Comme par hasard
Entre un homme satisfait et le Vieux il y avait à peu près autant de différence qu’entre Lollobrigida et le chancelier Adenauer.
Il se tient debout contre le radiateur de son bureau et il se chauffe le baigneur tout en massant délicatement sa rotonde.
Je lui ai craché tout le morcif, en long et en large et en relief. J’attends son point de vue.
Un silence lourd comme l’hérédité d’un bandit corse s’établit dans le bureau. On pourrait entendre le sermon d’un sourd-muet.
Enfin le Vieux pousse un soupir de plusieurs mètres cubes.
— Voilà qui n’est pas ordinaire, fait-il… Ainsi Stumer n’était pas seul ?
— Non, cette fille…
— Je ne parle pas de la fille… mais des gens qui les ont tués l’un et l’autre. Ces gens savent où il a caché les documents puisqu’il l’ont supprimé. J’avoue que je ne comprends plus très bien. Voyez-vous, San-Antonio, s’ils ont assassiné Stumer et sa compagne c’est parce qu’ils ont compris que quelqu’un (vous) était sur le coup et qu’ils ont craint que ce quelqu’un ne réussisse à leur arracher leur secret.
Au bout de cette longue tirade à peine ponctuée, on a envie de lui proposer un pneumothorax.
Mais il enchaîne rapidement :
— Pour éviter une fuite, il les tuent !
— C’est un moyen radical…
Le Vieux me foudroie du regard. Il a horreur d’être interrompu, surtout par un trait d’esprit.
— S’ils les tuent, poursuit-il, c’est que « eux » savent où sont les documents.
— Bien entendu…
— Oui, mais alors, s’ils savent cela, ils n’ont pas besoin de tuer les autres ; il leur suffit de mettre la main sur les précieux papiers et de disparaître ?
Je gamberge à ces déductions.
— À moins, glissé-je délicatement, à moins que Stumer n’ait eu la possibilité, en cas de vol des documents, de retrouver la piste de ces gens…
Il est frappé par ce raisonnement.
— Oui, ce doit être ça…
— Et puis, vous l’avez dit vous-même hier, le moment d’utiliser les plans n’est pas encore venu…
On frappe discrètement à la porte.
— Oui, grogne le boss.
C’est Morchoine, un collègue. Il tend un papelard au Vieux.
— Merci, dit celui-ci…
Morchoine sort sur la pointe des nougats en m’adressant un clin d’œil aimable.
— Tenez, dit le boss après avoir tortillé le pli. Cela vous concerne.
— Qu’est-ce que c’est ?
— La réponse des dossiers au sujet de la fille qui habitait avec Stumer.
Je biche le papier et je bouquine.
Édith Almayer, née à Strasbourg en 1930 . Aucune condamnation. Habite Paris depuis 1949. A servi comme barmaid dans une boîte de nuit de Pigalle ( Le Cerf-Volant ) où elle a fait la connaissance de Stumer .
Je pose le feuillet dactylographié sur le bureau du big boss.
— Hum, c’est plutôt chétif en fait de renseignements, hein ?
— Oui, dit le patron. C’est curieux comme le passé de certaines personnes tient en peu de lignes…
Il est tout heureux d’avoir énoncé cette pensée profonde.
Moi je ne bronche pas. Mes gobilles se portent avec insistance sur la feuille blanche.
Je cherche ce qui me fait froncer les sourcils. C’est comme une sensation de déjà-vu…
— Vous avez quelque chose à dire ? demande le boss qui me connaît bien.
— Attendez, fais-je… Almayer… J’ai déjà vu ce nom, il y a peu de temps… Il était imprimé… Oui, Almayer, Strasbourg, c’était déjà lié…
Il doit avoir du job en rade et il est pressé de m’expédier.
— Eh bien ! réfléchissez à loisir, recommande-t-il… Et si ça biche, prévenez-moi…
C’est le terme : « ça biche » qui m’illumine le concombre.
— J’y suis ! m’écrié-je…
— Ah ! ah !
— Oui, Almayer… C’est le nom de mon noyé.
