Que pensez-vous d’une mission comme ça ?
Une flotte tout ce qu’il y a de mélancolique et d’humide tombe sur Paname.
Le ciel est triste comme une déclaration d’impôt ; et il se reflète sur la bouille de mes contemporains.
Je salue les collègues d’un petit hochement de tête taciturne et je me fais annoncer chez le boss.
Lui aussi est dans le style « ciel de Paris ». Il a sa tête des jours de cafard. Ses yeux bleus sont gris, son crâne lisse est pâle, sa bouche est plus mince encore que de coutume, à croire que sa mère avait oublié de la lui faire et qu’on a arrangé ça postérieurement, d’un coup de serpe.
Il me regarde entrer.
Il est distrait, semble-t-il.
— Salut patron !
— Bonjour, asseyez-vous…
Il me tend une main manucurée et froide.
— J’ai lu votre rapport au sujet de cette histoire de poste clandestin… Un enfantillage, hein ? Nos confrères du Midi grossissent tout !
— Un enfantillage, en effet !
— Bon, passons à un autre genre d’exercice.
M’est avis qu’il va me refiler un turbin maison ; je le vois venir avec ses pieds plats.
Il prend son temps, comme toujours. Lui, c’est pas le genre volubile. Les mots, il se les extrait du gésier avec des démonte-pneus.
— Une affaire très simple, cette fois-ci, dit-il.
— Ah !
— Un vol de documents…
J’attends. Plus on le questionne, plus il freine son exposé. Moi, je suis tellement impatient que mes orteils font des nœuds.
— On a volé un plan d’action au Haut État-Major, plan relatif aux opérations d’Indochine…
— Hé, hé…
Des onomatopées, c’est tout ce qu’il tolère, le Vieux. Je lui en distille histoire de lui montrer que je suis ses laborieuses explications.
— Évidemment, dit-il, il ne reste plus qu’à changer ce plan…
— Évidemment…
— Seulement celui-ci contenait un état détaillé des forces disponibles et des nouveaux engins de guerre en voie d’expédition.
— Moche…
— Oui.
— Il y a longtemps que ce vol a été commis ?
— Un mois…
— Les Viets sont au parfum, maintenant. Il est trop tard pour intervenir dans cette histoire…
Voilà exactement le genre de phrase que je ne peux retenir et qui défrise le boss.
Quand je dis que ça le défrise c’est manière de jacter car il est chauve comme une carte postale surglacée.
— Laissez-moi continuer, fait-il…
— Faites…
Je bredouille un peu pour calmer sa rancœur, faut toujours manier l’extincteur au bon moment, surtout lorsque c’est la susceptibilité d’un mec qui est en jeu.
— Le plan n’est pas entre les mains des Viets.
Je sursaute. J’ai envie de crier « pourquoi » mais je me retiens.
— L’homme qui l’a dérobé, poursuit-il, l’a toujours en sa possession.
— Ah !
Là j’ai envie de lui demander s’il en est certain, et comment il peut en être certain, mais ça n’est pas la peine de lui faire fumer les naseaux, au Vieux.
Du reste il y va de sa romance :
— Nous connaissons cet homme…
— Vous dites ?
— Je dis que nous connaissons cet homme !
— Ça alors…
— Que je vous raconte tout d’abord la façon dont le plan a été volé…
Je pense : « Bonne idée. » Et j’attends en m’arrachant la peau des ongles à pleines dents.
— Le document était en possession du général Pradon, un officier du chiffre. Il l’avait extrait du coffre secret de la Défense pour le porter au ministère de la Guerre où devait se tenir une conférence extraordinaire. Le plan a été examiné et ratifié au cours de cette conférence. Au retour, le général a eu un malaise dans sa voiture. Celle-ci était pilotée par un nouveau chauffeur qu’il ne connaissait pas ; il n’avait pas pris garde à la chose, l’homme en question étant en uniforme…
« Une fois dans la voiture il a eu une sorte de vertige, a-t-il dit. L’automobile est une ancienne voiture de maître dont l’arrière est séparé de l’avant par une vitre coulissante. Une examen postérieur a prouvé que l’officier a été victime des émanations d’un gaz spécial inhalé dans la partie arrière du véhicule au moyen d’un tuyau de caoutchouc engagé dans un trou pratiqué au ras du plancher. La bouteille de gaz était placée au côté du chauffeur. En cours de route il l’a ouverte. Ce gaz étant inodore, le général ne s’est aperçu de rien… Il a sombré lentement dans l’inconscience…
Il se tait, remonte ses manchettes impeccables et touche délicatement sa cravate, comme on flatte les pétales d’une fleur pour la mettre en valeur.
