Les nuits sont fraîches
Rue de Liège, 89 !
L’immeuble est honnête, confortable. Dire que ce truand créchait là ! Maintenant, on ne peut plus se fier au standing d’un mec !
Les caïds se mettent à habiter Auteuil et à avoir des comptes en banque… Et des terreurs au bidon comme Almayer s’offrent des appartements pépères dans des immeubles pour sous-chef de cabinet !
J’appuie sur le timbre actionnant l’ouverture de la porte. La concierge ronfle ou elle est allée faire une partie de main chaude chez le colonel en retraite du dessus ; en tout cas, sa loge est aussi vide que le slip kangourou d’un eunuque.
Je peux me passer d’elle, puisque je connais l’étage qu’habitait feu Fred.
Ouvrir les lourdes bouclées a toujours constitué mon talent de société n° 1. Ça, vous ne l’ignorez pas.
Je pénètre dans un studio salement ravagé.
Tout a été pillé, éventré, mis en miettes. On dirait qu’un régiment de Mongols a bivouaqué céans, avec mission de découvrir une dent en or.
Les mecs qui sont venus fouiller ici devaient être diplômés par la faculté de fric-frac de leur patelin !
Jamais je n’ai vu un champ de bataille pareil ! Il ne reste rien d’entier. Le moindre objet a été brisé… Un vrai délire, je vous l’annonce !
J’en reste baba. J’ai déjà vu des appartements perquisitionnés, mais là c’est plus de la perqui, c’est le gros vandalisme.
J’enjambe des fauteuils éventrés dont les ressorts jaillissent comme des entrailles et je fouinasse. À première vue, on pourrait croire que ce branle-bas est le boulot d’un sadique soucieux de tout pulvériser ; pourtant, en y regardant de plus près, je constate que le mec a agi scientifiquement. Il ne voulait pas briser pour briser, mais pour mettre à nu des parties secrètes. Conclusion : il cherchait quelque chose, et ce quelque chose ne devait pas être gros, puisqu’il est allé jusqu’à dévisser le socle de l’appareil téléphonique.
Pas la peine de prendre la succession du zigoto. Un attila pareil ne laisse rien à glaner.
Je regarde une dernière fois le papier de la tapisserie lacéré, les lames du parquet arrachées, les vases pulvérisés. Beau boulot !
Je quitte l’appartement.
Je freine devant la loge de la concierge. Une courte hésitation, puis je frictionne sa porte de mon poing replié.
Je tabasse comme ça une ou deux minutes. Enfin, une lumière suinte.
Une brave dame en bigoudis, qui va courageusement sur ses soixante ans, me demande si je suis saoul ou si j’ai la danse de Saint-Guy.
— Vous frappez pas ! annoncé-je.
— C’est vous qui frappez ! rétorque-t-elle.
Décidément, je ne rencontre que des gens qui ont de l’esprit, ce soir. Je souris, afin de lui donner l’impression que son jeu de mot enrichit le patrimoine spirituel de notre beau pays.
— Dites-moi, petite madame, veuillez jeter un regard à ce morceau de carton…
Je lui tends ma carte.
Elle se penche dessus comme un collectionneur de papillons sur un coléoptère d’une espèce inconnue.
— Po… li… ce…, épelle-t-elle.
Elle se redresse.
— J’ai pas mes lunettes, s’excuse-t-elle. Alors, vous êtes flic ?
— Oui…
— Y a pas de mal…
— Je viens vous parler d’un de vos… anciens locataires…
— À ces heures ?
— Il est mort…
— Alors, justement, ça ne presse pas !
Un peu portée sur le tac au tac, la cerbère.
— Ça n’est pas à vous d’en juger ! fais-je en fronçant les sourcils d’une manière très professionnelle.
Ça lui rabat un peu le caquet, à cette vieille morue.
Elle est toute prête, maintenant, à répondre à mes questions.
— Entrez, dit-elle, j’ai une bronchite chronique.
— Je préfèrerais une tasse de café ! fais-je.
Puisque nous sommes dans les réparties spirituelles, ça n’est pas la peine de nous en priver.
Je la suis dans son antre.
— Il s’agit d’Almayer, dis-je. Fred Almayer…
— Un drôle de coco ! apprécie-t-elle.
— C’est aussi mon impression. Vous savez qu’il est mort ? On a retrouvé son cadavre dans le Rhône, près de Lyon…
— J’ai lu les journaux…
— Quelqu’un est venu dans son appartement depuis sa disparition ?
