L’APPÂT

Pellegrini fait une grimace en regardant le cadavre.

— Comment qu’elle a été fadée, la souris, murmure-t-il. Elle n’a pas dû dire ouf !

Il hume le climat délicat de cette maison de poupée bâtie entre ciel et terre. Vraiment cette terrasse n’était pas faite pour servir de cadre à une scène d’horreur. Au contraire, on dirait une île aérienne conçue pour l’amour et la joie d’exister.

— Pourquoi m’avez-vous demandé de venir seul ? interroge-t-il, curieux.

— Parce que, fais-je, il me paraît judicieux d’arrêter certaines dispositions…

— Lesquelles ?

Au lieu de lui donner une réponse, je lui pose une question.

— Pourquoi tue-t-on une fille sans pénétrer dans son appartement, hein ? Pellegrini, pourquoi ? Parce qu’on désire uniquement sa mort ! Il n’est pas question de la voler, ou de la violer… Pourquoi désire-t-on la mort d’une fille ?

— Par vengeance ? propose mon collègue.

— Possible, mais qui peut se venger d’une jolie fille ? Un amoureux éconduit ou une rivale jalouse ? Je doute que dans l’un ou l’autre cas on se serve d’une mitraillette. C’est un genre d’outil qui n’est pas à la portée de tout le monde et c’est heureux. Donc, il reste un autre motif, plus plausible : on peut tuer une fille pour la faire taire !

— Quelqu’un savait que vous étiez sur sa trace ?

— Il faut le croire… Mais je penserai à ça plus tard, pour l’instant nous avons mieux à faire…

Pellegrini sort de la terrasse.

— Ce cadavre me retourne, avoue-t-il. Quelle est votre idée, San-Antonio ?

— Il n’y a pas de cadavre, Pellegrini, pas de cadavre, mais une femme grièvement blessée, vous m’entendez ?

Il ouvre des gobilles formidables.

— Je suis peut-être bouché, mais du diable si je comprends où vous voulez en venir !

Je lui mets la paluche sur l’épaule.

— On a tué cette fille pour la faire taire, mon vieux. Comme les fumiers qui ont fait ça ont tiré à travers la porte, ils n’ont pu vérifier si leur besogne était accomplie. Ils le croient parce que la chose est probable, mais elle n’est pas prouvée. Je décide donc qu’un miracle a épargné la fille. Du moins partiellement ! Si vous le voulez, la version est la suivante : on a retrouvé une môme râlante. Plusieurs balles dans la poitrine, par miracle, aucun organe vital n’est atteint. Elle est extrêmement faible parce qu’elle a perdu beaucoup de sang. On lui a fait des transfusions. On espère que dès demain elle sera en état de parler…

— Je comprends, approuve Pellegrini, et vous espérez que les tueurs essaieront de la finir ?

— Juste. Quand on prend le risque de tuer une fille, c’est parce qu’on est absolument décidé à la lui boucler pour toujours. Nous allons installer une souricière quelque part. Et voilà pourquoi je vous ai demandé. Il me faut un endroit sûr, en fait d’hosto, et des types sûrs pour l’y conduire. Je ne tiens pas à ce qu’on chuchote que mon histoire est du bidon…

Pellegrini réfléchit.

— J’ai un ami qui est chef de clinique, dit-il, de son côté ça s’arrangera facile, mais on ne peut être assuré que les infirmiers, les ambulanciers, les gardes-malades feront le motus ; j’ai autre chose à vous proposer…

— Quoi ?

— Ma femme…

Je n’entrave pas très bien.

— Votre femme ?

— Oui… Je vais lui dire de radiner ici. Elle jouera à la blessée. Nous camouflerons le corps de la morte en attendant. De la sorte je n’aurai que le toubib à mettre dans la confidence, et je réponds de lui, c’est un dur ! On a fait le maquis ensemble !

Sans attendre mon avis, il va décrocher le téléphone et affranchit sa guenon sur le rôle qu’il espère lui faire jouer.

Il raccroche et se tourne vers moi, radieux.

— C’est une romanesque, dit-il, elle accepte d’enthousiasme. Comme ça, j’aurai une nuit de liberté, à quelque chose malheur est bon ! Eh bien, je vais chez mon pote pour l’affranchir. Dès que ma bonne femme sera là, téléphonez au numéro que voilà.

Il s’en va et je demeure seul avec le cadavre de la fille. Je profite de ce tête-à-tête pour fouiller le studio. Mais ce petit travail ne m’apprend rien d’intéressant. La nervosité me gagne. J’allume des gitanes que j’envoie balader. Je me dis : en voilà assez, assez ! Depuis des semaines je suis sur une affaire foireuse, tout ce que je touche s’effrite comme ces pierres poreuses bouffées par le temps…

Je me promène d’un bout de la France à l’autre, je gueule, je charrie des cadavres, j’en fabrique, j’interroge… Tout cela sans enlever le plus léger résultat.

Cette formule de l’appât de la morgue à Paris n’a pas l’air d’attirer les poissons… S’il y avait eu du neuf, le chef m’aurait prévenu. Tiens ! Il faudra que je lui passe un coup de fil, à celui-là !

Assis dans un fauteuil de la terrasse, j’examine le paysage, la mer toute proche, les palmiers… Il ne me manque qu’un coup de whisky. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais je deviens presque sobre ces temps-ci. Et la sobriété, si elle convient aux chameaux et aux équilibristes, n’est pas mon rayon. Au contraire… Pour bien gamberger et rester le caïd du coin, il me faut du raide dans les entrailles.

Je vais fureter du côté de la cave à liqueurs que j’ai aperçue au cours de mon tour d’horizon. Je déniche exactement ce que je désire, comme quoi on finit toujours par trouver ce qu’on cherche quand on veut bien s’en donner la peine.

C’est une bouteille de scotch, non décapsulée.

Je la déflore en moins de deux, je retourne faire sisite dans le transat et je l’ajuste à l’endroit que le Bon Dieu m’a donné pour cet usage, c’est-à-dire à mes lèvres. La bouteille étant pleine, je n’ai pas à renverser beaucoup la tête…

Tandis que je tète, je cligne des yeux. Un rayon fugace de soleil me pénètre droit dans les châsses. C’est d’autant plus curieux que, non seulement je suis à l’ombre, mais encore j’ai le dos tourné à ce que le poète appelle l’astre du jour !

A nouveau, le rayon de soleil danse sur la terrasse.

On dirait qu’un gamin s’amuse à capter ce rayon dans un miroir et à me le braquer dans le gicleur. J’aime pas du tout ces façons-là, moi… Oh ! mais pas du tout…

Je regarde en direction de l’éclat… Je vois qu’il provient d’une fenêtre d’un immeuble moderne situé de l’autre côté de la rue. A cette fenêtre, il y a un rideau dont un côté est légèrement soulevé.

Ce qui reflète le soleil, ce n’est pas autre chose que la lentille d’une lunette d’approche.

Quelqu’un m’observe à distance, embusqué derrière le rideau. Mais, sans qu’il s’en doute, le soleil l’a trahi. J’y vois un heureux présage. Si le soleil se range de mon côté, tous les espoirs me sont permis !