gaffe, je lui dis, mon blaze, pour cette souris, c’est Jean Martin, vu ?

— Vu.

Je vais présenter mes hommages à la gosse. Je lui dis qu’elle prenne un bain pendant que je m’occupe d’une course urgente, qu’elle ne se bile pas, que je reviendrai d’ici une paire d’heures pour lui faire un petit Paris by night à ma façon.

Ensuite, je vais en courant jusqu’au boulevard Haussmann prendre un bahut.

Le chef écoute mon rapport comme il écoute toujours tous les rapports, c’est-à-dire adossé au radiateur du chauffage central, en massant son crâne aussi désolé que le désert de Gobi.

Il m’écoute sans renauder, sans m’interrompre.

Lorsque j’ai terminé, il tire sur ses manchettes de soie, va s’asseoir dans un fauteuil pivotant et me demande :

— Selon vous, les Bunks ont été dupes ?

Je hausse les épaules.

— Difficile à dire, chef… Le coup de la bombe dans ma voiture prouve qu’ils ne se sont pas fait d’illusions sur mon identité. Mais je crois que nous avons réussi sur la question essentielle : celle qui concerne la mort de Karl. Cette bombe sent plus la vengeance que la diplomatie. Ils me croient l’assassin du fils ; leur première réaction a été une réaction humaine : à mort !

Le chef hoche la tête.

— C’est probable en effet. Il ne nous reste qu’à attendre que l’affaire se tasse. D’ici quelques jours, nous tenterons le grand coup…

Le big boss me sourit.

— A moins que, d’ici là, vous ne puissiez faire parler Karl…

Je secoue la tête…

— Je ne crois pas qu’il se laisse aller…

— J’aimerais que vous fassiez une nouvelle tentative, San-Antonio. Il faut essayer le côté psychologique. En apprenant qu’il est officiellement mort, peut-être éprouvera-t-il le choc déterminant, vous ne pensez pas ?

Je connais le patron. Lorsqu’il fait une suggestion de cette manière, appuyée, on peut considérer qu’elle est l’expression de son désir. Et il est de ces hommes dont les désirs sont des ordres, je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire ?

— Très bien, boss, je vais aller lui dire un petit bonjour.

Je lui serre la main racée qu’il me tend avec précaution et je prends l’ascenseur hydraulique. Il faut compter avec cet appareil trois fois plus de temps pour se déplacer, mais justement parce qu’il est lent, on a le temps de s’y reposer.

Parvenu au rez-de-chaussée, je pousse une porte de fer et je continue ma descente dans le sous-sol.

Dans cette région se tiennent les salles d’entraînement au tir. J’aperçois quelques-uns de mes collègues qui s’entraînent à faire des cartons.

Je leur adresse un petit salut de la main et je continue mon chemin jusqu’à l’extrémité du couloir. Là, se dresse la grille massive d’une porte. J’appuie sur un déclic dissimulé dans une anfractuosité du mur et la porte s’ouvre. De l’autre côté, le couloir se poursuit, plus étroit. Encore une porte de bois, épaisse comme un matelas Dunlopillo. Je frappe.

Un grand escogriffe vient m’ouvrir, un journal à la main.

— Bonjour, Gaudrant, je lui fais, tu passes de vraies vacances, ma parole !

Il rouscaille.

— Drôles de vacances… Pour le grand air, on est servi, et puis la vue sur la mer est tellement chouette…

Il fait le tour de la pièce blanchie à la chaux et seulement meublée d’un fauteuil de bureau.

— Quatre pas en long, trois en large… J’ai compté cent vingt fois depuis ce matin…

« Et dire que j’ai voulu faire ce métier parce que j’aimais vraiment l’action. »

— Bast, je lui fais en lui claquant le dos ; tous les métiers ont leurs inconvénients, mon petit père. Comment se porte le pensionnaire ?

Il hausse les épaules.

— Pas mal… Il ne dit rien ; il continue à rêver… Je finis par croire que c’est ou un fakir ou un poète… Les bras derrière la tête, à regarder le plafond en mâchouillant un petit bout de bois…

— Ouais… Ouvre !

Il sort une clé Yale de sa fouille et actionne une porte basse. Cette porte ferme la petite chambre secrète de la boîte, celle qui n’est pas comprise dans le plan officiel et qui nous sert pour nos affaires trop intimes.

Une odeur âcre de litière me fouette l’odorat.

Ça fait un bout de temps que ce pèlerin occupe cette petite piaule et comme elle ne comporte qu’une aération de fortune, l’air est plus vicié qu’une mère maquerelle spécialisée dans les petites filles.