Je n’y tiens plus.
— Bien joué, fais-je. Et alors ?
— Alors rien, le chauffeur a emmené le général dans une clinique en prétendant qu’il venait de s’évanouir. Puis il a disparu…
— Avec la serviette ?
— Avec la serviette !
— Et on le connaît ?
— Deux personnes l’ont identifié : le général d’abord, puis le véritable chauffeur auquel le faux avait fait boire un narcotique.
— Un narcotique !
— Le matin de la conférence, les deux chauffeurs se sont rencontrés au garage du ministère. Le faux a prétendu qu’il était nouveau. Il a invité son « collègue » a prendre un verre de marc. Il avait gardé une gourde dans une voiture. L’autre, sans méfiance, a bu. Il est tombé dans le cirage… Le faux l’a enfermé dans le coffre d’une vieille voiture avariée qui se trouvait au fond du garage. Le malheureux a du reste failli y mourir asphyxié. Il en a eu pour deux jours d’hôpital.
— Et alors ?
— D’après le signalement donné par le chauffeur et le général, j’ai établi une liste de suspects. C’était du travail de professionnel, ça…
— En effet.
— J’ai sélectionné des photos du fichier. Les deux victimes ont, sans hésitation, reconnu leur agresseur. Il s’agit d’un certain Stumer, sujet d’origine suisse qui a trafiqué avec la Gestapo pendant la guerre. Il a été blanchi par les Américains et maintenant doit travailler pour le plus offrant. C’est un de ces hommes, comme dit Alphonse Daudet, qui est prêt à vous tirer de l’eau pour dix francs et à vous y jeter pour cent sous !
Content de sa citation il se caresse la coupole. Ses yeux deviennent un peu plus bleus.
— Je suppose que vous avez lancé un mandat d’arrêt contre ce zigoto…
— Je l’ai convoqué, car j’avais son adresse.
— Et il s’est envolé ?
— Non, il est venu…
J’en suis baba.
— Et il a nié, il avait un alibi ?
— Non, il n’a pas nié, il n’a pas avoué non plus… Il a haussé les épaules. Il a dit qu’il ne suffisait pas de porter une accusation mais qu’il fallait prouver… Nous avons perquisitionné chez lui sans rien trouver. Nous l’avons confronté avec le général et le chauffeur qui l’ont formellement reconnu. Il s’est contenté de dire que les deux hommes devaient faire erreur. Je me suis fâché… Et quand je me fâche, vous savez que…
— Je sais.
Lorsqu’il se fout en rogne, le boss, ça fait du chahut dans la strass, moi je vous le dis !
— Zéro ?
— Si. Stumer m’a dit que les grands moyens étaient au fond de petits moyens. Il a eu des paroles ambiguës, mais facilement traduisibles en bon français pour m’expliquer qu’il se pourrait qu’un de ces jours il entende parler du document et il m’a demandé si une prime serait versée à qui permettrait de le retrouver, bref, il l’a et le rendra contre la forte somme. Il le cédera au meilleur client.
— S’il ne l’a pas cédé déjà…
— J’ai fait mon enquête, Stumer travaille à son compte, c’est un artisan de l’espionnage. Il a exécuté ce coup parce qu’il était facile à réaliser. J’ai dû le relâcher malgré les preuves flagrantes de sa culpabilité. Le document est en lieu sûr et il ne sortira de sa cachette qu’au moment propice.
— Je comprends, ce document représente à la fois sa perte et sa sauvegarde. À cause de lui nous le tenons, mais il nous tient plus encore. Vous ne croyez pas qu’il l’a déjà colloqué aux Viets et qu’il joue les attentistes pour nous leurrer ?
— J’y ai pensé, mais, après en avoir discuté avec l’État-Major, c’est impossible. En effet, le plan obligerait les Viets à adopter un certain dispositif de défense s’il était en leur possession, car, même si nous sommes certains qu’ils l’ont, nous devons conserver des éléments majeurs… Or ils n’ont pas adopté ce dispositif. Conclusion : ils ne savent rien. D’autre part, Stumer savait que nous le retrouverions aisément. Au fond c’est ce qu’il voulait, afin d’ouvrir immédiatement la voie des négociations entre lui et nous. S’il avait vendu le document aux autres il se serait mis à l’abri, vous saisissez ?
