Enlevez le paquet !

— Téléphone ! crie ma brave femme de mère…

Je balance le Paris-Match que je suis en train de lire et je plonge dans l’escadrin.

— Allô ! fait une voix épaisse.

— J’écoute.

— Je suis Jules Massenet…

— C’est un nom qui me dit quelque chose, fais-je avec conviction.

— … l’épicier du Vésinet, termine mon interlocuteur.

— Ah ! bon !

— Ça y est, j’ai une commande pour qui vous savez…

— Que vous a-t-on commandé ?

— Hein ?

— Je vous demande ce qu’ils vous ont commandé.

— Attendez…

Je perçois un froissement de papier…

— Un poulet, du beurre, des citrons et des oranges.

— Bon… J’arrive ! Préparez le tout…

— As-tu des oranges ? je demande à maman.

— Évidemment, fait-elle.

C’est vrai qu’elle a de tout, cette sacrée Félicie. On peut lui tomber sur le râble à l’improviste. Le temps de compter jusqu’à cent et elle vous sert un gueuleton qui ferait pâlir de jalousie un cuistot ayant dans le guide Michelin autant d’étoiles que le maréchal Juin en a sur son képi.

— Donne m’en un kilo…

Je cavale dans ma chambre, j’ouvre un tiroir de ma commode et je choisis une petite fiole bleue à bouchon de caoutchouc. Je me munis d’une seringue de Pravaz et je redescends.

— Qu’est-ce que tu fais ! s’exclame Félicie, lorsqu’elle me voit injecter quelques gouttes du liquide de la fiole bleue dans chacune des oranges.

— Je les fortifie, dis-je…

— Mais…

— Je t’expliquerai tout ça plus tard…

J’enfouis les oranges dans les poches de ma gabardine et je saute dans mon bahut.

En quatorze minutes, je franchis les quelques bornes me séparant du Vésinet.

L’épicier qui, décidément, se pique au jeu, m’attend sur le pas de sa lourde. Il paraît tout content en me voyant.

— J’avais peur que vous ne vinssiez pas ! dit-il.

Du moment qu’il sort son subjonctif des dimanches, je lui fais le grand jeu.

— Pourquoisse ? je demande.

— Ils ont retéléphoné que ça pressait…

— Ah ! zoui !

— Oui… Je leur ai dit que mon livreur était en courses.

— Bon, alors pressons…

Je revêts ma tenue de la veille. Puis, j’attrape les provisions. Seulement, je prends bien soin de troquer les oranges de mon épicier contre les miennes.

Je fonce dans l’avenue des Pages.

Tout se passe exactement comme la veille, sauf que, ce matin, la gonzesse blonde est dans la cuisine, vêtue d’un déshabillé de soie bleue qui foutrait des pensées polissonnes à un académicien.

Elle a un regard de chatte siamoise, plus vert que bleu ; des taches de rousseur sur sa peau ocrée… Pour les formes, alors là, j’en ai la gorge sèche. M’est avis que le Stumer ne doit pas s’ennuyer dans sa retraite provisoire. Il s’est muni du meilleur passe-temps qui soit. Avec une greluse comme celle-là sous la paluche, on peut se passer de jouer à la belote ou de lire Le Chasseur français.

Je lui file un drôle de coup de saveur, à la poulette. Le grand format, si vous voyez ce que je veux dire. Mais faut croire que les amours ancillaires c’est pas son rayon, ou tout bêtement que je ne représente pas son idéal, car elle se détourne d’un air de douairière à qui un bicot propose des photos porno.

J’insiste pas. J’empoche la mornifle, je remercie Stumer pour le nouveau pourliche qu’il me débloque, et je mets la grande voilure. Maintenant, il ne me reste plus qu’à attendre.

Je reporte son tri à l’épicier. Je lui cloque l’auber. Puis, je me taille.

Il est onze heures, je calcule mon élan. Il faut une petite demi-heure pour cuire le pouletok, autant pour le croquer. Ils seront au dessert dans une heure. S’ils morfillent mes oranges, ils débarqueront au pays des pommes dans une heure dix.

Comme on ne fait rien de bon le ventre vide, je vais casser une graine dans un petit restau à rideaux rouges sur la nationale.

