Ne faites jamais le jour même ce que d’autres peuvent faire pour vous

Le poste du tunnel est peint en clair, c’est dire qu’il est de conception moderne. N’empêche qu’il renifle ferme la sueur de flic, le cuir et le tabac.

Quelques gardes qui cognaient la belote sont gênés par mon séjour ici. Ils ont interrompu leur partie et ils se parlent à mi-voix en me regardant du coin de l’œil.

Depuis vingt minutes déjà le signalement de la 203 de mes agresseurs a été communiqué et quatre motards se sont lancés à leur poursuite… Il ne me reste plus qu’à attendre la bagnole que je viens de demander par téléphone à la permanence de la maison poulaga.

En attendant qu’elle radine, je joue au feu de cheminée avec mon paquet de Gitanes. L’atmosphère s’épaissit de plus en plus et je vous prie de croire que j’y apporte ma contribution personnelle.

Il y a des gars qui ne peuvent penser que dans le calme. Moi, c’est plutôt le contraire… Pour que je gamberge à plein régime, il faut que je baigne dans un brouhaha ouaté…

Ici, c’est gentil comme coinceteau.

Les hommes de garde me lorgnent toujours avec le respect qu’on doit à des supérieurs, surtout lorsqu’ils sont valeureux. Et, sans m’administrer de coups de tatanes dans les chevilles, c’est le cas pour moi, non ?

Soudain, le bigophone grelotte.

Un brigadier à moustaches de jeune premier anglais décroche.

— Allô ! Oui ?

« C’est pour vous ! ajoute-t-il en me tendant le biniou.

Il s’agit d’un des motards. Il est essoufflé comme le mec qui a franchi le mur du miles…

— Nous avons retrouvé la voiture ! triomphe-t-il.

— Et ses occupants ?

— Non, elle était abandonnée…

Je fais la grimace. Mais, enfin, quoi, ça vaut mieux que rien, quand on trouve des coquilles d’œufs les poules ne sont pas loin !

— Où était-elle ?

— Sur le quai… Les gangsters ont pris la route à droite du tunnel, et non pas le tunnel comme vous l’aviez cru. Ils sont revenus à la Seine et ont descendu leur véhicule sur la berge, espérant sans doute gagner du temps… Seulement, un marinier qui survenait a tout vu… C’est lui qui nous a prévenus, car il a vu les types s’enfuir…

— Combien étaient-ils ?

— Deux…

— On a leur signalement ?

— Plus que vague… Deux hommes assez grands, avec des chapeaux et des imperméables. De loin et dans l’obscurité, vous savez…

— Je sais… Vous avez relevé le numéro minéralogique du véhicule ?

— Oui… Vous le voulez ?

— Évidemment…

— C’est le 2791 IF 69.

— Et le nom du propriétaire ?

— Mollard, 114, rue Ferrandière, à Lyon…

Je note ces renseignements.

— Rien d’autre à signaler ?

— Il y avait une mitraillette sous le siège arrière. Les bandits l’ont abandonnée…

— C’est tout ?

— Oui, monsieur le commissaire.

— Merci !

Je raccroche. La fatigue commence à me scier les cannes. Pour ce qui est des émotions, j’en ai eu mon taf aujourd’hui. Si vous êtes acheteur, je peux vous en vendre…

— Vous n’avez rien à boire, les gars ? je demande.

Ils se regardent. Puis le brigadinche sort une bouteille de rhum de son placard de fer.

Je liche deux verres bien tassés. Je me demande ce qu’ils font à la Grande Taule, depuis le temps que j’attends une guinde !

— On peut avoir l’inter avec votre grelot ? je demande.

— Mais oui, monsieur le commissaire.

— Alors, demandez-moi Lyon… la P.J.

Il s’empresse. J’allume une nouvelle cigarette.

— Tenez, vous l’avez ! exulte le brigadier, exactement comme s’il venait de capturer un diplodocus.

En effet, une voix acerbe demande ce qu’on lui veut.

