Je livre à domicile
Des allées ombreuses comme dans les romans de la mère du Veuzit ; des statues piquées au milieu de pelouses ratissées ; des ponts lilliputiens enjambant de minuscules cours d’eau… Des casbahs en meulière au style impressionnant et aux dépendances plus impressionnantes encore, That is the Vésinet. Un coin chouïa pour les gnaces qu’ont sucré assez de grisbi au monde des affaires.
Un coin où les oiseaux ne gazouillent qu’après s’être cogné trois ans de conservatoire, vous connaissez ?
L’avenue des Pages est à droite de la grand-route qui fonce sur Saint-Germain. On la dégauchit rapidos.
— Je te débarque chez la mère Delange ? je demande à Félicie…
— S’il te plaît.
Sa copine live dans un sentier embaumé, tout proche de l’avenue des Pages. C’est une vioque pas sympa qui s’est farci un gros ponte de chez Borniol et qui a tiré un trait sur sa vie antérieure. En épousant un tas de fric elle a perdu la mémoire. Félicie la voit de loin en loin, because elles ont été petites filles ensemble et que ça marque deux bonnes femmes, qu’elles le veuillent ou pas !
Félicie sonne à la grille de la crèche. Une bonniche pour comédie de Feydeau vient répondre que madame a mis les cannes ! C’est pas de beurre.
Félicie est toute déçue.
— Eh bien ! tant pis, murmure-t-elle, je vais prendre le train pour rentrer…
Je lui pose la main sur le bras.
— Non, attends, tu vas venir avec moi…
— Où ça ?
— Chez un gars qui n’est pas catholique…
— Mais je…
— T’occupe pas, viens !
Elle me suit. Je retourne avenue des Pages et je repère la cambuse de Stumer. Juste à côté il y a une agence de location.
C’est là que je stoppe.
— Une seconde, M’man…
J’entre dans l’agence. Une vieille bonne femme platinée et recrépie m’accueille.
— C’est pourquoi ? demande-t-elle…
— Un renseignement. C’est vous qui avez loué la maison voisine à M. Stumer ?
— Oui, pourquoi ?
— Simple renseignement, vous dis-je, je suis employé du fisc et je procède à certaines vérifications.
Le fisc ! c’est un mot qui remporte toujours un gentil succès de société.
— Ah ! très bien, fait-elle, étourdie par l’émotion.
Elle a des bajoues copieuses et des yeux globuleux, striés de rouge. Dans l’ensemble, l’air d’une vache heureuse.
— Depuis combien de temps habite-t-il ici ?
— M. Stumer ?
— Oui.
— Depuis deux mois environ.
— Il a loué meublé ?
— Oui.
— Il habite seul ?
— Non, avec une jeune femme…
— Il sort beaucoup ?
— Rarement, au contraire…
— Il reçoit beaucoup alors ?
— Non, jamais personne…
— Et la fille ?
— Non plus… Je remarquerais même, pour une jeune femme, c’est étrange. L’épicier livre à domicile… Ici faut dire que ça se fait beaucoup.
— Il a loué pour combien de temps ?
— Pour trois mois.
— Comment a-t-il su que ce pavillon était libre ?
— Une annonce dans France-Soir. Les propriétaires sont sur la Côte, ils louent chaque année car ce sont des gens près de leurs intérêts.
Stumer a loué pour trois mois. Et ça fait deux mois de ça. Donc il pense se tailler avant un mois… Cela indiquerait assez que sa « mission » en France se terminera à ce moment-là !
— Merci, madame… Évidemment je ne vous recommande pas la discrétion, ça coule de source…
— Vous pouvez compter sur moi, s’empresse la vioque, laquelle tient à faire patte de velours avec le fisc.
Je la plante là…
— Que fait-on ? demande Félicie…
— C’est la question que je me pose…
Assis derrière mon volant, j’hésite. L’envie me démange de faire la connaissance de Stumer… Mais que lui dirai-je ?
