Reparlons de Lyon

J’ai eu raison d’accepter l’invitation des petits gars. Eux, c’est le genre prolo qui s’effarouche vite. Forts en gueule lorsqu’ils sont entre eux, mais plus timides qu’une jouvencelle quand un étranger vient leur poser des questions sur leur façon de vivre et de payer leurs impôts.

La conversation roule son train. Je moule encore deux cuillerées de bouillie dans la tranche, car le petit Dédé ne doit pas aimer les flics… Mais à part ça, le temps est au beau fixe.

Riffaut me raconte par le menu l’agression dont il a été victime. Il m’explique que le garage du ministère est très grand, car d’autres services administratifs y rangent aussi leurs guindes. Il connaît la plupart des chauffeurs de ces services, mais pas tous. Aussi n’avait-il aucune raison d’être surpris lorsque Stumer, loqué d’une livrée de grande maison, l’a interpellé dans le garage.

Il ajoute que lui, Auguste, est d’un naturel très liant.

J’en ai, du reste, la preuve. Sa femme renforce cette allégation d’un vigoureux hochement de tête.

Je la calme en lui assurant que son bœuf gros sel est une pure merveille. Et nous lâchons vite le bœuf pour revenir à nos moutons.

Donc Auguste a accepté de trinquer avec le nouveau chauffeur. Il lui a offert une gourde de marc et il s’en est enfilé une rasade.

— C’était terriblement fort, monsieur le commissaire. J’ai fait la grimace, bon Dieu ! Ça me rôtissait le corgnolon… Et puis, d’un seul coup, j’ai eu une vapeur chaude plein le crâne… Il m’a semblé que mon cerveau devenait en bois. J’ai essayé de me retenir après ma voiture… J’ai pas pu… Je regardais mes doigts glisser sur la carrosserie. Y avait pas moyen de les refermer… Je suis tombé et ça a été comme si ma pauvre tête explosait…

Il termine la narration de son aventure en me disant comment, en fin de journée, des mécanos travaillant dans le garage ont été alertés par ses plaintes… Il râlait et il s’en était fallu d’un quart de poil qu’il ne claque dans le coffre de la bagnole où l’avait enfermé Stumer…

Deux jours d’hôpital furent nécessaires pour le remettre sur pied.

— Voilà toute l’histoire, monsieur le commissaire. On va l’arrêter un jour, oui, ce salaud-là ?

— Non, dis-je, car il est mort…

— Hein ?

— Une balle dans la nuque, vous voilà vengé !

Il est éberlué…

— Mince, alors ! murmure-t-il. Remarquez, j’en demandais pas tant… Simplement, ça m’aurait fait plaisir de lui filer une toise. Enfin, puisqu’il est cané…

— Vous avez reconnu sa photographie facilement ?

— Pour ça, oui ! Du premier coup… Et le général aussi.

— Parlons un peu de votre job. Vous étiez attaché au général ?

— Pas à proprement parler. Je suis le chauffeur du service qu’il dirige au ministère, vous comprenez ?

— Ce qui fait que vous le pilotez non en tant que général, mais en tant que fonctionnaire ?

— Voilà… N’empêche, notez bien, qu’à titre privé je lui sers quelquefois de chauffeur, vous comprenez ? Lui est assez large et…

— Et chacun y trouve son compte ?

— Oui. Y a pas de mal… Du reste, il n’en abuse pas… Je le mène à la gare ou je vais l’y chercher quand il se rend à Lyon, c’est normal. Dans ces cas-là, il lui est difficile de se servir de sa voiture personnelle, car il faudrait qu’il…

J’ai posé mon couteau sur le bord de mon assiette. J’ai avalé d’un énergique coup de gosier ma bouchée de bidoche et je deviens pâle comme une carte de visite.

— Lyon ? fais-je… Lyon, il va souvent à Lyon ?

— Dame ! il a une propriété là-bas…

Je tends la main vers le litre de rouge, je me verse une généreuse rasade que j’expédie sans plus tarder dans les profondeurs inexplorées de mon estomac.

— Vous savez à quel endroit exact ? Ça n’est pas à Lyon même ?

— Non. C’est dans un bled qui a un nom de boisson. Attendez…

— Champagne ?

— C’est ça : Champagne !

Je réfléchis un instant. Le tonnerre serait tombé dans le tiroir de ma cravate que je ne serais pas plus stupéfait…

Maintenant, voilà que le général a une carrée à Champagne. Voilà qu’une piste de plus s’offre et elle conduit aussi à Lyon… Je commence à comprendre, maintenant, pourquoi les Viets ont loué une auberge dans cette banlieue de province. C’était pour être les voisins du général, pour pouvoir le surveiller à leur aise…

— Quel type est-ce, Pradon ?