— Oui, dit-elle, sa sœur…
— Vous la connaissiez ?
— Bien sûr…
— Quand est-elle venue ?
— Il y a trois ou quatre jours…
— Elle était seule ?
— Avec son mari, un grand chauve, les yeux bleus…
— Ils avaient la clé de l’appartement ?
— Non, ils me l’ont demandée. Ils sont entrés grâce à mon passe, c’est moi qui leur ai ouvert…
— De quel droit avez-vous ouvert ?
— Ben, voyons, je savais qu’il était mort. Sa sœur m’a montré ses papiers. Elle s’appelait bien Almayer…
— Et l’homme vous a montré un gros billet ?
— Qu’est-ce que ça peut vous faire ?
— À moi, rien. Mais ça peut vous faire des ennuis à vous !
« Voyons, l’appartement était en ordre lorsque vous êtes entrés ?
— Moi je ne suis pas entrée, mais il devait être en ordre… Le vestibule y était, toujours.
— Quel motif a invoqué la sœur pour vouloir entrer ?
— Elle avait des objets personnels à récupérer… Elle tenait à les avoir d’urgence.
— Je vois, le gros billet devait être très gros, non ?
Elle hausse les épaules et détourne la tête…
— Enfin, dis-je, j’espère qu’il ne vous coûtera pas trop cher !
Sur ces paroles sibyllines, je la quitte sans même me donner la peine de la saluer…
* * *
Je rentre chez moi un peu fatigué. Tous ces interrogatoires successifs m’ont embarrassé le ciboulot comme la cuisine provençale vous embarrasse l’estomac.
Je conduis tout doucettement, afin d’essayer de faire le point.
À mon avis, l’affaire se goupille de la façon suivante : Stumer a eu besoin du concours d’un spécialiste en coffres et il a fait appel à Almayer, dont la réputation n’était plus à faire.
Ils sont devenus copains et ils faisaient la foirinette. Almayer avait une jolie frangine aux charmes de laquelle Stumer n’a pu résister. Pour elle, il largue une belle rouquine qui réapparaîtra épisodiquement le jour de sa mort, un appareil photographique en bandoulière…
Un jour, Stumer et Almayer partent pour Lyon. Il faudra que je demande à Pinaud comment il a levé ce tuyau !
Seul Stumer en revient. Il lève Édith et l’embarque dans un pavillon du Vésinet. Pourquoi ? Peut-être parce que c’est lui qui a abattu Fredo et l’a cloqué dans la baille. Il avait besoin d’avoir la paix pour mener à bien les négociations avec les services secrets au sujet du plan volé. Au fait, ce plan a-t-il été volé avant ou après le voyage à Lyon ? Il faudra que je m’assure de ça…
Seulement, Édith allait s’inquiéter du sort de son frère. Pour éviter de la casse de ce côté-là, Stumer a prétendu que sa légitime voulait vitrioler Édith. Et il a persuadé cette dernière qu’ils devaient se planquer tous les deux en attendant que ça se tasse. De cette façon, il évitait une fausse manœuvre d’Édith au cas où le corps de son frelot aurait été découvert avant qu’il ait mené son affaire à terme. Dans le fond, il savait se garer des mouches, le Suisse.
Oui, tout a bien pu se passer ainsi…
Seulement, où je n’entrave plus, c’est lorsque je vois surgir ses assassins…
Quand je dis « je vois », c’est façon de parler, vous avez rectifié de vous-même.
Qui l’a tué ?
La rouquine.
Admettons : un drame de la jalousie vient brouiller les cartes. Seulement, l’assassinat d’Édith n’est pas le fait d’une femme jalouse, mais bien celui d’un criminel organisé. On m’a vu embarquer la frangine à Fred. On n’a pas hésité à venir jusque dans ma maison pour l’égorger. Là, je ne crois plus à la vengeance, mais à l’exécution d’un plan savant.
On voulait absolument qu’elle ne parle plus. Et on a fait ce qu’il fallait pour ça. C’est donc qu’elle savait quelque chose ?
Était-elle au courant de la situation, malgré son petit air naïf ?
Je me le demande…
D’autres « pourquoi » me viennent en tronche. Ils radinent à la queue leu leu comme des canards.
Pourquoi l’assassin de Stumer a-t-il immédiatement prévenu la police, une fois son forfait accompli ? Car le coup de téléphone reçu par le commissaire Bapaume ne pouvait émaner que de l’assassin, le voisin immédiat de Stumer n’ayant rien entendu du meurtre.
