On prend les mêmes…

Outre votre adresse, souvenez-vous d’une chose, les gars, c’est que j’ai un peu plus de mémoire que le type qui compte les clous des passages à piétons pour le recensement.

Ainsi, ma fameuse liste, je peux vous la réciter par cœur…

Chiche ?

Tenez !

Je baisse la vitre de la tire qu’on m’a fournie. Je traite un camionneur d’enfant de ceci et de cela car il m’a frôlé d’un peu trop près au moment où je ralentissais pour changer de vitesse. Mon tank était sur le point de partir pour le musée de l’Auto lorsqu’on me l’a donné. Quand je passe les vitesses, il se produit un drôle de foin dans la boîte, tous les pignons se concertent afin de savoir s’ils se foutent en grève ou pas, et il y a tellement de trépidation que j’ai l’impression de m’être déguisé en pic pneumatique.

Après avoir invectivé le camionneur et m’être fait traiter par lui de sodomisé, je reprends le cours de mes pensées…

Où en étais-je ?

Ah ! oui, ma liste… Par cœur, tenez : Stumer (décédé), Almayer Fred (décédé) ; Almayer Édith (décédée) ; Mme X, pipelette rue de Liège (décédée) ; Veitzer (inquiet) ; le barman du Cerf-Volant (inquiet) ; les tueurs de la nuit (en fuite) ; la rouquine photographe (disparue) ; Mollard (à suivre)…

Laissons les morts dans leur tiroir à viande froide pour l’instant et revenons aux vivants : Veitzer, (je lui ai parlé), le barman (je lui ai parlé), les tueurs (je leur ai tiré dessus) la rouquine (on m’a parlé d’elle), Mollard (Pinaud s’en occupe).

Les tueurs, la rouquine et Mollard constituent en somme les X de l’affaire. Mes collègues font le nécessaire pour les premiers et pour le dernier, mais la rouquine n’existe pas officiellement. C’est une image coincée entre deux noms dans mon citron… Qu’est-ce que j’attends pour la rechercher, cette pépée ?

Je vous parie un turboréacteur contre une partie de touche-pipe-line qu’elle est chiche de rancarder un brave flic, le cas échéant. Seulement, pour que ce cas-là échoive, il ne faut pas rester les deux tiges dans la même targette…

Arrivé à la boîte je demande si un message en provenance de Lyon est arrivé pour moi. On me répond par la négative. Alors j’abandonne mon tréteau in the street et je prends un bahut qui rôdaille dans le secteur Madeleine.

— C’est pour ?… s’inquiète le chauffeur.

— Pigalle, mon grand, vous savez le coin où il y a un petit jet d’eau et une station de métro entourée de bistrots ?…

Il met en première après avoir baissé pavillon.

* * *

Of course, comme dirait un Anglais — sans l’écrire en italique because it is sa maternelle tongue —, le Cerf-Volant est lourdé à ces heures.

L’aube, c’est le crépuscule des noctambules. C’est le moment où les mecs font une dernière fleur à leur gerce après avoir tiré les rideaux, l’heure où les directeurs de boîtes déposent leur râtelier dans un verre d’eau et où les vieilles tapineuses se collent de la drogue dans le nez…

Il y a un petit troquet avec des footballs de table et un appareil à disques juste à côté. Une pute fourbue se paie un noir au comptoir. Je l’imite.

Le garçon est mignard. Il a seize ans et plus beaucoup d’innocence.

— Dis-moi, amigo, fais-je en lui allongeant une « jambe », tu connais les gonzes du Cerf-Volant ?

— Oui, m’sieur…

— Tu te souviens d’Édith, la barmaid ?

— La frangine de Fred Almayer ?

— Tout juste, Auguste ! Puisque tu connais Almayer tu te rappelles son pote : le grand chauve aux yeux bleus ?

— Oui, je vois…

— Passé un temps il draguait ici avec une rouquine, tu vois ce que je veux dire ?

Il réfléchit…

— Pas longtemps, dit-il… Quelques jours, et puis il s’est embourbé Édith…

— C’est ça… T’es le champion de l’observation.

Il rosit…

La pute écroulée balance trente deniers sur le zinc et s’en va retrouver son judas qui doit attendre la comptée.

Je reste seul avec un panier de croissants chauds et le petit barman.

— Cette rouquine, dis-je, tu pourrais pas me dire son blaze et où je pourrais la dégauchir ; je l’ai connue un jour, comme ça, à la cambrousse, pour tout te dire, à la piscine de Villennes. On a fait un golf miniature ensemble. Puis son jules s’est pointé et on a dû cesser les relations, mais je m’en ressens pour elle et je donnerais bien un laxatif au gars qui me permettrait de la retrouver…

Ses yeux brillent. À son âge et dans le milieu où il vit, il n’a sûrement plus son berlingue, mais ses illusions sont presque intactes. Vous pouvez toujours tartiner sur le coup de foudre avec un jouvenceau, ça prend aussi bien que sur une vieille fille.

— La première fois que je suis siphonné pour une nana, dis-je, au point que j’en perds le manger.

J’avale d’un coup de gosier puissant mon troisième croissant, mais il n’a pas le sens de l’humour, le petit homme.

— Son nom, fait-il, je m’en rappelle pas… faut dire que je l’ai jamais su… Pas, ils venaient boire un apéro comme ça, à l’occase, lorsque le Cerf était fermé. En tout cas, son prénom m’est resté…

— Vas-y…

— Pernette.

