Deux choucroutes, deux !

Il est près de neuf plombes lorsque je pousse la lourde du Vieux Colmar, un tapis confortable près du Magenta.

La crèche comprend deux salles de dimensions moyennes. Dans la première il y a un comptoir de style alsacien, et dans l’autre un ameublement superalsacien qui doit foutre en renaud le père Levitan dont les planches sont toutes proches.

Derrière le comptoir se tient un gros père d’une soixantaine de berges qui regarde sa caisse enregistreuse avec un amour paternel.

Je m’annonce vers lui.

— Dites voir, patron, il est là Veitzer ?

Le taulier me désigne d’un hochement de menton un type qui dîne à une table en tête-à-tête avec la dernière de France-Soir.

Entre le baveux et lui, il y a une bouteille de traminer et un monticule de choucroute couvert de charcutailles.

Veitzer est un gars de quarante carats environ. Le jour où le ciné de son bled a passé Scarface il a dû se cogner toutes les séances parce qu’il paraît vachement imprégné, le gars !

Imaginez un Paul Muni blondasse et au teint rouge avec un regard peu amène et quelque chose de lourd dans toute sa personne. C’est du gangster nourri à la choucroute, ça. C’est massif comme une cheminée de son pays et ça a autant de cœur qu’une carabine à air comprimé.

Je m’assieds en face de lui en murmurant :

— Vous permettez ?

Il abaisse son journal et me foudroie du regard.

— Et alors ! grogne-t-il…

— Et alors morfille ton tas de fumier parce qu’il va refroidir, dis-je paisiblement en lui montrant ma carte.

Il louche dessus.

Mais il garde son air bougon. À part ça, il doit les avoir à la caille.

Je prends mes aises.

— Après tout, dis-je, j’ai les crocs moi aussi.

Je cramponne la serveuse par une anse et je lui dis de m’apporter une choucroute spéciale aussi garnie qu’un hôtel meublé.

Elle s’empresse, croyant que je suis un pote à Veitzer dont la cote, ici, est au maximum.

— Ce qui se passe ? demande-t-il enfin en me regardant dans les mirettes…

— Des choses…

— Ah oui ! J’ai pas fait de galoup, pourtant…

— Non, t’es un ange… Le pape me disait hier au téléphone qu’il avait envie de te canoniser… Mais commence à mastéguer sans moi, je t’en prie…

Rageusement, il pique de la fourchette dans son assiette. Moi je ne pipe mot car il faut toujours laisser les truands baigner dans leur jus. Pendant qu’il se consume en points d’interrogation ses nerfs flanchent. Et c’est autant de gagné pour nous autres !

La serveuse apporte ma bouffe, je me mets à jaffer en louchant sur son journal.

— Qu’est-ce que tu penses de la descente du Havre en seconde division ?

Il est sidéré. Comme réponse il estime qu’un haussement d’épaules peut convenir. Notre tête-à-tête s’éternise.

Soudain il flanque sa fourchette sur la table et repousse son auge.

— J’aime pas ces histoires ! grogne-t-il. Avec moi faut y aller franco, qu’est-ce qui ne va pas, marchez devant, je vous esgourde en grand…

Cette fois il me paraît mûr.

— Je voudrais que tu m’affranchisses sur un ancien pote à toi.

— J’ai pas l’habitude de m’affaler…

— Qu’est-ce qui te parle de ça ? Il s’agit d’un mort…

— Comment ça, d’un mort ?

— Me dis pas que tu ignores ce que c’est qu’un macchabée, t’en as fabriqué assez comme ça pour pouvoir te faire une opinion…

— Quel mort ?

— Almayer…

Il avale de travers son coup de blanc.

— Ah ! ouais, gronde-t-il…

Ses yeux sont injectés de sang.

— T’as pas l’air de le porter dans ton cœur, on dirait ?

— C’est un faux cul !

— C’était ! Les morts ont droit à l’imparfait. L’imparfait on y a toujours droit à titre posthume. C’est comme la Légion d’honneur pour un mécanicien de chemin de fer.

Il opine du bonnet, et non pas de cheval, comme dirait Pierre Dac.

— Il t’a plaqué, toi et tes boy-scouts, pour faire des magnes avec un certain Stumer, hein ?

— Juste…

— Seulement ça n’a pas été de ton goût et vous l’avez foutu au jus avec une pierre au cou. C’est une méthode vieille comme la variole, et on en guérit moins bien.

Il sursaute.

— Pas vrai ! brame-t-il, je suis en dehors du coup ! Rancardez-vous ! Nos alibis sont sans bavure ! D’abord Fred a été balancé dans le Rhône, et le Rhône c’est pas notre lavabo à nous !

Tout ce qu’il me dit me paraît sensé. J’ai avancé cette vanne, histoire de le mettre en boule. Voilà qui est fait.

— Lorsqu’il m’a annoncé qu’il larguait… les amis, j’y ai filé une toise histoire de lui apprendre la correction, mais ça a pas été plus loin. On n’allait pas se mouiller pour un faux poids, non ?

Je souris.

— Écoute, Veitzer, on en sait tellement long sur toi qu’on pourrait récrire Les Mille et Une Nuits; alors fais pas l’enfant de chœur. Je connais le milieu. Un zig ne s’en va pas les mains dans les poches d’une bande comme la vôtre. Un gang c’est pas l’administration, suffit pas d’envoyer sa démission pour avoir le grand campo, ceux qui les mettent se retrouvent à la morgue avec tellement de plomb dans l’aile qu’ils ne peuvent plus voler, si tu me permets ce jeu de mot innocent. Pour que t’aies laissé se râper Almayer, fallait que t’aies un motif. Et tu l’as eu. Stumer est allé te causer, il t’a dit qu’il avait besoin d’un gnace comme Almayer, et il te l’a acheté juste comme on achète la gagneuse d’un maq, c’est pas vrai ?

