ABATTEZ LES BRÈMES !
J’en suis baba ; il ne me manque qu’une rasade de rhum pour compléter la transformation. Mais du rhum, c’est plutôt à titre de condamné à mort que je devrais en lichetrogner.
La donzelle ne semble pas du tout décidée à bavarder davantage. Cette fois, j’ai droit au casse-pipe. Un petit jardin sur le ventre et un pardessus en sapin véritable… Peut-être une médaille à titre posthume… Félicie, ma brave femme de mère, la mettra sous verre à côté de ma photo…
Au revoir, m’sieurs-dames ! Sur l’air des lampions…
Des lampions, il va y en avoir : quatre exactement, un à chaque angle de mon cénotaphe !
Elle presse la détente, je fais un saut de côté. La balle me frappe l’os frontal, de côté, et file dans la porte d’un placard. Je suis étourdi par le choc… Je n’y vois plus clair… Un frisson me vrille l’épine dorsale. Je ne peux plus réagir… Des clochettes tintinnabulent méchamment dans mes étiquettes… C’est la grosse vapeur rouge ! Le feu d’artifice ! Le fin des fins !
Stoppez la musique !
Mais une nouvelle balle claque. En même temps que je perçois le bruit, je me dis : cette fois, gamin, c’est la finale, tu es déclaré viande froide !
Et je suis tout épaté de ne rien sentir… J’ouvre les châsses. Je vois la môme Christia qui se tient la poitrine à deux mains et qui titube… Elle a le regard révulsé… Une mousse rougeâtre fleurit à ses lèvres. Elle fait un pas, deux pas et s’écroule sur le parquet, le visage dans sa petite culotte blanche !
Dans l’encadrement de la porte, je découvre Bérurier, le gros Bérurier des familles. Sa chemise sort un peu de son pantalon ; il a le chapeau de travers, la cravate dénouée, des gouttes de sueur sur les joues, un revolver fumant à la main…
— Je crois que je m’annonce comme le soleil, dit-il.
— Mieux que ça encore, je lui réponds : comme le Bon Dieu !
Il souffle sur le canon de son feu qui n’en finit pas de fumer, comme les cow-boys dans « Les ravageurs de Fort Henderson ».
— J’ai bien cru t’avoir paumé ! dit-il… Je n’en finissais pas de demander des renseignements, heureusement que je t’ai reconnu au volant de la Lancia ! Heureusement aussi que c’est une voiture qui ne passe pas inaperçue, surtout lorsqu’elle roule à 130 dans Paname ! Je suis arrivé jusqu’ici… Et j’ai avisé la tire à Plumet devant la lourde…
Il interroge :
— Qui c’est ces mecs ? J’ai bien fait de lessiver la pépée, au moins ?
— Tu as très bien fait ! Très bien fait… Je préfère que ce soit elle plutôt que moi. C’est humain, non ?
— Sûr, ronchonne-t-il en remontant ses brailles d’un geste qui lui est familier.
— Et puis, les filles n’ont pas de chance dans mon histoire, ajouté-je…
— On le dirait…
Il désigne Dimitri, toujours en tête-à-tête avec son coma.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé, à cézigo ? Il a glissé sur une peau d’orange ou bien il a eu peur du loup-garou ?
— Un crochet du gauche et une savate parisienne, je lui dis, mais il reviendra à lui un de ces quatre…
— Qu’est-ce que c’est, ce ouistiti ?
Je hausse les épaules.
— Une victime de l’amour !
— Qu’est-ce que j’en fais ?
— Tu cherches une carafe d’eau et tu la lui verses sur le pif !
Dimitri revient à lui… Bérurier lui balance une nouvelle giclée de flotte qui le fait s’ébrouer.
— Ça va mieux ? je demande.
Il fait un signe affirmatif…
— Tiens-toi peinard, Dimitri, autrement il t’arrivera un vilain pépin, comme à ta souris ; regarde un peu à quoi elle ressemble…
Il regarde… Je suis sidéré par la transformation qui s’opère en lui. Son visage se crispe, devient écarlate, puis vert pomme. Ses yeux se révulsent. Enfin, il éclate de rire, d’un long rire fou.
— Il est dingue, remarque Bérurier qui, lui, ne le deviendra jamais.
J’observe le mec.
— On dirait ! je fais…
J’hésite…
— Dimitri, fais-je en le secouant par le bras.
Il ne réagit pas. Il est commotionné, le frère. Il est dingue. La détention au cachot, le tourbillon voluptueux, le coup de savate sur le parapluie, la vue de sa cocotte clamsée ont eu raison de sa lucidité.
— Ecoute, Toto, je fais… Je veux te faire une fleur… en souvenir d’une femme que nous avons connue, toi et moi, et qui se prénommait Rachel. Je vais te laisser ici. Au premier bistrot, je téléphonerai au patron que tu es ici. Ça te fait au moins vingt minutes de battement. Si tu simules, barre-toi. Sinon, tant pis, tu retourneras là où ton destin t’avait placé.
« Allez, trissons, je dis à Bérurier. »
Il me bigle sous le pifomètre.
— C’est sérieux ce que tu lui dis ?
— Tout ce qu’il y a de sérieux… Tu ne peux pas comprendre…
Nous cherchons cinq minutes un troquet et nous finissons par en découvrir un dans la rue principale. Le patron remonte sa toile de tente au moyen d’une manivelle. Il fait doux, il fait bon vivre, bon être en France…
— Deux rhums ! patron…
Docile, il répète :
— Et deux rhums, deux !
— Vous avez le téléphone ?
— Au fond et à droite…
Une demi-heure plus tard, comme nous nous apprêtons à remonter dans la teuf-teuf de Bérurier, nous sommes doublés par une voiture noire à l’intérieur de laquelle ont pris place quatre hommes.
Un feu rouge l’oblige à stopper devant nous.
Je vois à l’arrière deux figures de connaissance : Dimitri et Annenstief.
Dimitri est toujours morne et perdu. Annenstief m’aperçoit, me fait un bref signe de la main… Le feu passe au vert !
Dimitri s’en va vers son destin…