Un gars de la Marine

Ça fait un moment que je ne suis pas venu draguer à Pigalle.

Et brusquement, en arpentant le boulevard de Clichy, je découvre que ça me manquait terriblement. Pigalle, c’est plus que le cœur de Paname, c’est son sexe. Et si une ville comme Paris ne peut vivre sans cœur, elle ne peut exister non plus sans sexe.

Tout ça pour vous montrer que le jour où le roman policier ne se vendra plus, je pourrai sans me faire opérer du cervelet me lancer dans la littérature tout court.

Et je vous parie une botte de cresson contre le prix Goncourt que je m’y ferai un nom tellement important que M. de Montherlant, l’auteur des Jeunes Filles (comme s’il savait ce que c’est !), sera obligé d’aller vendre des moules à Montrouge.

J’ai laissé ma tire sur le boulevard, because c’est le seul endroit où on peut remiser une calèche à ces heures.

D’un pas nonchalant, je descends la rue Pigalle. Ça commence à remuer dur dans le coin. Les tapineuses, repeintes à neuf, entament leur marathon. Les boîtes s’ouvrent comme des fleurs de nuit. (Toujours mon sens de la littérature, vous voyez : y a pas, je suis doué !) Les barbes commencent à se raser dans les turnes. Les aboyeurs des boîtes prennent leur faction ; bref, les nuiteux se mettent au turf.

Je m’arrête devant le Cerf-Volant. C’est une taule comme les autres. J’entre. Y a pas un greffier dans la strass. Le désert de Gobi, en plus petit !

Les musicos ne sont pas encore au turbin. Seul, un garçon nostalgique tripote un pick-up en écrivant des choses mystérieuses sur un bloc offert par Cinzano.

En me voyant radiner il pose son crayon.

Je m’accoude au bar.

— Ce sera ? fait-il.

— Quelques confidences dans un grand verre, dis-je en allongeant ma carte.

Il réprime un geste maussade.

— Ah ! bien, fait-il.

Il a le regard fiévreux, les narines palpitantes… Si ce mec-là ne se drogue pas jusqu’au sternum, moi je suis la princesse Margaret.

— En attendant sers-moi un whisky, petit homme. Et du chouette !

Il obéit en jetant des regards malheureux à la porte du fond. Il donnerait le service à porto qui lui vient de sa grand-mère pour voir radiner le patron. Mais le patron est encore au dodo, nature !

J’examine mon type afin de savoir par quel bout je vais pouvoir l’attaquer. C’est comme le gibier, faut savoir où viser. Ses narines me fournissent l’indication voulue.

— Figure-toi, fais-je à mi-voix, qu’on a reçu un petit rapport sur ta pomme…

Il tressaille. S’il n’était pas bronzé comme un comprimé d’aspirine il pâlirait certainement.

— Sur… sur… m… moi ? balbutie-t-il.

— Tu ne vas pas me dire que ça t’épate, non ?

— Mais je ne…

— Non, t’as rien fait, mon amour… T’es blanc comme de la neige ! La neige ! tu dois savoir ce que c’est, hein ?

— Mais je…

— Mais oui, tu… Et moi je vais te… Les mecs qui jouent les innocents, je les embarque au cambron. J’ai de quoi te faire filer six mois de mitard si je veux. Six mois entre quatre murs avec juste de la poussière à se filer dans le nez, c’est moche, tu sais ? Y en a qui en crèvent…

Il ne répond rien. Salement emmouscaillé, il est, le cachet d’aspirine. Il se dit que si les bourres se mettent à ses pompes ça va devenir impossible, l’existence.

J’allonge la main, je le cueille par son revers de veste.

— Remarque, y a toujours mèche de s’entendre…

Il bat des cils.

— Des dénonciations on en reçoit des tonnes, tous les jours, à la maison poulet, on en prend, on en jette. Celle qui te concerne peut te mener loin, seulement je peux aussi la balancer à la corbeille, c’est à toi de voir.

Cette fois, vous le voyez, c’est le style fumier qui est à l’ordre du jour.

Il lève sur moi un regard tendre.

— Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

— Changer le disque, pour commencer, le pick-up tourne à vide !