Il vit avec une souris… Assez poilant…
Je sursaute : à partir du moment où un homme est deux, c’est-à-dire où il vit avec son complément naturel, il est vulnérable…
— Écoute, M’man, je fais, ça te dirait de donner un coup de main à ton fils bien-aimé ?
— Comment, un coup de main ?
— Figure-toi que je m’intéresse au couple qui habite dans cette maison. Seulement je ne veux pas griller mon entrée… Alors tu vas être chouette et sonner à leur lourde. Quand ils auront débouclé tu diras que tu quêtes pour la paroisse. T’as l’air sérieux, ils ne se douteront de rien. Moi je me trisse, je t’attends au bout de la rue, vers le rond-point où l’on voit une statue de cerf, d’accord ?
— Et que faudra-t-il que je fasse ?
— Rien, tu regarderas… Tu me raconteras après : leurs gueules, l’atmosphère… Prends-en plein les carreaux, tu piges ?
— Oui.
— Allez, go !
Je l’éjecte de mon tank et me bombe jusqu’au rond-point indiqué.
Cinq minutes ne se sont pas écoulées que ma daronne s’annonce déjà.
— Ils t’ont virée ? je questionne.
— Pas du tout, fait-elle en me tendant un billet de mille francs !
Ça alors, le Stumer a flambé d’un sac, c’est pas ordinaire…
— Garde, je dis à Félicie, tu le cloqueras à un mendigot, bon, raconte !
— C’est un homme qui m’a ouvert.
— Quel âge ?
— Assez jeune, trente-huit ans d’après moi. Presque chauve, les yeux clairs, la bouche mince, l’air intelligent… Grand ! Très grand !
— Bravo pour la description, continue…
— Ben…
— Comment t’a-t-il reçue ?
— Il m’a regardée d’un air surpris, je lui ai dit que je quêtais pour la paroisse. Il a sorti mille francs de sa poche et me les a tendus. J’ai remercié, il s’est incliné, galamment… Un homme courtois. Il n’a pas prononcé un mot… Qu’est-ce que tu veux, je suis partie…
— Il ne t’a pas fait entrer ?
— Non, la grille était fermée. Il est venu à la porte et notre entrevue s’est passée à travers les barreaux.
— Tu n’as vu personne d’autre ?
— Une femme a regardé par la fenêtre du premier étage.
— Comment était-elle ?
— Jeune, blonde…
— Jolie ?
— Tu sais que je suis myope.
— Bon, merci M’man.
Je fais tourner mon moulin et je décarre à faible allure. J’arrive à un carrefour où se trouvent plusieurs magasins. C’est le centre commerçant du quartier…
Je stoppe devant une épicerie-liqueurs engageante.
L’épicier est un mec triste, en blouse grise et béret basque. Il ne s’est pas rasé depuis la chute de Berlin et il mâchonne un crayon minable. Pourtant son magasin est rupin.
Il me considère avec l’air flottant du mec qui n’est pas dans le coup, soit parce qu’il vient d’avoir un entretien avec son percepteur, soit parce qu’il s’est téléphoné un kil de rouge vite fait !
Je penche pour la seconde hypothèse.
— C’qu’ y a pour vot’ service ? s’informe-t-il.
— Je voudrais un simple renseignement. C’est bien vous qui livrez chez M. Stumer, à quelques numéros d’ici ?
— Et z’alors ?
— Et z’alors, je fais, je suis de la police…
Il est foudroyé par la carte que je lui mets sous le pif.
— Mais, mais…
— Bêlez pas, mon vieux, ça fait tout de suite transhumance ! Je veux pas vous becqueter, simplement j’ai besoin de votre précieux concours… Ils vous font entrer, les gars, lorsque vous leur portez de la came ?
— Bien sûr, je livre dans la cuisine…
— Vous livrez vous-même ?
— Ouais…
— Bon, vous avez une commande pour eux, en ce moment ?
— Justement, j’allais y aller…
— Eh bien ! non, c’est moi qui y vais…
— Quoi ?
Un peu dans le sirop, il est, l’épicemard. Il me roule des roberts qui serviraient le cas échéant de boules de billard.
