AUX DEVINETTES

Le commissaire principal de Cannes, je le connais pour l’avoir contacté au cours d’une de mes enquêtes dans le Midi.

C’est un gars trapu, brun avec des cheveux frisés sur un large front. Il ressemble vaguement à un taureau.

Ses yeux sont vifs et il a un accent qui sent l’ail, comme de juste.

— Qu’est-ce que vous venez fiche ici ? demande-t-il…

— Jouer aux devinettes, je réponds.

— Ah oui ! Et on peut vous donner un coup de main, collègue ?

— Peut-être, conviens-je. Je suis ici pour retrouver une femme dont le nom commence par BLA et qui connaît cet homme.

J’exhibe la photo de Cluny.

Pellegrini — c’est le nom de mon copain — regarde l’image.

La photographie est impeccable. Les mecs du labo ont redonné à ce visage mort toutes les expressions de la vie et n’importe qui s’y laisserait prendre. N’importe qui, mais pas un homme expérimenté comme Pellegrini.

— Hé, dites, murmure-t-il, il m’a l’air un peu mort, votre bonhomme…

— Il l’est d’une façon totale… Sa physionomie ne vous dit rien ?

— Rien du tout, ça n’a jamais été un de mes clients…

Première déception ! Ce n’est pas que je croie au Père Noël, mais j’espérais vaguement que mon homme serait une vieille connaissance de la police cannoise.

Ça, c’est la déformation « poulet » ! Toujours croire qu’un suspect fait partie de la collection !

— On n’a pas passé de message à mon intention ?

— Aucun…

— Bon, il ne me reste qu’à me mettre en quête de cette dame.

Pellegrini cligne de l’œil.

— On pourrait tout de même aller sécher un pastissou, non ?

— Hum, je commence, je ne suis pas venu ici pour la liche…

— Dans mon bistrot, continue Pellegrini, il y a l’annuaire…

Je le regarde. Je suis tellement enfoncé dans mes emmerdements que je n’avais pas songé à cet élément si commun et pourtant essentiel.

— D’accord ! J’en suis…

Blanc, Blanchet, Blanchon, Blavet, Blavette… C’est tout ! On a tort de se faire des idées préconçues.

Je m’imaginais, avant d’ouvrir le bouquin, que des noms commençant par « Bla », il devait y en avoir une séquelle. Eh bien, vous voyez, pas du tout… Cinq ! Ils sont cinq en tout et pour tout…

Une brusque allégresse me galvanise.

Si seulement ça voulait se mettre à rigoler, peut-être que je finirais par y voir un peu plus clair.

— Vous travaillez sur quoi ? demande mon collègue.

— Sur des carpes ! Pour la première fois de ma vie, j’enquête sur une affaire dont je connais les coupables, sans pouvoir pourtant la résoudre. Et c’est une affaire internationale, une affaire importante ! Et je suis limité par le temps… Et cette limite se rétrécit… Voilà, mon vieux, ce que je maquille ! J’ajoute que je commence à avoir les nerfs en boule et que je rêve de tout lâcher pour me consacrer exclusivement à la pétanque… J’en ai classe des macchabées, je voudrais un peu m’intéresser aux vivants, c’est légitime comme aspiration, non ?

Pellegrini est le genre de mec qui ne se casse jamais le bol !

Il me regarde.

— Vous, dit-il, vous êtes fortiche pour la châtaigne. Le bigornage, c’est tellement votre rayon que, dès que ça marque le pas, vous voyez rouge… Tenez, buvez plutôt un autre pastis… Et puis allez faire un tour sur le port… C’est joli, ça repose le ciboulot, vé !

Le conseil est bon.

— Je vais d’abord rendre une petite visite à ma bande de Bla, fais-je, après on pourrait se rencontrer pour une bouillabaisse, non ?

— C’est la voix de la sagesse qui s’exprime par votre bouche, affirme Pellegrini.

Blanc, entreprise de transport ! Je suis reçu par Blanc lui-même, un vieux bonhomme vêtu d’une combinaison bleue, d’une chemise à carreaux et d’une casquette comme un couvercle de lessiveuse. Il a de petites lunettes cerclées de fer, une branche a été rafistolée avec du chatterton.

Il regarde la photographie que je lui montre.

— Non, jamais vu ce type-là !

— Votre femme est là ?

Il hausse les épaules.

— Si je ne le connais pas, elle ne le connaît pas non plus, affirme-t-il avec cette belle certitude des âmes pures.

— On peut tout de même lui montrer, non ?

— Mélie, hurle-t-il…

La Mélie se pointe, voyez style marchande de poissons. Elle écoute ma fable, regarde la photographie.

— Hé non, je le connais pas, peuchère…

Elle regrette. Ça lui dirait, à Mélie, de donner dans le « qui détective »…

J’empoche le carton.

— Excusez, braves gens…

Blanchet, avocat… Il est tout jeune, sérieux comme un pape, avec l’air d’avoir perdu le procès de l’année.

— Connais pas, inspecteur, déclare-t-il.