— Oui. Mais ne croyez-vous pas qu’il va vendre le plan aux deux ?
— C’est ce que nous redoutons, en effet, et c’est pourquoi vous êtes là !
— Ah ! oui ?
— Oui. En tout cas pour mener à bien ce double jeu, il doit nous le vendre à nous en premier lieu ; puisque s’il le vend aux autres, de par leur réaction, nous le saurons immédiatement.
— C’est vrai… Et ce plan ne peut pas être exécuté tout de suite ?
— Non, car il est à long terme et du reste ne peut être mis en action qu’au moment de la saison des pluies…
— Alors le Stumer nous tient ?
— Pratiquement. Il est admirablement placé entre le Vietminh et nous. Sa position, pour le moment, est parfaite. La seule chose que nous puissions contre lui, c’est d’essayer de trouver la cachette du plan… et celle des photos qu’il en a certainement tirées.
— Il doit s’attendre à une enquête de cette nature ?
— Oh ! certainement. C’est pourquoi vous devez agir avec d’infinies précautions.
— Compris.
— C’est un homme très maître de soi, rusé comme un renard et qui ne laisse rien au hasard… Il sait où il va…
— L’essentiel est qu’il n’y aille pas.
— Justement. Vous avez carte blanche. Je ne vois guère que vous pour mener à bien une histoire aussi délicate.
Le coup de pommade final, je connais ! Ça veut dire : « Petit père, lève le siège et fais ton turbin. »
— L’adresse de Stumer ?
— Le Vésinet, 125, avenue des Pages…
— Joli.
Il me tend la main…
— Surtout, du doigté, hein ?
— On tâchera.
— Et tenez-moi bien au courant…
— Comme toujours, patron.
* * *
Chaque fois que je sors de chez le Vieux, je me précipite au troquet d’en face car un entretien avec le grand patron donne toujours soif.
Le taulier est en train de s’entraîner au 421, tout seulâbre derrière son zinc.
Au moment où j’entre, il dit :
— Tous les deux !
— C’est un titre de roman d’amour, fais-je. Allez, enflure, sers-moi un petit anjou…
Il rouspète à cause du terme qu’il juge impropre à la qualifier. Sa vieille haine contre la police s’exhale. Il affirme que nous sommes tous plus mal embouchés les uns que les autres et que des types comme nous ne méritent pas de vivre.
Ordinairement je le chauffe au paroxysme, mais je suis trop préoccupé par ma nouvelle mission pour taquiner un tas de sonneries[1] à patente limonadière.
Je sirote mon blanquet tout en gambergeant.
Assez bizarre ce turbin, vous ne trouvez pas ?
Non, vous avez de l’huile de ricin à la place de la cervelle, vous autres ! On vous raconterait n’importe quelle girie, vous la goberiez en ouvrant le bec !
Moi, ce boulot ne m’emballe pas. J’aime pas avoir à m’occuper d’un crime dont on connaît l’auteur et à qui la police laisse ses aises. Ça m’ulcère, ça me contriste !
Ce Stumer, je vais vous dire, c’est le genre de gnace que je hais le plus. Des espèces d’hommes d’affaires du crime. Des gars qui ont pignon sur rue et qui se foutent de la rousse comme vous vous foutez d’une fiente de pigeon.
— Ça ne carbure pas ? s’informe le patron que mon silence déroute.
— T’occupe pas, Lagonfle !
— Bon, bon, moi ce que j’en dis…
Je bigle ma montrouze, elle annonce onze plombes. Je fais alors le calcul suivant : je crèche à Saint-Cloud, c’est-à-dire presque à mi-chemin entre Pantruche et Le Vésinet. La première chose c’est de rentrer à la cabane pour changer de fringues et morfiller un brin, ensuite j’irai voir à quoi ressemble la taupinière du gars.
Je lance un nickel aurifié sur le zinc et je me prends par la pogne.
Félicie, ma brave femme de mère, est tout ce qu’il y a de joyce en me voyant.
