Chinoiseries
— Voilà, commence Pinaud, c’est fait…
— Alors ?
— La maison est vide. Dans la cave, les Indochinois avaient fait installer un coffre-fort. Mollard est formel : ce coffre n’existait pas au moment de la location. Or il a été forcé, du travail d’artiste… Ça doit être signé Almayer, un boulot de ce genre, je voudrais que tu vois ça ! J’ai fait prendre des photographies pour montrer aux amis !..
Un mec qui rit large, c’est le gars San-Antonio. C’est de la musique symphonique qu’il me déverse dans l’âme, sans s’en douter, Pinaud.
Voilà donc pourquoi Stumer avait besoin d’un spécialiste du blindage… Voilà donc pourquoi il a embarqué Almayer à Lyon…
Décidément, cette enquête m’aura réservé bien des surprises, bien des coups de théâtre… Chaque fois qu’on cherche à tirer une conclusion des faits nouveaux, on reste baba.
Voilà un mec (Stumer) qui entreprend un job pour le compte des Viets. Mais au lieu de marner pour eux, il commence à les cambrioler… Et il les cambriole juste avant de s’emparer du document à Paris, comme si le coffre avait contenu quelque chose d’essentiel à la réussite du coup de main ! Quelque chose dont les Viets n’auraient pas voulu se défaire…
— Eh bien, quoi ! Tu ne dis rien ! proteste Pinuche.
— Je pense, dis-je.
— Donc tu es ! conclut-il, avec son rire grêle de vieille noix. Ça te va, comme travail ?
— Comme un gant…
— Alors, je peux rentrer chez moi ?
— Attends…
— Attendre quoi ?
Je ne réponds pas tout de suite et il s’impatiente, disant qu’il me sonne depuis un bureau de poste et que la communication va être pour ses pieds. Il ajoute qu’au tarif de l’unité, il ne peut pas se permettre de faire penser les copains…
— Écoute, débris ! décidé-je brusquement. Fais mettre la villa en question sous surveillance pour le cas où les Jaunes rappliqueraient. Et toi, essaie de savoir ce que ces gens fichaient dans la banlieue lyonnaise, tu piges ?
Il toussote.
— Ça m’étonnerait qu’ils reviennent, dit-il… La maison est vide de tout effet. Quant à savoir ce qu’ils faisaient ici, voilà qui me paraît coton, je ne suis pas le Père Noël…
J’en conviens volontiers.
— Enfin, si par hasard tu avais une inspiration… Tu comprends, Pinuche, ces gens-là préparaient quelque chose de louche. La façon dont ils ont mis les bouts le prouve. Or, que pouvaient-ils préparer de louche, à Lyon, ville tranquille par excellence ?
— Je vois…
— Ils mettaient au point un coup qui a eu lieu à Paris et qui ne pouvait pas avoir lieu ailleurs, puisqu’il intéressait la Défense nationale, et c’est à Lyon qu’ils le préparaient ?
— Oui, c’est anormal…
— Alors, fais quelque chose ! hurlé-je.
— C’est ça, dit Pinaud, je vais manger… Je me souviens d’un restaurant savoyard près de la Guillotière, où l’on bouffe d’excellentes andouillettes…
— Va bâfrer ! lui lancé-je, rageur… Tes andouillettes, puissent-elles t’étouffer !..
Je pose l’écouteur sur sa fourche et je me lève. Je commence à avoir des fourmis dans les moltebocks…
Comme je sors du bureau, je télescope Évariste, l’assistant du labo. C’est un gros gars joufflu et boutonneux qui ressemble à un garçon coiffeur trop bien nourri.
— Comme votre ligne était coupée, dit-il, je vous apporte les résultats…
Il me tend une feuille de papier à en-tête du ministère de l’Intérieur, sur laquelle on a dactylographié quelques lignes en bi-color.
Je la bouquine :
EXAMEN DE L’ARME
REMISE PAR LES SERVICES ROUTIERS
Mitraillette de fabrication chinoise . Empreintes relevées ne figurent pas aux dossiers . Cette arme n’a pas servi depuis longtemps .
Fabrication chinoise !
Maintenant, les éléments du puzzle commencent à s’emboîter les uns dans les autres.
En quelques minutes, je viens d’apprendre pas mal de choses intéressantes, à savoir :
Primo : que les Viets sont dans le coup directement.
Deuxio : que Stumer n’était pas tellement pote avec eux, puisqu’il les a fait cambrioler par Almayer.