— Le commissaire Mortier est-il ici ?

— À ces heures !

Comme si je venais de lui demander, à cette patate, si le cheval de bronze de la place Bellecour est allé se taper un picotin !

— Et l’inspecteur Turjot ?

— Je vais voir…

Une période de néant… Le standardiste branche des fiches dans des trous. Enfin, il m’annonce que Turjot est à l’écoute.

Je me présente au gars. Je le connais depuis un bon moment. C’est un grand type pâle qui a été champion de boules une année et qui, depuis, fait un complexe de supériorité.

— Qu’arrive-t-il ? demande ce distingué représentant de la police lyonnaise.

— Mollard, 114, rue Ferrandière, à Lyon. Propriétaire de la voiture 2791 IF 69, dis-je. Il me faut pour demain matin, à la première heure, tous les renseignements possibles sur ce type. Et de la discrétion ! Appelez-moi rue des Saussaies, à la Grande Taule !

Je raccroche sans lui laisser le temps de dire « ouf ».

— Votre voiture est là ! annonce mon dévoué brigadier, du même ton qu’il prendrait pour dire « Madame est servie ! » dans une pièce de patronage ou d’Henri Bernstein.

— Alors, bonsoir, les gars !

Je monte dans le teuf-teuf minable mis à ma disposition. Et je mets le cap sur mon domicile. Pour tout dire et pour ne rien vous cacher, je n’ai pratiquement plus qu’un objectif en tête : me pieuter et ronfler en essayant d’oublier les cadavres de la journée…

Y a du feu chez moi lorsque j’arrive. Malgré l’heure tardive, Félicie m’attend.

— Tu n’es pas couchée, M’man ?

— Non. J’étais inquiète à ton sujet… J’ai peur pour toi, mon petit… J’ai l’impression que tu t’es engagé, cette fois, dans une très vilaine histoire…

— Penses-tu, M’man !.. Allez, file au dodo !

— Je ne dormirai pas beaucoup, de sentir cette chambre bleue où…

— Je comprends, M’man, mais faut surmonter ce choc. Si nous buvions une bonne bouteille ? J’ai justement un coup de fil à donner…

— Si tu veux…

Je descends chercher une rouille à la cave. Puis, tandis que Félicie la colloque un instant dans le frigo, je sonne l’appartement de Pinaud. Par chance, il est rentré.

— San-Antonio, je lui dis.

— J’avais reconnu, fait-il. Rien qu’à la sonnerie on comprend que c’est toi !

— De plus en plus futé ! je grommelle. T’as trop d’esprit pour rester ici, et pas assez pour aller ailleurs. Tu poses un problème !

— Et je vais poser aussi l’écouteur, annonce-t-il, j’ai sommeil et ça n’est pas à ces heures que je me laisse chiner par un jeune écervelé !

— T’as gagné au bridge ?

— Non, fait-il, perdu… Figure-toi…

— Stop ! Je ne sais pas jouer, remise tes théories foireuses. Je voulais te demander comment tu avais su que Stumer et Almayer s’étaient rendus à Lyon, il y a plus d’un mois ! Tu lis dans une boule de cristal ou tu te penches sur le marc de café ?

— Ni l’un ni l’autre, fait-il. Sachant que ce brave Almayer est mort à Lyon, alors qu’il n’y habitait pas, j’ai demandé à mes collègues d’entre Rhône et Saône de vérifier les registres d’hôtel depuis un mois et demi. Ils ont trouvé la trace de notre ami à l’Hôtel des Beaux-Arts, rue de l’Hôtel-de-Ville. Par la même occase, ils ont appris que ton Fred Almayer y était descendu en compagnie d’un nommé Stumer. Voilà l’histoire…

— Ah ! la routine, lui dis-je, il n’y a encore que ça !..

— Il n’y a que ça pour arriver sans galon à la retraite ! soupire le bon Pinaud.

— Au moins, on n’a pas le sens des responsabilités ! affirmé-je.