J’ai vu juste.

Mes paroles lui arrivent sur la potiche comme des cailloux. Il est out !

Lentement, il se remet à jaffer sa choucrance. Je profite de ce qu’il se fout dans la clape un cervelas gros comme ma cuisse pour lui filer le coup final.

— Et tu savais que Stumer s’occupait de sales combines, bref qu’il marnait dans l’espionnage. C’est un genre de turbin qui te dépasse, t’as pas osé rouscailler, c’est pas vrai, dis ?

— Bon, éructe mon Al Capone des familles, bon ! Et après ?…

— Après ! je tonne, après ! Si tu ne m’affranchis pas illico, je te mets au frais jusqu’à l’an 2000, avec comme entrée en matière un passage à tabac qui te fera doubler de volume, tu saisis ?

Les caïds ne sont des caïds qu’au milieu d’une bande de foies blancs qu’ils terrorisent. Lorsque vous les chopez entre quat’ z’yeux et que vous leur tenez le langage de la raison, ils sont tout prêts à pleurer.

C’est le cas pour Veitzer.

— Si tu veux t’agripper, dis-je, je te fais passer aux assiettes pour un sale motif : complicité de trahison… Les juges voient rouge dès qu’on parle de défense nationale et d’intelligence avec une puissance étrangère !

Il blêmit.

— Qu’est-ce que vous racontez… J’ai toujours été patriote, j’ai fait le maquis, moi !..

— Ton avocat sera content d’avoir ça à se foutre sous la langue !

— Mais que voulez-vous que je vous dise, enfin !

— Simplement ce qui s’est passé avec Stumer…

Il me regarde, puis examine avec tristesse un morceau de lard fumé qui se fige dans son assiette.

— Almayer et lui se fréquentaient depuis quèque temps. Je m’étais rancardé sur Stumer et j’avais appris que c’était un type… Enfin, le type que vous dites. J’osais pas trop faire de pet, car on ne sait jamais, avec ces gens-là, s’ils sont viande ou poisson…

Il avale difficilement sa salive.

— Bois un coup de blanc, je lui conseille.

Il obéit.

— Un jour, dit-il, Stumer est venu ici. Il s’est assis là où vous êtes et il m’a dit comme ça qu’il avait besoin de Fred pour un travail très spécial. Pour cela, il fallait que Fred ait comme qui dirait des vacances. Il m’a dit qu’il était prêt à laisser une brique à… à notre club pour que je dise oui. Il annonçait deux cents laxatifs comme à-valoir… J’ai laissé flotter les rubans, qu’est-ce que vous voulez…

— Bien sûr… Tu sais en quoi consistait ce travail avec Almayer ?

— Non…

Je le contemple de ma façon particulière, celle qui fait frémir les demoiselles et qui rend les hommes nerveux.

Pourtant, il ne flanche pas. Je crois que vraiment il ne le sait pas…

— Comment peux-tu ignorer ça ? dis-je sur le mode incrédule. Tu devais bien le revoir, Almayer, puisqu’il continuait de draguer dans Pigalle ?

— Oui, mais il ne faisait rien… Je lui demandais des tuyaux, il avait rien à bonir. Paraît que c’était la vie de château avec l’autre, le Stumer. Ils faisaient la java dans les clandés et se cognaient le tronc comme des papes… Il en revenait pas.

« Et puis, un jour, ils sont partis en balade, tous les deux. On n’a plus revu Fred… Stumer a enlevé sa frangine et plus personne ! Paraît, ont dit les baveux, que ce pauvre Fred s’est fait repasser dans le Rhône, lui qu’avait horreur de la flotte !

Cette fois, il a tout craché, Veitzer. Il se sent guilleret.

— Dis-moi, mon bonhomme, c’était quoi, sa spécialité, à Almayer…

Lui qui se croyait quitte, le v’là qui repique une rogne rentrée. Des séances pareilles, ça l’affaiblit, ce gentleman.

Faut remettre deux sous pour qu’il continue sa romance ; histoire d’encourager l’amateur.

— Comprends une chose, si t’as pour vingt-cinq centimes de cervelle, dis-je aimablement : je suis sur tes os en ce moment parce que ça ne tourne pas rond quelque part. Si les choses se gâtent sérieusement et qu’on n’ait pas autre chose à se foutre sous les chailles, on ramassera les miettes : toi, par exemple, et on veillera à ce qu’elles fassent de l’effet pour cacher la merde au chat, tu dois saisir ça sans avoir ton bachot, non ?

« Conclusion : t’as intérêt à ce qu’on t’ait un peu à la chouette.

Il fait signe à la serveuse d’enlever les couverts.

— Vous prenez un dessert ? propose-t-il.

— Non, une choucroute pareille, c’est trop envahissant !

— Alors, une fine ?

— Si tu veux…

— Deux fines ! lance-t-il au patron.

Puis, très vite, comme on se libère d’un fardeau en le rejetant d’un coup d’épaule, il dit, sans me regarder :

— Alma, c’était le roi du blindage…

— Tu veux dire qu’il pratiquait des ouvertures dans les coffres ?

Veitzer se fâche.

— M’obligez pas à répondre à des questions aussi brutales ! éclate-t-il. Voyons, il faut être humain, non ?

Je souris.

— Bien entendu…

Je rêvasse un instant.

— Ma note ! lancé-je à la serveuse.

— Non, non, proteste Veitzer, tout sur la mienne…

Je n’insiste pas.

— Bon, si c’est offert de bon cœur, d’accord ! fais-je en me levant. Peut-être que je te rendrai le repas un de ces jours, une supposition que tu aimes les lentilles…