Je lui passe un coup de saveur incrédule. Pernette ! Il a ligoté ce blaze dans la collection « Magali » ce petit chérubin… Ou alors c’est dans « Le Petit Livre d’or »…

Je répète :

— Pernette…

Puis je demande, méchant :

— Tu charries, non ?

— Oh ! non, m’sieur, affirme-t-il… Je vous le jure, je m’en rappelle bien. Vous pourrez demander au patron, t’t’ à l’heure. François, le patron, il disait même que c’était un nom propre qu’est pas commun.

Et de rire…

Je ris aussi. Je ris parce que le gosse est sûr de ce qu’il dit et parce qu’un nom comme celui-là ne s’invente pas… Non, il n’est pas commun. Et parce qu’il n’est pas commun il va m’aider à retrouver la grognace.

— Elle était loquée comment ?

— Une veste de léopard… Elle faisait sauvage, hein ?

— Et comment ! m’écrié-je. Qu’est-ce qu’elle fait dans la vie ?

— Non, je ne sais pas ce qu’elle faisait, mais elle tapinait pas. En tout cas pas dans le quartier. Elle avait pas non plus les manières d’une horizontale…

— C’est tout ce que tu peux me dire ?

— Ma foi…

Je dépose mon talbin sur le zinc.

— Tiens, achète-toi des sucres d’orge…

* * *

La môme rousse se prénomme Pernette. Avec ça on doit pouvoir s’occuper d’elle.

Je prends un jeton et je vais téléphoner au boss.

— C’est moi, fais-je cordialement.

— Je m’en doute, grogne-t-il…

Sa mauvaise humeur ne l’a pas quitté.

— Vous avez du nouveau, San-Antonio ?

— J’ai un mort de plus et ma voiture est bonne pour la casse. À part ça il y a plusieurs fils minuscules en perspective, mais j’ignore s’ils me conduiront quelque part.

— Faites vite !

— Évidemment !

Je n’ai pas pu retenir cette exclamation. À la fin il me fait tartir, le Vieux ! Quoi ! je ne suis pas un surhomme… Il n’y a que dans les feuilletons dessinés que le champion de la détection arrête les criminels par téléphone…

— Je voulais vous demander, patron, si l’on sait où demeurait Stumer avant d’élire domicile au Vésinet.

— Il allait d’hôtel en hôtel, affirme le boss.

— Bien, en ce cas il est possible de retrouver l’identité d’une fille qu’il fréquentait à cette époque, une fille rousse qui se prénommait Pernette. Voulez-vous donner des instructions dans ce sens ?

— Pernette, murmure-t-il… Une rousse ?

— Oui, du genre pin-up de Cinémonde. Elle portait peut-être une veste de léopard…

— Je mets le service des hôtels là-dessus, je pense que nous aurons du nouveau à midi. Encore une fois, faites l’impossible…

Il me casse les claouis avec son « impossible » !

Comme se plaît à le dire Félicie : « À l’impossible nul n’est tenu ! »

Je raccroche nerveusement.

Et puis, avant de quitter la guérite aux parlottes, je me dis que dans le fond il a raison, le Vieux. Moi, je considère cette affaire comme une enquête ordinaire. Or, en réalité, elle est particulière. Les intérêts en cause sont tellement importants que l’on biche les chocottes en y regardant de trop près.

Un document représentant la mort de milliers de gars se promène dans la nature… Et il faut remettre la paluche dessus.

En tout cas ça n’est pas dans cette boîte que je le retrouverai.

Je sors tour à tour de la cabine téléphonique et du troquet.

Le soleil se dégage des nuages matinaux qui, en été comme en automne, flottent toujours au-dessus des toits de Paname.

Je remonte la rue Pigalle jusqu’à la place et je m’approche d’un taxi. C’est un vieux G7 rouge et noir.

— Rue des Saussaies, lancé-je en prenant place.

— La Grande Taule ? demande le chauffeur qui a un œil pour le moins exercé.

— C’est ça…

— J’allume une cigarette et je baisse la vitre pour laisser la fumée se barrer…

Le bolide vire sur place et se dirige sur Saint-Lago.

Nous sommes pris dans un paquet de tires à un feu rouge.

Au moment où le signal passe au vert, je suis ahuri par un incident dont la soudaineté me déconcerte. Une main jaillit d’une voiture voisine de la nôtre. Elle brandit quelque chose de sombre et d’ovale et balance ce quelque chose sur mes genoux, puis elle décarre à fond de ballon.

Je n’ai pas eu le temps de revenir de ma stupeur que l’auto en question a filé.

Je bigle l’objet et je sens ma gorge qui se paralyse, mon palpitant qui se bloque et tout le reste qui se rétrécit comme une mauvaise chemise le fait au lavage.

L’objet propulsé dans la guinde n’est autre qu’une grenade. Tout ça s’est passé tellement vite ! Je ramasse la poire de métal comme un dingue et je la propulse par la portière en direction du bassin qui occupe le centre de la place.

Je crois bien que quatre secondes ne se sont pas écoulées entre l’instant où la grenade a atterri dans mon taxi et celui où je l’ai fait suivre.

Mon chauffeur ne s’est aperçu de rien…

Un baoum sourd retentit. Une gerbe d’eau s’élève du bassin aspergeant les bagnoles d’alentour. Des morceaux de pierre pleuvent sur les toits des véhicules. Tout ça est très atténué par le fracas de la circulation.

— Qu’est-ce qui se passe ? demande le chauffeur.

— Rien, dis-je, des types qui en prennent d’autres pour le tzar de Russie.