Il se précipite et flanque sur le tourne-disques une sérénade napolitaine qui flanquerait de l’émotion à un sac de pommes de terre.

Puis il revient, anxieux, au comptoir.

— Y a longtemps que t’es dans la boîte ?

— Un an…

— O.K., alors t’as connu une nana qui s’appelait Édith… Édith Almayer ?

— Oui…

— Tu pourrais me rancarder sur elle ?

Il hume à vide, se touchote une narine et me bigle.

— Vas-y, dis-je, prends-la, ta prise, faut pas te gêner de moi, puisque je te dis que je comprends la vie lorsque les gars sont corrects.

Il ouvre un tiroir du comptoir, prend une petite boîte à cure-dents et en extrait une prise maison.

Ça a l’air de le stimuler, comme un arrosoir d’eau stimule une plante qui crève.

— Que pourrais-je vous dire ? demande-t-il…

— Quel genre de souris c’était, par exemple…

— Eh bien !.. C’était une bonne fille.

— Intelligente ?

— Eh bien !..

— Oh ! tonnerre, vas-y carrément, on n’est pas là pour faire des mines !

— Non, je crois que c’était une fille assez « nature »…

— Comment vivait-elle ?

— Elle avait une piaule, en haut de l’immeuble…

— Elle faisait la vie ?

— Pas trop… En tout cas pas pour le biseness… Elle s’envoyait en l’air quand ça lui bottait.

— C’est le cas de le dire. Pour le jeu de mots, t’es doué, faudra cultiver ça, tu pourras faire une carrière dans le Vermot !

Il rougit un peu et hausse les épaules. Ses quinquets se mettent à briller, la drogue fait son effet. Tant mieux, ça va lui donner un peu d’allant, il en a besoin.

— Elle avait un jules ?

— Pas au début. C’était des mariages d’une nuit…

— Jolie image… T’es doué aussi pour les métaphores. Tu as dit qu’elle n’avait pas de jules au début, ce qui implique par déduction directe qu’elle en avait à la fin…

— Oui…

— Mets-moi un peu au parfum, mon chéri…

— C’était un grand type chauve, aux yeux bleus ; il s’appelait Stumer… Il était copain avec Fred, le frère d’Édith…

Je lui chope l’aileron.

— Fred, le frère d’Édith… Fred Almayer ?

— Ben oui…

Voilà un gentil maillon de la chaîne. Le hasard, mon grand, mon unique copain a fait magistralement les choses cette fois.

C’est bibi et son tonton Gustave qu’ont repêché le cadavre du Fredo, lequel Fredo est le frelot d’Édith, la poule au mec que j’étais chargé de surveiller…

Et la frangine de mon noyé est venue se faire sucrer chez moi ! Il est dit que j’hériterai les cadavres de toute la famille Almayer. Il ne me reste plus qu’à souhaiter que les Almayer darons n’aient pas enlevé le prix Cognac.

Je siffle mon verre de raide.

Puis je siffle tout court, entre mes chailles, parce que, vraiment, des sensations comme celles qui m’agitent, faut les extérioriser si on ne veut pas risquer d’exploser !

— Fred Almayer était copain de Stumer ?

— Oui… Ils ne se quittaient pratiquement pas. Tous les soirs ils venaient à l’apéro ici. Ils buvaient du pinaud…

Je me cintre en songeant au père Pinuche qui, à l’heure présente, est en train de compromettre son bridge — avec le dentiste — pour me dégauchir un renseignement que j’ai déjà…

Les deux gars étaient copains…

— Continue, dis-je…

— Eh bien ! mais… je ne sais pas… C’est tout !

— Comment, c’est tout ?

— Ben, il a levé la frangine de son pote, Stumer… Et puis ils sont partis ensemble, dans le Midi, ont-ils dit… Et on n’a pas revu le frangin non plus. Ça fait plus d’un mois de ça…

— Voyez-vous…

Je médite un instant.

— Ils ne fréquentaient personne d’autre, les deux mecs ?

— Ben…

— Prends ton temps…

— Au début, Fred avaient d’autres aminches : des Alsaciens comme lui. À la Tour vous avez dû entendre parler de la bande des Alsaciens, non ?