Il glousse. Je l’ai mis de bonne humeur, ça va me permettre de lui décocher ma botte secrète.

— Tu sais l’heure qu’il est, Pinuche ?

— Oui, dit-il, il me reste une montre, figure-toi !..

— Et que te dit-elle, cette montre ?

— Elle me dit minuit vingt !

— Alors, moi je vais te dire autre chose : dans trois quarts d’heure, il y a un bon rapide pour Lyon. Tu as juste le temps de sauter sur ta brosse à dents, et de là dans ce train.

— Quoi ? croasse le pauvre homme.

— Tu m’as parfaitement entendu ! Suppose qu’il y ait le feu à ton falzard et agis en conséquence. Tu seras à Lyon aux premières heures de la matinée. Tu iras trouver l’inspecteur Turjot, qui te passera des tuyaux au sujet d’un certain Mollard. Ensuite de quoi, tu chercheras, toi qui sais si bien remonter le temps, ce qu’a bien pu foutre à Lyon ton petit ami Almayer avant d’être déguisé en chair à poisson… Souviens-toi qu’il était champion du blindage !..

— Partir comme ça ! larmoie-t-il.

— Oui. Va, cours, vole et nous rancarde. C’est pour ta patrie que tu découches !

Je raccroche, afin de couper court à ses jérémiades. Si je l’écoutais, il raterait sûrement son dur.

Sans le moindre remords, j’aide Félicie à sécher la bouteille de champ. Elle est bien frappée, pas Félicie, mais la bouteille. Moi, par contre, je ne me frappe pas…

— C’est pour la paix que mon Pinaud travaille ! murmuré-je en m’enfonçant dans les toiles.

* * *

C’est un homme complètement réparé qui saute sur sa carpette le lendemain matin.

Le meilleur moment pour discuter affaire, c’est entre la poire et le fromage, n’est-ce pas ?

Eh bien ! entre la ronfle et la lucidité, il y a un instant béni où se solutionnent les petits problèmes rentrés.

Sans le vouloir, sans me forcer, j’ai fait le tour de la situation et je suis arrivé à une conclusion qui ne manquera pas de vous surprendre : le plan volé n’est pas dans les mains de mes adversaires. Du moins, pas encore. En effet, le type ayant ce document à sa disposition n’a plus rien à craindre des flics : je n’en veux pour preuve que le gentlemen’s agreement conclu naguère entre le Vieux et Stumer. Donc, pour que les mecs qui sont dessus cherchent à me tuer, il faut que je sois une entrave pour eux, un obstacle. Un obstacle entre eux et le document convoité. Sans cela, ils se moqueraient de ma cerise comme d’un os de gigot usagé.

Oui, je les gêne… Et le plus fort, c’est que je ne vois pas en quoi, ni comment. Ils m’ont prouvé que ma peau leur devenait intolérable… C’est bon à savoir, surtout lorsqu’on n’en a qu’une de disponible…

Une méthode qui a toujours porté ses fruits, comme dirait un marchand de primeurs, c’est de faire l’appel des mecs touchant de près ou de loin à l’affaire, de numéroter tous ceux que je connais de visu ou… de disu.

Tout en savourant le thé au citron préparé par ma brave daronne, j’aligne des noms sur un papelard.

D’abord, nous avons Stumer. Ensuite, les Almayer (brother and sister). Puis Veitzer, le caïd des Alsaciens. Ajoutons la concierge d’Almayer ; le barman du Cerf-Volant ; la mystérieuse rouquine photographe et les deux truands qui m’ont flingué cette nuit, et nous obtenons une liste assez copieuse qu’il convient d’agrémenter de quatre croix, car quatre sont allés demander à saint Pierre s’il avait de l’embauche…

J’empoche ma liste…

Et je m’en vais au labeur après une bourrade réconfortante à Félicie.

À mi-chemin, je stoppe, je ressors ma liste et j’ajoute un nom, suivi d’un point d’interrogation : Mollard ?