— Et de la discrétion, hein ! je rugis…
— Bon, bon…
— Préparez la camelote, la facture… C’est moi qui livre. Officiellement, je suis votre nouveau commis, vu ?
— Bon, bon…
— Glaçons, caramel, j’ajoute, histoire de ne pas laisser perdre une occasion de rigoler.
Sous son regard ahuri je tombe la veste. Je relève la jambe droite de mon grimpant, j’ôte ma cravate, j’ébouriffe mes cheveux, je me mets un crayon sur l’oreille et je noue autour de ma brioche un tablier bleu qui traîne sur une chaise derrière la caisse.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiète le collègue à Félix Potin.
— Je dois me renseigner sur ces gens, les Stumer. Ce sont des étrangers, leur passeport n’est pas en règle…
— Ah ! bon…
— Alors, ces cominches ?
— Voilà…
Il potasse son gros carnet noir. Il empile des conserves, du pinard, du Nescafé…
— V’leur direz que j’ai plus de cake, me dit-il.
— Entendu, papa !
Il commence à trouver cette histoire marrante, le marchand de moutarde. Au fond, ça lui fait de la main-d’œuvre à l’œil…
— Le tri est devant le trottoir ! annonce-t-il.
— O.K. !
J’attrape la livraison et je la coltine dans le tri.
En me voyant réapparaître, Félicie est séchée… Je lui envoie un baiser et je décarre à l’allure de Fausto Coppi.
J’arrive à la porte des Stumer, je sonne et je prends mon air le plus glandilleux.
Un visage se montre à la fenêtre du premier étage. Un visage de femme. Je ne suis pas miro comme Félicie et je peux la reluquer à mon aise. Elle est chouïa, la fumelle, elle vaut le coup de saveur. Blonde, mon petit, naturel ! Pas de l’oxy, du chouette, style nordique. J’en ai un frémissement dans le péritoine. Mais j’interromps ma contemplation, la lourde s’ouvre. Je me détranche sur un mec qui sort de la cahute.
Grand, déplumé, les yeux clairs, ma daronne a dit juste.
— Qu’est-ce que c’est ? lance-t-il à la cantonade.
— J’suis le nouveau commis de l’épicerie, fais-je…
— Ah ! bon…, murmure Stumer.
Il déboucle la grille.
— Entrez !
J’attrape la becquetance et je suis le zig dans la strass.
Un vestibule classique, avec des carreaux et, au mur, des tableaux que des mecs ont osé signer… Des portes fermées à droite et à gauche.
Au fond, la cuisine. Elle est encombrée de vaisselle sale. La souris blonde n’est pas championne pour la plonge. Le ménage, c’est pas son violon d’Ingres, ça se sent tout de suite.
— Mettez ça là, dit Stumer.
J’obéis.
— Vous avez la note ?
— V’là…
Ça fait douze cents balles. Il me paie et m’allonge un bif’ de cent pour ma pomme. Il est généreux le gars. L’auber doit pas lui revenir chérot.
— ’soir, m’sieur…
— Au revoir !
Je retourne à l’épicerie…
— Écoutez, mon petit père, dis-je au patron. Je vais vous laisser mon numéro de téléphone. Demain, lorsqu’ils vous passeront de nouvelles commandes, vous me préviendrez aussi sec et j’irai livrer, ça joue ? En attendant, pas un mot sur ce qui vient de se passer à âme qui vive, ou alors, ça fera vilain, vu ?
— Bien, monsieur…
Je lui serre la louche et je retourne auprès de Félicie.
— Tout va bien ? me demande-t-elle.
— Je ne sais pas ! dis-je. Il s’agit d’une simple prise de contact. Je viens de trouver le moyen de m’introduire chez ces braves gens incognito… C’est déjà beau… Pour le reste, ma foi, j’aviserai…
Je lui envoie une bourrade dans le dos.
— Allez, je me fous en vacances pour le restant de la journée et je t’emmène becqueter au restau ; ensuite, on va au ciné.
— Comme tu voudras ! dit Félicie, toute contente.
Elle ajoute :
— Remarque, j’avais des asperges pour ce soir…