J’ai parlé à mi-voix, le regard perdu dans le vague. Auguste Riffaut me dévisage d’un air surpris.

— Vous ne le connaissez pas ?

— Non…

— C’est un chic type… Un gars qui s’est battu avec Leclerc.

— Ah !..

— Il y va souvent, à Lyon ?

— Très souvent, sa femme est de là-bas…

Il hausse les épaules :

— Un général, vous savez, ça commande à des milliers d’hommes, mais ça se laisse tout de même commander par sa femme !

— Auguste ! proteste l’épouse Riffaut.

Il baisse le nez dans son assiette. J’en conclus qu’un chauffeur de général ne commande à personne et que ça se laisse aussi commander par sa fumelle.

* * *

Je ne sais si vous avez vu le film tiré d’ Arsenic et vieilles dentelles. Pour le cas où vous l’auriez raté, laissez-moi vous dire qu’il y a là-dedans un chauffeur de taxi que son client oublie et qui lui présente une note longue comme un livre de Cécil Saint-Laurent.

Je réédite le gag pour mon compte personnel. En effet, captivé par la conversation d’Auguste Riffaut et par le bœuf de son épouse, j’ai oublié l’ancien commandant de cosaques qui fulmine au volant de son G7 en m’attendant. Il me dit des choses désagréables en russe d’abord, car il est pressé de se libérer, en français ensuite, lorsque sa première vague de mauvaise humeur s’est estompée.

Je le calme en lui montrant ma carte de police.

— Avenue Niel, 117, fais-je.

Il fonce comme s’il avait une lampe à souder aux fesses.

Par la vitre arrière, je bigle si je vois Bérurier. Et, en effet, j’aperçois sa tire à quelques encablures. Rassuré sur ce point, je remonte la vitre pour parer à une nouvelle distribution de grenades…

Le voyage s’effectue sans incident. Mes agresseurs ont dû réaliser que c’était un peu scié, leur combine. Ils se sont dit qu’on était à Paris et non pas en Amérique du Sud et que l’attentat à toute heure était un sport prohibé.

Je débarque du taxi et je règle mon cosaque afin qu’il ne biche pas un nouveau coup de sang à m’attendre, puis je pénètre dans l’immeuble cossu dont le général Pradon occupe tout le premier étage.

Une jeune bonne assez gentillette, nonobstant son air idiot, répond à mon coup de sonnette.

Je lui décoche mon sourire des soirs orgiaques, ce qui a pour résultat de la faire frémir comme un roseau qui ne serait pas pensant mais flexible.

Mais l’heure n’est pas à la bagatelle.

— Puis-je parler au général Pradon, mademoiselle ?

— Le général n’est pas là, dit-elle avec beaucoup de tranquillité. Il déjeune en ville…

— Vous ne savez pas où je peux le joindre ? C’est urgent.

Elle hésite. Si j’étais un peu moins bien baraqué, elle m’enverrait sur les roses ; mais mon charme opère.

— Je vais demander, dit-elle.

Et la voilà partie dans les profondeurs de la strass.

Je fais un pas en avant, ce qui m’amène dans l’antichambre. L’appartement est cossu, bien entretenu. Il y flotte un agréable parfum de femme. Un parfum qui chante Paris.

Des roses pourpres embaument le lieu. Tout est clair et joyeux. On sent la main d’une femme et d’une femme qui ne doit pas être une rombière, croyez-moi, car c’est arrangé avec le meilleur goût !

Je perçois nettement un murmure de conversation en provenance de la salle à manger, dont les portes vitrées s’ouvrent au fond du hall. Puis la soubrette revient, la croupe aussi ondulante qu’un vilebrequin.

— Madame demande à quel sujet c’est, dit-elle.

— C’est privé ! rétorqué-je posément, en tempérant la sécheresse de mes paroles par un sourire qui ferait divorcer une fois de plus Rita Hayworth.

Nouveau départ de la gonzesse. Cette fois, elle me fait un numéro de tortillage de prose qui me laisse rêveur.

Nouveaux chuchotements dans la salle à manger.

Enfin, le bruit d’une chaise remuée. Je vous parie la main de ma sœur contre la culotte d’un zouave que la générale va venir se rancarder soi-même.

Cette visite doit l’intriguer, la chère femme.

J’entends le claquement décidé de deux hauts talons sur un parquet ciré.

Puis, la porte vitrée s’ouvre à nouveau.

Une fille du tonnerre apparaît. Et quand je dis qu’elle apparaît, je pèse mes mots avec un pèse-lettres. C’est une apparition, en effet : celle de la fille rousse dont j’ai lancé le signalement aux quatre coins de la planète.