A L’OMBRE DES ASTICOTS EN FLEURS…

Cette histoire bourrée de quiproquos, de faux pas, d’incertitude et de cadavres m’a ébranlé le système nerveux.

J’en ai tellement ras le bol que je demande un congé au Vieux, et il n’a pas le courage de me le refuser.

Je décide donc de me mettre au vert. Justement, Félicie a des cousins qui sont nabus dans l’Yonne. Or, l’Yonne est une rivière pleine de poiscaille et je ne connais rien de plus sédatif qu’une partie de pêche à la ligne…

Huit jours plus tard, me voilà donc assis sur un pliant, un galure de paille sur le dôme, une gaulanche à la pogne, regardant flotter un bouchon rouge vif…

De temps à autre, le bouchon a un frémissement. Il bougeotte, hésite à plonger, s’immobilise… Si ça n’est pas une carpe qui me chatouille l’asticot, moi, je suis l’archevêque de Canterbury !.. Cette vache-là, je ne veux pas la rater…

Toute mon attention est concentrée sur ce morceau de rouge qui exprime pour mes yeux de mammifère l’agitation des profondeurs.

— C’est une carpe, murmure une voix dans mon dos.

Je jette un bref coup d’œil en arrière. Il y a là un pêcheur, vêtu de coutil, avec sa bourriche et sa canne à pêche.

— Sûrement ! je dis…

Et je fais un saut terrible car ce type-là, je le connais. Du coup, j’oublie ma carpe…

— Pas possible, monsieur Brazine ! je m’exclame, ça pêche à la ligne, un Soviet ?

Il rit.

— Monsieur le Commissaire ! Ça pêche à la ligne, un commissaire des Services secrets ?

Il s’assied à mes côtés…

— Je me remets de mes émotions, mon bon monsieur Brazine… Vous m’avez usé les nerfs avec toutes vos combines.

Il hausse les épaules.

— Ne parlez pas ainsi, mon cher ami. Nous faisons l’un et l’autre un métier où il faut obéir et ne pas chercher à comprendre. Vous autres, Français, vous pensez trop… C’est mauvais.

— Enfin ! j’éclate, vous ne pouviez donc pas régler vos comptes directement avec les Bunks ? Comment se fait-il, d’abord, qu’un capitaliste comme Bunks se soit laissé aller à collaborer avec une nation rouge ?… Le fric ?

— Ça et l’amour…

— Allez-y, ça ne se sent donc pas que je crève de curiosité ?

Il sourit.

— Les belles filles font des espionnes idéales, elles savent influencer les hommes, même les hommes d’argent !

Je pige.

— Christia n’était pas la fille de Bunks, n’est-ce pas ?

— Si vous aviez enquêté d’une façon serrée, en Allemagne, vous auriez appris que Bunks avait acheté tout récemment la maison de Freudenstadt. Vous auriez appris aussi qu’il n’avait pas de fille… Seulement, c’est un homme à principe… Un homme pudique… Il a donné Christia comme étant sa fille pour garantir son honorabilité.

— Et le fils ?

— Ah ! le fils… Il a été nécessaire de le… neutraliser parce qu’il n’aimait pas du tout la liaison de son père… et ses accords avec nous !

— Qu’est-il devenu ?

Brazine sourit.

— Mon Dieu, il repose dans le caveau de famille…

— Je ne comprends pas.

— C’est pourtant bien simple : vous l’avez rendu aux siens… Ils l’ont inhumé, c’est en général ce qu’on fait des cadavres…

— Je ne comprends toujours pas, dis-je…

— A quoi vous sert de tant penser, alors ? Voyons, commissaire, c’est par nos soins que vous avez su qu’il existait à la morgue d’Orléans un homme pouvant correspondre au signalement du mort que vous cherchiez. Ce mort était Karl Bunks…

Je dois me mettre à baver… La surprise suinte aux commissures de mes lèvres.

Ainsi, c’est bien Bunks que j’ai coltiné chez son vieux, en me donnant un mal de chien pour le faire ressembler à l’autre, au Dimitri !

— Vous êtes très fort ! fais-je. Et moi, j’ai tout du tordu, de l’idiot de la noce…

— Pas d’autocritique… Vous avez été très bien, commissaire. Et la preuve, c’est que, tout seul, vous avez compris ce qui se passait.

— Pourquoi tant de giries, puisque Christia jouait vos cartes ?

— Elle jouait nos cartes à son profit, c’était une ambitieuse…

— Si j’avais su…

— Nous aussi, commissaire, si nous avions su… Si nous avions su que Christia et Dimitri étaient amants, si nous avions su que Dimitri jouait le double jeu et se faisait passer pour un Bunks à l’ambassade allemande… Si nous avions su que c’était vous qui le déteniez… Si nous avions su… Mais nous ne savions pas. Vous et moi, sommes des gens qui cherchons la vérité… Une fraction de vérité.

Il me prend le bras.

— Où est votre bouchon ?

Je regarde la surface nette de l’Yonne. Je tire sur ma ligne… Il se produit une résistance formidable…

— Ce doit être une belle pièce, murmure Brazine, le regard brillant.

Je tire. Une godasse limoneuse est accrochée à mon hameçon. Nous éclatons de rire.

— Voyez-vous, Brazine, on peut tout faire, il y a des jours où c’est pas son jour !

FIN