BON VOYAGE
Je fonce à la police où je retrouve mon convoyeur. Il me présente sur une table les colis du mort et ses fringues. Les vêtements ne comportent aucune marque… Quant aux valises, excepté la bombe (désamorcée par les artificiers de l’endroit), elles ne contiennent rien que de très honnête : du linge de corps, sans marque ; des objets de toilette.
Tout cela ne m’apprend qu’une chose, c’est que Cluny envisageait l’éventualité d’être arrêté puisqu’il avait ôté de ses vêtements toute possibilité d’identification.
Alors, s’il s’enfermait de la sorte dans un halo de mystère, pourquoi m’a-t-il donné ce début de nom ? Un homme qui arrache la griffe de son chemisier peut-il donner à la police le nom d’une femme qui le connaît ?
Ça ne me paraît pas logique. Et moi, bien que d’une nature nettement poétique, j’adore la logique…
J’ai hâte d’être à Cannes pour essayer de retrouver une femme habitant un appartement du centre, et dont le nom commence par BLA… C’est plutôt coton, mais j’ai réussi des exploits plus périlleux.
Le flic strasbourgeois m’affirme que les photos du mort sont au tirage et que je les aurai d’ici un quart d’heure.
— En attendant, dis-je, j’aimerais passer un coup de fil à Paris. Je m’isole dans un petit bureau plein de papiers jaunis et de mouches mortes. Ça sent l’administration dans toute sa poussière, dans toute son horreur !
J’allume une gitane et je demande Paris, en priorité.
C’est le vieux, lui-même, qui décroche.
— Ici San-Antonio, je dis.
— Ah ! J’attendais de vos nouvelles avec impatience… Alors ?
Je lui fais le compte rendu succinct de mon petit voyage ici. A coup sûr, dis-je en terminant, l’affaire est mystérieuse à souhait : voilà un type qui vient de crever dans une ville où il est inconnu en laissant dans ses bagages une super-bombe… Il a l’air de tomber du ciel… Seulement, franchement, je ne crois pas du tout que ce cas curieux se rattache à l’histoire de l’attaché d’ambassade russe.
Le boss se tait.
— Allô ! je fais, craignant qu’on ne nous ait coupés.
— Allô, redit-il…
Un nouveau silence, puis :
— Que pensez-vous faire ? demande-t-il.
— Aller à Cannes ! J’ai un train dans peu de temps…
— Allez-y, concède-t-il… En arrivant là-bas, passez un coup de fil au commissariat principal ; si, dans l’intervalle, j’ai du nouveau, je téléphonerai un message pour vous…
— La planque de la morgue n’a rien donné ?
— Rien… encore.
Je lui sais gré de cet « encore ».
— Voyez-vous, boss, si vous voulez me permettre de vous faire part de mon sentiment, j’ai horreur de courir deux lièvres à la fois…
— Ça n’est peut-être pas deux lièvres que vous courez, San-Antonio.
— Toujours votre pifomètre qui joue au pendule, patron ?
— Admettons, dit-il… En tout cas, je vais vous apprendre quelque chose.
— Quoi ?
— D’après la photographie de la bombe envoyée ici par bélino, à ma demande, nos experts estiment qu’il s’agit d’une bombe russe !
Comme, stupéfait, je ne trouve rien à dire, il ajoute :
— Bon voyage.
Le déclic !
Je m’aperçois que ma cigarette s’est éteinte. Je la rallume et je pose mes pieds sur le bureau maculé d’encre. Je tire des bouffées voluptueuses.
D’un côté, je cherche un attaché russe disparu, de l’autre, je trouve une bombe russe, tombée du ciel… Après tout, le vieux n’a pas tellement mauvais blair !
Je passe en revue ma collection de cadavres : le Rigide, à qui j’ai fait sauter la gueule une fois cané ! La petite Frida, dont la moitié du corps est partie en morceaux, parce qu’elle avait un béguin pour ma pomme ! Rachel, précipitée par-dessus la barre d’appui d’une fenêtre… par mes soins ! Le faux Cluny, frappé de polio et décédé tandis que je le questionnais !
Des cadavres ! encore des cadavres ! Plus ou moins à l’actif d’un certain San-Antonio…
C’est moche à la fin ! Et pourquoi ?
Le sais-je au juste ? Pour l’enveloppe que le gouvernement me remet à la fin de chaque mois !
Certainement pas !
Pour le morceau de chiffon tricolore flottant au sommet des édifices publics ?
Je ne crois pas être un patriotard !
Non, seulement dans la vie, il y a ceux qui sont agents d’assurances, marchands de vin, manœuvres chez Renault, cireurs de parquets… Et puis ceux qui vivent en marge… En marge, pas forcément de la loi, mais surtout en marge de la vie.
Moi, je suis de ceux-là, comme on est nègre ; je n’y peux rien.
On ne choisit pas.
— Voilà les photos, monsieur le Commissaire ! dit le policier entrant.
Je pousse un soupir et j’écrase ma cigarette sous mon talon.