— De votre quoi ?
— Vous avez dix secondes, c’est une petite histoire à moi…
— Faites…
Je décroche le téléphone et j’appelle Félicie.
Elle est un peu débordée, ma vioque, faut comprendre… Voilà que je lui amène une souris à la casbah en lui recommandant de la retenir prisonnière… Et puis on lui fait vider les lieux grâce à un subterfuge vieux comme la « Série noire » et la pensionnaire est nettoyée des registres de l’état civil pendant ce temps. De quelle façon, grand Dieu ! Une vraie boucherie !
— C’est toi, M’man ?
— Oui…
— Rien de nouveau ?
— Si, les gens de Police-Secours sont venus chercher la demoiselle…
La demoiselle ! Cette Félicie s’exprime toujours comme une gouvernante d’enfants riches.
— Bon…
— J’ai fermé la chambre à clé, à cause des empreintes.
— Tu as bien fait…
— Remarque, ça ne sert pas à grand-chose car la porte est défoncée…
Je vois que le boss pianote d’énervement sur ses manchettes.
— Oui, dis donc, as-tu mis de côté la lettre de l’oncle Gustave ?
— Oui…
— Attrape-la !
— Attends un instant…
Quelques secondes s’écoulent. Heureusement que Félicie est une « rangeuse ».
— Voilà, je l’ai…
— Dedans il y a une coupure de journal ?
— Oui…
— Lis-la moi !
— Une seconde, le temps de chercher mes lunettes…
Le chef paraît sur le point d’éclater. Il regarde sa montre, puis son carnet de rendez-vous… Il tripote ses ustensiles de burlingue avec l’envie secrète de me les balancer à la frite.
— Voilà, annonce à nouveau Félicie…
Et elle commence à ligoter le morceau de baveux. Je ne me suis pas gouré. Il s’agit bien d’un certain Almayer, natif de Strasbourg, appartenant au gang des Alsacos.
— Merci…
Je raccroche.
— La coïncidence est énorme, dis-je, pourtant il me semble qu’on peut gratouiller par là. La piste Almayer est intéressante. Si les démolisseurs ont pris le risque de venir buter cette poule dans la carrée d’un flic c’est qu’elle savait quelque chose…
— Ou peut-être était-ce dans la crainte qu’elle sût quelque chose !
Je me lève.
— Salut, patron.
Il était pressé de me voir calter, et maintenant voilà qu’il me retient d’un geste.
Il toussote.
— San-Antonio, vous avez agi jusqu’ici d’une façon bien… impulsive. Vous ne vous êtes pas inquiété de savoir si Stumer était surveillé ou non… Votre intervention a été trop hâtive et le résultat est que les cartes sont embrouillées… Ceci est très grave.
Je deviens un peu pâlot parce que les savons je les aime seulement quand je me lave les pattes.
Il poursuit, le Vieux, sans me regarder.
— Le ministre porte à cette affaire un intérêt, très, très vif. Il m’a laissé entendre, ce matin encore, que si nous n’aboutissions pas, ma démission sera exigée.
— Je vous flanquerai la mienne avant, fais-je, très sec.
— Cela ne modifierait rien à la situation. Mieux vaut réussir…
— Je ferai l’impossible.
— C’est ça… L’essentiel est que vous le fassiez vite !
Je salue d’un bref signe de tête et je quitte le bureau bien décidé à casser la gueule du premier mec qui n’aura pas une physionomie à ma convenance.
Je tombe nez à nez avec Pinaud, un vieux du métier qui est à deux doigts de la retraite. Et quand je dis que nous tombons nez à nez l’expression prend une valeur particulière car il a un pif qui doit peser dans les huit cents grammes.
C’est un petit homme aux cheveux gris, à l’œil terne et au front émaillé par l’eczéma. Il a un nez long et blême pourtant entretenu au beaujolais et, sous ce nez, une ridicule petite moustache déprimée.
Il parle toujours de choses qui n’ont jamais le moindre rapport avec les sujets susceptibles de vous intéresser, et ce d’une voix un peu geignarde, dénuée d’inflexions.