Troisio : que les Jaunes sont après moi et qu’ils veulent ma peau…
Voilà qui est déjà édifiant. J’hésite à rancarder le boss sur les dernières nouvelles, mais je me ravise. Les jactages ne pressent pas. J’ai du boulot plus pressé pour l’instant…
Je descends au poste de garde et je demande après Bérurier. Bérurier, je vous en ai déjà parlé autre part, c’est une grosse enflure de flic qui collectionne les chansons 1900 et qui les chante, ce qui n’arrange rien ! À part ça, pas manchot du tout lorsqu’il s’agit de castagne.
On me répond qu’il va revenir. En effet, il sort des gogues, la braguette ouverte comme les portes d’un stade un dimanche après-midi, les bretelles battant ses talons, un journal à la main. Aucune pudeur, cet enfoiré ! L’image de la vie animale dans toute sa déprimante cruauté.
Je le regarde avec amertume.
— Tu m’écœures, dis-je, t’es trop organique pour un poète comme moi !
Il me répond qu’il m’emmerde et que ce sentiment s’étend à tous les poètes professionnels ou amateurs, morts ou vivants, connus ou méconnus. Après quoi, il rajuste ses bretelles et boutonne sa sortie de secours.
— Tu as du boulot, en ce moment ? je lui demande.
— Tu as déjà vu un troupier du Vieux sans boulot, toi ?…
— Urgent ?
— Ça dépend sous quel angle on se place.
— En tout cas, maousse comme tu l’es, ça m’étonnerait que tu puisses te placer sous un angle aigu, sans rire !
— Toujours le roi de l’humour ! ricane Bérurier.
Il m’attrape par la veste :
— Oh ! dis, dis ! Tu la connais, celle-là ?
Et d’entonner avec cette voix de fausset qui l’annonce à dix kilomètres à la ronde :
Quand dans la tranchée les soldats assis
Soufflaient tristement dans leurs doigts transis
Le petit zouzou, toujours moqueur ,
Réconfortait tous les cœurs .
— Je la connais, affirmé-je. J’ai déjà rencontré des ivrognes dans la rue, figure-toi !
Je le prends un peu à l’écart. Ma frime est grave, car la sienne se fige comme du saindoux au fond d’une poêle à frire retirée du feu.
— Des mecs cherchent à m’avoir, dis-je. Je suis sur un job tout ce qu’il y a de cuisant. Voilà deux fois qu’on m’assaisonne en pleine rue et ça commence à devenir irrespirable pour moi, l’air de Paris. Je veux bien laisser mes os dans l’aventure, mais ça m’enchoserait que mes assassins aillent arroser ça au troquet du coin. Alors saute dans une bagnole et suis-moi discrètement. Je te préviens que mes agresseurs pourraient bien être des Chinois ou assimilés.
Sa grosse face bouffie a un rictus à la Wallace Beery.
— Peuvent toujours s’amener ! dit-il. J’suis encore plus Chinois qu’eux si je me fous en boule ! T’occupe de rien, j’aurai l’œil !
Je m’éloigne, soulagé. Bérurier a le secret de la filature. Rien ne passe plus inaperçu qu’un gros homme dans la rue.
Et pour la bagarre, il est un peu là !
J’aime mieux avoir un type comme lui comme ange gardien plutôt qu’un fox à poil dur.
Allez, en route !
Toujours en route ! Éternellement en route ! C’est le métier… Et ça durera comme ça jusqu’au jour où je bloquerai une bastos dans un coin qui ne pardonne pas.
* * *
Le taxi me dépose rue Pelleport, devant l’immeuble habité par Auguste Riffaut, le chauffeur du général Pradon.
Il est plus de midi et tout le quartier fleure bon la frigousse.
Riffaut, m’affirme la concierge, habite au fond de la cour, au rez-de-chaussée. C’est agréable à apprendre, parce que les étages, ça essouffle, et l’on perd de ses possibilités lorsqu’on joue à la locomotive en débarquant chez un suspect.
Riffaut est à table. Je l’aperçois à travers une porte vitrée, face à sa bourgeoise. Il y a un mouflet de trois piges au bout de la table, qui bénit ses vieux avec de la bouillie.
Tout ça paraît bien honnête.
Ma silhouette se détache à travers les rideaux et les gonzes crient « Entrez ! » avant que j’aie eu le temps de frapper.
Je pénètre donc dans une cuisine propre comme un laboratoire suédois. Une odeur de bœuf gros sel me fouette les narines et m’apprend que j’ai faim.