La tortore est mimi : tripes à la mode, steak au poivre, soufflé. Je me bouscule deux fines et je constate que le moment est venu de jouer mes brèmes.

J’espère que les deux zigs de la maison fermée aiment les oranges. Enfin, je peux toujours me pointer. Au cas où ça ne tournerait pas rond, je leur dirai que j’ai perdu mon stylo en livrant, tout à l’heure.

Je m’annonce donc devant la grille. Je sonne : tintin… J’entends le grelottement argentin à l’intérieur de la strass. Personne ne répond. Par mesure de sécurité, je remets ça… Je compte jusqu’à vingt, posément, puis je fais appel à mon sésame, vous savez, ce petit outil particulier qui enjôle les serrures.

En moins de temps qu’il n’en faut à un gendarme pour comprendre la dernière de Titin, je suis dans la place.

Et je vais vous dire, il était temps que je m’annonce, because ma séance a eu des conséquences imprévues. Le couple est groggy. Stumer gît dans un fauteuil de la salle à manger, sa donzelle est allongée sur le tapis style persan-Bazar de l’Hôtel de Ville et, pendant ce temps, le gaz part, comme dirait mon collègue Bérurier, qui a toujours de l’esprit à distiller. Le café qui chauffait s’est mis à bouillir, il a éteint la flamme et ça renifle le gaz.

J’éteins presto. Je ne pense pas que mes deux mecs aient été incommodés ; néanmoins, il était temps.

Je les examine : ils en ont pour un moment à récupérer.

Je me mets en devoir de fouiller la maison méthodiquement. Je commence par la cave, et je termine par le grenier. Rien ne m’échappe. Pas un millimètre carré de ce pavillon. Je décroche les tableaux, je sonde les murs, je fouille dans les pots de farine…

Je palpe les fringues, je décloue les tapisseries de fauteuil, j’éventre les matelas.

Zéro sur la question des documents. De toute évidence, Stumer a pris ses précautions. Il a carré ceux-ci dans un endroit sûr, car il a tout prévu, le bougre.

Je reviens à la salle à manger, où le couple flotte toujours dans une bienheureuse inconscience.

Et alors, je me dis qu’il faut cogner un grand coup.

L’heure n’est plus à la rigolade. Lorsque Stumer reprendra connaissance, il comprendra que sa campagne a été l’objet d’une sérieuse razzia.

Tant qu’à faire, autant y aller à fond.

Je ramasse la môme par les aisselles, je la charge sur mon épaule et je la porte jusqu’à ma bagnole.

Lorsqu’elle est allongée sur le coussin de derrière, je reviens au bonhomme. Je tire mon carnet de notes, j’arrache un feuillet blanc et j’écris :

Stumer , Si tu veux revoir ta souris sur ses deux pattes, ne joue pas au con et attends le coup de téléphone . Un ami qui te veut du bien

Ça n’est pas génial, mais ça doit suffire à intriguer un zig dont l’existence n’est pas particulièrement de tout repos. Il va se demander si c’est un coup de la police ou d’une autre bande. Dans l’expectative, il attendra. Il n’osera rien entreprendre. Pour peu qu’il tienne à son brancard, je vais peut-être arranger mon kidnapping aux petits oignons.

Je me trisse après lui avoir collé mon mot dans la paluche. Comme il n’est pas con, il va faire son enquête. Il comprendra que le garçon épicier est suspect. Il demandera des explications à mon « employeur » d’un jour.

Je passe chez ce dernier.

— Écoutez, papa. Stumer va rappliquer dans un moment. Il va vous poser mille questions à mon sujet ; si vous avez le malheur de lui dire que je suis de la Grande Taule, je me fâche, et quand je me fâche ça fait un tel baroud que mes victimes regrettent d’avoir été mises au monde, compris ?

« Dites-lui que je me suis présenté chez vous de la part d’un bureau de placement et que j’ai disparu, compris ?

— Compris.

— Parfait !

Je décarre.

Maintenant, il me reste un drôle de turbin à faire : planquer ma proie.

C’est vachement délicat. Le colis le plus encombrant qui soit, c’est encore un humain. D’abord, ça tient de la gâche, c’est lourd à coltiner, et puis ça ne peut pas se fourrer n’importe où.

Je me titille la matière grise tout en regagnant Paris.