— Mme Blanchet ?

— Il n’y a pas de Mme Blanchet. Ma mère est morte et je ne suis pas marié.

Avec sa mine constipée, ça n’a rien de surprenant, et ça n’est pas à souhaiter à une môme, qu’il convole !

Je le laisse pour visiter Blanchon.

Cette fois, il n’y a pas de M. Blanchon. C’est une vieille dame, à l’air triste, qui vient m’ouvrir.

— Madame Blanchon ?

— Oui, monsieur.

— Police, nous cherchons à identifier un homme… Connaissez-vous celui-ci ?

Elle regarde l’image.

— Non, du tout !

Comme tous les autres, elle me demande la raison pour laquelle je lui demande ce renseignement. Force m’est de lui expliquer que nous savons que l’individu en question a des attaches à Cannes et que son nom commence par BLA…

— C’est un assassin ? demande-t-elle.

— Je n’en sais rien, madame… Excusez pour le dérangement…

Je raye son nom de ma courte liste d’adresses. Fichu boulot ! C’est une besogne d’inspecteur de commissariat que j’accomplis là !

Il ne m’en reste que deux.

Les Blavet sont déjà à table lorsque je m’annonce. Ils crèchent dans un appartement modeste, tout au fond d’un immeuble pauvre empestant l’huile d’olive chaude.

Ils sont gros et sales, il y a une tinée de lardons dans la pièce. Ma photo ne leur produit aucun effet et ma qualité de flic paraît les contrarier plutôt qu’autre chose.

Je me hâte de faire la valoche, la gorge rétrécie par l’angoisse. Il ne reste qu’un BLA à visiter. S’il est négatif, j’aurai fait le voyage sur la côte pour peau de balle…

Mon palpitant est bloqué à fond lorsque je parviens devant un immeuble confortable avec ascenseur et vue sur la mer.

Je lis les noms fixés sur les boîtes aux lettres. Sur l’un je renouche puissamment. Monique Blavette ! Le blaze est gravé en belle ronde dans du cuivre. Une femme !

Une femme toute seularde !

Je consulte le tableau des locataires et je constate que la souris pioge un studio, tout en haut, construit sur le toit en terrasse.

Je pénètre dans l’ascenseur et j’appuie sur le dernier bouton. Comme résultat, ça m’amène au septième. A partir de là, un escalier de pierre, très bref, conduit à la terrasse.

La crèche de la môme Blavette a été construite en additif sur le toit. C’est tout simplement ravissant. Imaginez une petite baraque du genre bungalow, avec une pergola croulante de fleurs… Un parasol à bandes orange et vert… Des meubles de jardin en paille tressée… Cette souris est, ou bien la fille du roi du fromage mou, ou bien la poule du roi du tire-bouchon à musique ! Pour se payer une fantaisie comme celle-là, faut avoir des pépites dans le frigidaire…

Je m’annonce vers la lourde en bois vernis, elle fait lourde de péniche.

Comme j’avance mon index sur le bouton de sonnette, je sursaute. Une flopée de petits trous constellent la lourde à mi-hauteur. Ces trous, pas besoin de me faire un dessin, je sais que ce ne sont pas les vers à bois qui ont pratiqué ces petits trous ronds. Si ça n’est pas une rafale de composteur, une rafale de Thomson, s’entend, c’est le râtelier de votre grand-mère…

Et c’est du neuf ! Les écailles de bois sont encore brillantes et tachées de poudre.

Je sonne.

Rien ne répond. Le silence est le maître de cet appartement aérien. Par acquit de conscience je sonne à nouveau.

Comme la patience n’a jamais été mon fort, je fais appel à mon petit sésame. C’est un gentil outil qu’un cheval de retour m’a refilé, un jour où je lui avais évité des ennuis, et qui a la propriété miraculeuse de s’entendre avec toutes les serrures. Il ne me faut pas cent six ans pour venir à bout de celle-ci. Seulement, bien que le pêne ait joué, la porte ne s’ouvre pas. Y aurait-il un verrou à l’intérieur ? Non pourtant, car la porte a tout de même bougé.

Je lance un sérieux coup d’épaule dans le panneau. Le vantail s’écarte de cinquante centimètres. Je me glisse par cette ouverture et alors j’aperçois quelque chose de vachement moche !

Il y a une fille de l’autre côté de la lourde, et c’est son cadavre qui bloquait celle-ci.

Elle a dégusté la giclée dans le thorax. Ça lui a pratiqué dans la poitrine un trou grand comme une assiette à soupe par lequel elle s’est vidée de tout son sang. Une balle l’a cueillie dans l’œil gauche et celui-ci pend misérablement sur sa joue, comme un petit yoyo…

Je réprime une impérieuse envie de dégueulancher ! Des trucs pareils ! On a beau être blindé, ça vous flanque la secousse. Je fais une immense enjambée pour franchir la mare rouge. Je pénètre dans l’appartement à la recherche du téléphone. M’est avis que le concours de Pellegrini est assez indiqué !