— Spécialisés dans les plafonds, oui…

— Je voudrais pas médire, mais Almayer en était sûrement.

« Et puis il a rencontré Stumer et ça a été fini. Ils ont comme qui dirait fait équipe…

— Et Stumer, il était seulâbre ?

— Ben… au début !

— Oh ! marre à la fin avec tes « ben » et tes « au début »…

— Au début, reprend le barman, il avait une fille avec lui… Une rouquine tout ce qu’il y a de chouette ! Elle le retrouvait ici, quelquefois. Et puis, sur la fin qu’il fréquentait la maison, il s’est entiché de l’Édith et la rouquine a disparu…

Je déguste. Il me filerait du sirop de cassis que ça ne me paraîtrait pas plus doux dans le gosier.

— Voilà que je retrouve un personnage complémentaire : la rouquine au téléobjectif, celle qui tire le portrait de San-Antonio…

Car je ne doute pas une seconde que ce soit d’elle qu’il s’agit.

— Tu sais où il créchait, Stumer ?

— Non…

— Et l’autre ?

— Je crois qu’il habitait le quartier de l’Europe. Sa sœur me l’a eu dit…

— C’est tout ce que tu sais ?

— Oui…

Je dois convenir que ça n’est pas mal.

— Je te dois combien ?

— Deux fois trois, six ! Six cents balles, mais si vous n’avez pas de monnaie, le patron mettra ça à pertes et profits…

J’allonge un billet de mille.

— Sers-m’en un troisième, et bois un quart Perrier, comme un coureur cycliste, c’est moi qui régale !

* * *

En sortant, je pénètre dans une brasserie de Clichy possédant des cabines téléphoniques.

Inutile de faire languir mon père Pinaud.

— Ah ! c’est toi, me dit-il, j’ai des renseignements…

— Merci, je les ai eus moi-même…

— Tous ?

— Comment, tous ?

— Tu permets ? coupe-t-il…

Y a pas, faut le subir…

— Va, soupirai-je.

J’entends un froissement de papier. Il a dû écrire ses tuyaux sur du papier hygiénique, ça lui arrive fréquemment.

— Attends, bouge pas, fait-il, ça, c’est un commandement de mon percepteur… Oui, faut te dire que j’ai oublié de payer mes impôts. On a voulu s’offrir un poste de télé, avec ma bourgeoise, et puis tu sais ce que c’est ?…

— Oh ! merde, tu ne vas pas me raconter ta vie…

— Note bien, poursuit-il, que la télé n’est pas encore vraiment au point, quoi qu’on en dise… Et les programmes sont d’une indigence ! Tu ne peux pas savoir…

— Tu le fais exprès, dis, fossile !

— Pas d’insulte, attends, ça y est, je tiens mes renseignements.

— Almayer, Édith, née à Strasbourg… Bon, tu le sais… Son frère aussi, né à Strasbourg… Condamné pour désertion, puis pour vol à main armée… Vient à Paris, sa peine purgée. Entre dans la bande des Alsaciens, spécialisée dans le perforage des plafonds. Est compromis dans le vol d’une bijouterie… Deux ans secs ! Quitte, semble-t-il, la bande et se range. Fréquente un nommé Stumer avec lequel il fait de fréquents voyages. Le dernier en date remonte au début du mois dernier. Les deux hommes sont allés à Lyon. Stumer en revient seul. Il disparaît en compagnie d’Édith Almayer. Un certain Gustave Tavid et son neveu, San-Antonio, repêchent le cadavre de Fred Almayer, au cours d’une partie de pêche. Fred Almayer habitait 89, rue de Liège, au troisième à gauche. On ne l’a évidemment pas revu… L’appartement est inoccupé.

« Les gars faisant partie de la bande des Alsaciens ont pour chef un certain Veitzer que tu trouveras tous les jours dans un restaurant près de la gare de l’Est : Le Vieux Colmar. C’est là qu’il prend ses repas, sans doute à cause de la choucroute. Voilà. Sur ce je vais faire mon bridge.

Et il raccroche sans ajouter une syllabe, me laissant sur le dargeot.

Quand je vous le disais que c’était un champion, Pinaud !