— Salut la compagnie ! dis-je jovialement… Ça marche, la tortore ?
Riffaut, un gars jeune et brun, avec un petit air de breton assimilé, lève les yeux.
Son regard est clair. Sa bonne femme est gentille, pas laubée, mais appétissante… Ils font allocations familiales, tous les deux, avec leur chiard.
— C’est à quel sujet ? demande la femme, laquelle doit avoir la phobie des placiers en aspirateurs.
— Quelques questions à poser à votre mari…
Elle fronce le sourcil. Lui continue à me détailler.
— Vous n’êtes pas le commissaire San-Antonio ? demande-t-il.
— Si, fais-je, surpris.
Il paraît heureux de m’avoir identifié.
— Je vais vous expliquer : au ministère, nous garons derrière la rue des Saussaies… Et on va des fois trinquer à la brasserie voisine… Là où vous allez, vous autres. Souvent, je vous ai vu. Je sais que vous êtes un crack !
Je ne rougis pas, car ma modestie ne se laisse plus abattre depuis belle lurette. Mais ça fait toujours plaisir des compliments de ce genre, aussi spontanés…
— Eh bien ! au moins, dis-je, nous voici presque en pays de connaissance… Cela facilitera les choses. Je viens au sujet de votre histoire…
Il se rembrunit.
— Encore ! s’exclame-t-il.
Vite, il se reprend.
— Remarquez, je ne vous fais pas grief de votre visite, monsieur le commissaire. Vous faites votre boulot. Seulement, on m’a déjà tellement questionné à ce sujet ! J’ai failli être passé à tabac, vous vous rendez compte ?
— La police est vieille comme les hommes, fais-je observer non sans philosophie, et ses méthodes sont aussi vieilles qu’elle !
Il ouvre de belles châsses comme des hublots de transat.
— Bien sûr, admet-il, sur un plan général. Mais qu’est-ce qu’il y a encore ?
— Il y a que c’est moi qui ai la direction de l’affaire et que je voudrais vous entendre un peu… Des rapports, ce sont des mots écrits, c’est-à-dire froids… Quand on discute le coup, le paysage s’éclaircit tout de suite, vous ne pensez pas ?
— Probable…
Je louche sur le plat de pot-au-feu vachement appétissant. Le môme en profite pour filer une cuillerée de bouillie sur ma cravate.
— Voyons, Dédé ! s’égosille la mère Riffaut.
Elle se confond en excuses éperdues et me nettoie la baveuse avec de l’eau tiède, ce qui est, paraît-il, radical.
— Ne vous tracassez pas, fais-je, c’est moi qui vous importune à des heures industrielles, comme dit un de mes collègues.
Et je dédie une furtive pensée à ce gros gland de Bérurier, qui doit faire le pied de grue devant la lourde en se demandant si je vais être démoli ou non.
Ça les met à l’aise, ces petits. Moi, franchement, je les trouve plutôt sympas. Ils n’ont rien de bandits… Ils mènent une petite vie quiète dans leur terrier. Le samedi soir, ils vont au cinéma et la concierge doit leur garder leur chiard ; le dimanche après-midi, ils vont cueillir du muguet en Vespa du côté d’Évecquemont…
— Un verre de vin ? propose Auguste.
— Chiche !
Heureux, il va au placard, en sort un verre à moutarde décoré d’une cigogne rose et le remplit jusqu’à la garde.
Nous trinquons. C’est du gros rouge d’honnête homme. Quand on est psychologue, on se base sur des détails de ce genre. Moi, je vous le dis, les aminches, lorsqu’un gnare comme Auguste s’est laissé embarquer dans un coup fourré, c’est toujours pour de l’artiche. Or un gnare comme Auguste, lorsqu’il a de l’artiche, il s’offre du picolo de choix, parce que le pinard, c’est une partie de sa raison d’être.
Quand mon glass est vide, je leur conseille de morfiller comme si je n’étais pas là, because leur morceau de vache bouilli va refroidir…
Ils sont gênés.
— Vous n’en voulez pas un morceau ? demande Riffaut.
J’examine le pot-au-feu. C’est du chouette. Un bath morcif dans la culotte.
— Allez ! dis-je, une assiette en vitesse.
Après tout, c’est en bouffant ensemble qu’on devient amigos et c’est en devenant amigos qu’on jacte à cœur ouvert !
Et puis, quoi, dans ce putain de job, faut bien qu’on soit nourri à l’œil de temps en temps !