— Salut, me dit-il…
Il me tend une main pareille à un vieux gant fripé.
Je presse cette extrémité flasque.
— Figure-toi, dit-il, que j’avais joué Chérubin dans la deuxième. Un ami qui travaille au PMU m’avait refilé le tuyau…
— Et il n’est pas arrivé ?
— C’est-à-dire qu’il n’est pas parti… Il s’est fait une entorse en quittant le pesage…
Je suis déjà à l’extrémité du couloir. Je me retourne.
— Dis voir, Pinuche, qu’est-ce que tu fous, en ce moment ?
— Je repeins la cabane de mon jardin…
— Je ne parle pas de tes loisirs, hé, pommade ! Mais du boulot. T’es là à te branler les cloches en pleurant sur tes canassons fourbus, t’as du blot ?
— Non…
— Alors tu vas en avoir, arrive…
Il me suit docilement dans un bureau vide.
— Assieds-toi !..
Il pose son derrière triste sur une chaise bancale.
— Prends de quoi écrire…
Il chope une feuille de carnet grande comme un ticket de métro. Il est comme ça, Pinaud, toujours les poches bourrées d’invraisemblables morceaux de papier sur lesquels sont notées des choses mystérieuses. Il est toujours en plein cirage, et pourtant, c’est un flic de première grandeur. Le vieux rat des enquêtes. S’il avait eu pour deux sous de nerfs et s’il ne s’était pas lancé à corps perdu dans le beaujolais, il serait divisionnaire à Pontarlier comme un pape !
— C’est marrant, fait-il, hier, avec ma bourgeoise, on a compté les allumettes d’une boîte de cent. Devine combien y en avait ?
— Quatre-vingts, dis-je, car il faut toujours le laisser accoucher de ses parlotes si l’on veut obtenir quelque chose de lui.
— Non, dit-il… Cent trois… C’est marrant, non ?
— Follement, admets-je d’un ton lugubre. Faudra envoyer ça aux Potins de la commère !
— Qu’est-ce que tu en penses ?
— Je pense que si tu passes tes soirées à compter des alloufs avec ta bonne femme, elle doit s’envoyer le garçon boucher !
Vexé, il se fige.
— Je t’en prie…
— Ça va, je rigole. Bon, tu notes ? Fred et Édith Almayer de Strasbourg.
— Et puis ?
— Et puis c’est tout, ou presque. Le Fred faisait partie du gang des Alsaciens. On a repêché son cadavre dans le Rhône, à Lyon, avant-hier… Il a été buté. La fille travaillait comme barmaid avant de faire la connaissance d’un certain Stumer avec qui elle s’est foutue à la colle. Elle a été bousillée au début de l’après-midi chez moi…
Je guette les réactions de Pinuche. N’importe qui sursauterait à l’énoncé de pareille énormité. Lui pas. Ça lui semble aussi normal qu’une carte Michelin.
— Il faut que tu me trouves le maximum de renseignements sur ces deux mecs…
— Ils sont parents ?
— Je l’ignore…
— Bon, murmure-t-il, je vais voir…
— C’est de l’urgent ! Mobilise tous les mecs qu’il faudra, si je n’arrive pas à mener cette affaire à bien le boss et moi pourrons t’aider à repeindre ta cabane car nous aurons des loisirs, je ne sais pas si tu vois ce que je veux dire ?…
Il hausse les épaules.
— Il n’y a pas un métier où l’on parle autant de démission que le nôtre, remarque-t-il, et y en a pas un non plus où l’on arrive à la retraite aussi nombreux. À part les PTT et les ronds-de-cuir de préfecture, nous tenons le pompon…
— Ça va, jacte pas tant et fends la bise. Il me faut du nouveau avant la fin de la journée. Attends-moi ici dès que tu auras des tuyaux valables, je me manifesterai à un moment ou à un autre…
— Tarde pas trop, fait Pinaud, parce que ce soir, la bourgeoise et moi on va à un bridge…
— Chez un dentiste ? je demande, matière de rigoler.
— Oui, fait-il, surpris, comment le sais-tu ?