Une petite ampoule munie d’un grillage jette dans le réduit une lumière grise et mauvaise qui fatigue les nerfs.

Un bat-flanc occupe toute la largeur de la cellule. C’est sur cette rude couche qu’est étendu Karl Bunks.

Il a beaucoup maigri depuis quelques jours. La détention l’a blanchi comme le soleil blanchit les os… Son regard s’est enfoncé, ses joues se sont creusées comme les flancs d’une bête malade. Tout son être a subi une sournoise métamorphose. Le rythme de sa respiration n’est plus le même…

Un anneau de fer dans le mur, le même passé à l’une de ses chevilles ; une chaîne unissant les deux…

Je tire la porte à moi, histoire de me donner le temps d’adopter une contenance. Car je suis gêné par le spectacle de ce jeune homme enchaîné. Je suis un homme d’action, et j’aime que mes adversaires soient debout sur leurs cannes.

Je m’avance.

— Salut, Bunks…

Il me jette un regard froid, dépourvu du moindre sentiment.

Je le contemple.

— Savez-vous que vous ressemblez à votre sœur, mon cher… En moins bronzé…

Un nouveau regard, mais toujours aussi désintéressé.

— Ça ne vous surprend pas que je vous parle de votre sœur ?

Il a un faible mouvement des épaules qui signifie : « Il en faut plus que ça pour me surprendre. »

Y a pas, c’est quelqu’un, ce mec-là ; il en a dans le ventre.

— J’ai fait sa connaissance hier, ainsi que de celle de votre père… Votre famille habite une très jolie propriété… Ça fait un peu cathédrale, mais c’est de la cambuse !

Son regard a pris une expression. Je sais qu’à cette minute, il « voit » la propriété, le parc, la route, les sapins.

Je poursuis implacablement :

— Oui, l’air est pur, là-bas… Ça sent le sapin…

Je rigole.

— Ici aussi, ça sent le sapin, n’est-ce pas, Bunks ? Seulement pas de la même manière…

Son attitude farouchement indifférente me chiffonne.

— A propos de sentir le sapin, dis-je, j’ai une petite nouvelle à vous annoncer…

Cette fois, il n’a pu s’empêcher de me regarder avec une vivacité qui trahit son système d’impassibilité.

Il en a aussitôt honte comme d’une incongruité et repart dans sa torpeur.

— Une drôle de nouvelle, Bunks, qui vous touche indirectement : vos obsèques auront lieu demain !

Il sourit.

— Ne vous méprenez pas. Nous ne voulons pas vous tuer, du moins pas si vite. Mais comme nous vous avons soustrait au monde, nous désirions que les choses soient en règle. Maintenant, elles le sont… Vous avez été découvert le visage fracassé, dans la propriété de votre père… Il s’agit, aux dires des autorités, d’une vengeance d’éléments nazis… Lorsqu’on fait montre de sentiments aussi francophiles que les Bunks, ce sont des choses auxquelles il faut s’attendre. Soit dit en passant, votre famille supporte très bien le choc…

Je comprends sans avoir besoin qu’il me fasse un dessin que ça n’est pas aujourd’hui encore qu’il se décidera à parler. Je crois de bonne politique de ne pas même essayer de lui poser des questions. Les humains, ce sont des mulets pensants ; plus vous essayez de vaincre leur entêtement, plus ils se butent.

J’allume une gitane.

— Je m’excuse de prélever sur votre faible attribution d’oxygène, je murmure…

Je lui tends mon paquet. Très naturellement, il puise dedans.

— Merci, fait-il.

C’est le premier mot qu’il prononce aujourd’hui. Je consulte ma montre.

— Bon, eh bien, je suis ravi de voir que la santé est bonne, murmuré-je. Je suis obligé de vous quitter… J’ai un rendez-vous… galant ! Tiens, avec une de vos compatriotes, une délicieuse personne prénommée Rachel… Au fait, peut-être la connaissez-vous, je l’ai pêchée dans votre bled… Peut-être êtes-vous allé en classe avec elle ? Peut-être l’avez-vous pelotée ?…

Il est amorphe.

— En tout cas, fais-je, je vais lui apprendre l’amour à la française… Vous ne pouvez pas savoir combien je suis bon professeur.

Soudain, il se redresse sur son bat-flanc, se met à genoux et m’empoigne par les épaules.

— Je vous défends de…

Il se tait, ôte ses mains de ma personne.

— Excusez-moi, murmure-t-il.

Je le contemple un instant, et je sors.