Pourquoi Stumer et Édith sont-ils allés fouiller de fond en comble l’appartement d’Almayer ? Ceci fout en l’air ma théorie au sujet de l’enlèvement amoureux d’Édith par le Suisse. Il y a trois jours, elle savait que son frangin était parti jouer de la harpe dans un coin de ciel bleu. Stumer lui avait-il fait cette révélation seulement à ce moment-là ?
Je sursaute si fort que je donne un coup de volant malheureux qui me conduit tout droit contre une bordure de trottoir. Écoutez ça, les gars : il y a trois jours, personne, sauf l’assassin, ne pouvait savoir que Fred Almayer était mort!
Et pourtant, sa concierge n’a pas été surprise lorsque la frangine est radinée pour chercher des effets personnels. Et cette même pipelette prétend avoir appris la mort de son locataire par les journaux !
Ou je me fous le doigt dans l’œil jusqu’à l’omoplate, ou la vieille bronchiteuse en sait plus long qu’elle n’en dit sur cette histoire…
J’hésite à retourner chez elle. Mais je me dis qu’il faut battre le fer, etc.
Je me dis ça parce que, d’abord, c’est une vérité du premier degré ; ensuite, parce que je ne rechigne pas devant les citations populaires.
Demi-tour !
Je vire au milieu du boulevard Haussmann, désert ou presque à ces heures. Un taxi nuiteux qui radinait en trombe manque de me télescoper.
Son conducteur ralentit pour me classer à grands cris dans une branche de la sexualité qui nécessite de la part de ses adeptes l’achat d’un tube de vaseline…
Je n’ai pas de temps à perdre…
Je me contente seulement de le traiter de dégénéré et de lui faire des révélations — purement gratuites, du reste — sur ses ascendants.
Puis, je fonce vers la Trinité. Je remonté la rue de Clichy et je tourne rue de Liège, malgré qu’elle soit en sens unique et que j’arrive précisément par le côté interdit.
Le 89 !
J’appuie sur le bouton commandant la porte.
Il y a encore du feu chez la concierge…
Je frappe au carreau. La vieille ne répond pas. Je tourne le loquet de sa porte et j’entre dans sa loge où flotte cette odeur caractéristique lourde, mais pas désagréable, dans le fond, des repaires de portières.
Une pièce unique !
Elle est divisée en deux parties. L’avant constitue la cuisine ; l’arrière, la chambre. Il y a un lit ancien couronné d’un opulent édredon rouge qui fait un peu auberge de Peyrebeille. La vioque n’est pas là. Peut-être qu’elle s’est propulsée chez un locataire de l’immeuble pour l’affranchir sur ma visite tardive ?
J’entends tout à coup le bruit de la porte de l’entrée qui se referme avec un bruit sourd.
J’y cours… Je l’ouvre… Dans la rue, une bagnole démarre : une 203.
Quelqu’un qui sortait. Quoi d’étonnant ?
Je reviens à la loge, fermement décidé à attendre la concierge jusqu’au jugement dernier si c’est nécessaire.
Je m’installe sur une chaise et je commence à fumer pour tromper le temps. Mais on trompe moins facilement le temps que sa femme et je me fais sérieusement tartir. Alors, je me lève et je vais à une commode proche du lit. Des tiroirs ! Il n’y a rien qui excite davantage un policier, ça et la frime d’un truand.
Je les ouvre les uns après les autres. J’y découvre d’humbles choses, du linge pauvre, des papiers sans valeur…
Je continue ma petite perquisition.
Dans une boîte à biscuits, il y a une liasse de fric. Une gentille : cent lacsés, tout rond… Les billets sont neufs et font partie de la même série.
Voulez-vous parier que cette somme a été colloquée à la vieille par Stumer ?
Je remets la boîte en place. Je repousse le tiroir…
Sapristi, elle s’éternise, ma concierge ! Où peut-elle bien être ?
Je m’assieds sur le pageot.
Et j’éprouve aussitôt l’une des plus sales impressions de ma vie. Car, sous l’édredon, je sens quelque chose de dur. Quelque chose ayant toutes les apparences d’un corps humain…
Je saute du pieux, j’arrache l’édredon…
À votre santé, les gars !
La mère Ducordon est là… Les yeux ouverts, la bouche ouverte, et la gorge aussi, tout comme la môme Édith !
Quand je vous disais qu’elle « s’éternisait » !