C’est les bises d’usage. Après quoi elle me dit qu’il y a une lettre pour moi. Elle précise qu’il s’agit d’une lettre express, qu’elle vient de Lyon et qu’elle est certainement de l’oncle Gustave, vu qu’elle a repéré son écriture et qu’il l’a du reste contresignée.
Je m’installe dans un fauteuil afin de prendre connaissance de la fameuse babillarde.
Tatave fait la pige à la mère Sévigné, il en met long comme un jour sans Martine Carol. Il ne me parle que de son noyé. Ce sera évidemment la partie de pêche la plus marquante de sa vie.
Cher Coco , Comme suite à ta visite, je te ci-joints une coupure parue dans Le Progrès de ce matin. (En première page pour te dire.) Tu verras que la photo serait assez réussie mais qu’on ne me distingue pas à cause des gaules que je n’ai pas eu l’idée de poser . D’autre part, le journaliste a orthographié mon nom avec un « d » à la fin, alors qu’il faut un « t » comme tu le sais. Enfin cela me fait un drôle d’effet tout de même d’avoir les honneurs de la grande presse. (Ta tante n’en revient pas.) Comme tu verras dans l’article (sous la photo) signé Grenier, notre noyé a été identifié. C’est un repris de justice (s’il te plaît) et de Paris encore, qui fait partie d’une bande d’Alsaciens… Mais je ne t’en dis pas plus sur le sujet, tu liras les détails dans l’article . Moi je n’en reviens pas. Tous les copains me charrient ; je peux pas en rencontrer un sans qu’il me demande si ça biche ou bien à quoi j’amorce pour pêcher le noyé. Moi tu me connais ? Toujours le mot pour rire. Je réponds : « À l’asticot ». Tu parles d’une partie de pêche ! J’espère te revoir bientôt. Puisque tu es sur place, peut-être que tu peux avoir des détails sur notre noyé. On se demande ce qu’un Alsacien habitant Paris peut faire dans le Rhône . Embrasse ta mère pour nous . Ta tante se joint à moi . Ton oncle pour la vie : GUSTAVE P.S. : Quand je retournerai à Pierre-Bénite, je donnerai un bonjour pour toi à la bistrote que tu sais .
Je plie sa lettre et la vague dans mes fouilles.
— Rien de cassé ? demande Félicie, surprise.
— Non, M’man, rien, Tatave m’envoie une adresse que je lui ai demandée pour la pêche…
Je garde la coupure de presse à la main. Je la lis. Le reporter explique notre pêche ahurissante. Il dit que la P.J. a pris les empreintes du mort et a reconstitué son signalement. Aux sommiers on a constaté qu’il s’agissait d’un certain Fred Almayer, vingt-huit ans, né à Strasbourg et habitant Paris depuis la Libération, titulaire de trois condamnations pour vol à main armée et vol avec effraction. Il a été tué d’une balle de 7,35 tirée en plein cœur à bout portant. Le cadavre était immergé depuis trois semaines environ…
Les policiers de Lyon et ceux de Paris enquêtent dans chaque ville.
Je replie le morceau d’imprimé. Un règlement de comptes dans le milieu… C’est le fait divers par excellence.
Le tonton est dans tous ses états, évidemment. Il doit vachement se faire reluire, Tatave. Il joue sûrement les vedettes auprès des veuves un tantinet salingue…
— Qu’est-ce qui te fait rire ? interroge Félicie.
— Des bêtises, M’man…
— Tu sors cet après-midi ?
— Je vais jusqu’au Vésinet…
Elle s’exclame :
— Au Vésinet !
— Oui, pourquoi ?
— Je voulais justement y aller un de ces jours, chez Mme Delange, tu sais, mon amie d’enfance ? La femme des pompes funèbres ?
— Eh bien ! si tu veux profiter de la voiture…
Ses yeux brillent. Rien ne fait davantage plaisir à Félicie qu’une virouze en guinde avec son chiard.
On se met à table dans l’allégresse.
— Tout en m’empiffrant des tomates farcies sauce tomate, je dédie une pensée à mon noyé… Pardon, à notre noyé. Tout au boulot dont m’a chargé le Vieux, je l’avais oublié, cézigue !
Une phrase de Tatave me revient :
« On se demande ce qu’un Alsacien habitant Paris peut faire dans le Rhône. »
Comme quoi la logique sort de la bouche des grandes personnes !
La logique !
— Est-ce logique pour un flic d’avoir à enquêter sur un voleur comme Stumer ?