Dans le… pétrin

Elle est presque aussi grande que moi. Elle a les cheveux coupés à la Martine Carol. Ses seins sont très hauts, très durs, très drus. Ses yeux sont bleus avec comme un petit cercle vert autour de l’iris… Elle porte un chemisier de soie crème et une jupe de lainage foncé. Ses bas sont chair, avec une couture noire et un talon noir…

D’un seul coup d’œil, je saisis tous ces détails et je m’en repais. Franchement, on n’a pas le droit de mourir avant d’avoir vu une souris comme celle-là.

Elle me regarde et semble ne pas me connaître.

— À qui ai-je l’honneur ? demande-t-elle.

— Commissaire San-Antonio, madame…

— Vous désirez voir le général ?

— Non, madame…

— Comment, non ? Du diable si je comprends !

Elle se détourne pour héler la bonne et lui demander des explications, mais je l’arrête.

— Lorsque j’ai sonné à votre porte, je désirais, en effet, parler au général… Mais en vous voyant, ce désir a fait place à un autre, beaucoup plus impérieux : vous parler à vous !

— Mais…

Elle se tait.

— Vous ne me reconnaissez pas ?

— Non… Je suis même certaine de ne vous avoir jamais vu…

— Si, voyons… Rappelez-vous, vous m’avez vu dans le viseur d’un appareil photographique… Au Vésinet…

Est-ce une idée ? Mais je crois déceler une brusque pâleur sous son fond de teint.

— Au Vésinet ?… fait-elle.

Elle doit être fortiche. Si je ne joue pas mes pions rapidos, elle est capable de prendre l’avantage, cette vamp.

— Devant chez Stumer, ma chère Pernette !

Là, elle accuse le coup.

— Votre appareil était même muni d’un téléobjectif. Vous avez tiré mon portrait tout comme le font les types dans la rue. L’épreuve était-elle réussie ? Oui, je suppose, car vos complices m’ont parfaitement identifié, cette nuit et ce matin.

Elle regarde autour d’elle, d’un œil trouble. Elle cherche du secours, quelque chose à dire, ou à faire…

— Vous allez me suivre immédiatement, dis-je.

Elle a un geste de dénégation.

— Où ça ? murmure-t-elle cependant.

— À l’endroit où l’on conduit les malfaiteurs, à la Grande Taule !

— Vous n’avez pas le droit !

— Exact. Mais j’appartiens à une branche de la police où l’on s’occupe du droit après ! Les sommations, c’est bon pour les sentinelles ! Les mandats d’amener pour les flics de la P.J. Je vous embarque parce que je ne peux pas me permettre de perdre un instant. Je suis pressé !

Je la renouche… Elle a les lèvres serrées et ses sourcils savants se rejoignent, formant une ligne acajou au-dessus de son regard clair.

— Comment se prénomme votre bonne ?

La question la déconcerte. Elle murmure :

— Anny.

— C’est gentil, ça fait soubrette de comédie anglaise.

À plein chapeau, je crie :

— Anny !

La fillette, qui était embusquée derrière une tenture, se pointe comme Satan lorsque mon père Faust fait appel à lui.

— Un manteau pour madame ! dis-je.

Elle s’éloigne.

Je sors les menottes de ma poche.

Pernette recule, épouvantée.

— Non, non ! jette-t-elle, hagarde.

— Si, si ! je réplique en écho… Lorsque je vous sentirai enchaînée à moi, je commencerai à retrouver mon optimisme proverbial.

Clic-clac !

Elle regarde son poignet cerclé d’acier. La bonniche, qui apporte le manteau, manque s’évanouir.

— Mais, madame ! s’écrie-t-elle.

— Taisez-vous, beauté ! dis-je. Posez le manteau sur les épaules de votre maîtresse. Là, de cette façon, on ne verra pas que vous êtes enchaînée. Nous aurons l’air de deux amoureux… Où est le téléphone ?

Elle me conduit à reculons jusqu’au bureau du général. La pièce est solennelle, très militaire, avec des portraits d’officiers connus au mur et des photos dédicacées par de gros pontes de la politique.

Je compose le numéro du chef. Comme toujours, je l’ai du premier coup.

— Ici, San-Antonio, dis-je. Cette fois, j’ai fait une grande enjambée, patron : j’ai retrouvé la rouquine, Pernette, vous savez ? C’est la femme du général… Comment, quel général ?… Mais Pradon, bien sûr ! Je l’embarque immédiatement… C’est ça, comme témoin. Il faudrait envoyer du monde ici pour attendre son mari, qui n’est pas là… Du reste, on doit pouvoir le joindre tout de suite. Attendez…

Je chope un bloc de rendez-vous sur le bureau et je l’ouvre à la date du jour. Je lis : « Midi trente, cercle militaire ».

— Allô ? Il doit déjeuner au cercle militaire. Convoquez-le d’urgence… D’accord, j’arrive !

Je raccroche et j’attrape la soubrette par le menton.

— Tu n’as pas l’air d’avoir inventé la limonade saccharinée, lui dis-je. Pourtant, tu dois comprendre qu’il se passe des choses pas ordinaires. Alors, un conseil : enferme-toi dans ta cuisine et ne bronche pas d’ici avant l’arrivée de mes collègues. Tu verras, ils sont très gentils et ils ont des égards pour les jeunes filles joliment fabriquées. Si on téléphone, ne réponds pas, compris ?

— Oui, monsieur…

Elle n’ose regarder sa maîtresse, Pernette serre très fort les dents. Je sens des larmes à l’horizon.

— Allons, venez ! soupiré-je en l’entraînant vers la porte.

Vous dire ce que je ressens à cet instant m’est impossible.

Il me semble que je suis ébloui. J’ai envie de gueuler à plein galure les chansons de Bérurier. Car je suis allé jusqu’au but à atteindre, jusqu’à l’un des buts en tout cas : la femme rousse. Elle est là, à mes côtés, enchaînée, battue, ravagée par l’angoisse. Sans la chercher, je l’ai trouvée, Pernette. Alors que je faisais vérifier les registres d’hôtel, elle préparait le thé dans l’appartement bourgeois de son mari et son mari n’est autre que Pradon, le général auquel on a volé les plans ! Dans tout ça, ce qui m’aura paralysé, c’est que je n’ai pas eu l’idée de commencer à la source. Ou plutôt de m’être trompé de source. J’ai démarré sur Stumer et c’était par Pradon qu’il fallait commencer… Pourtant, à la rigueur, si je n’avais pas consacré mes premiers « soins » au Suisse, je n’aurais pas levé la piste de Pernette. Vous pigez, mes potes ? Cela n’aurait servi de rien que je la connaisse trop tôt !

Non, la vie est bien faite telle qu’elle est !

C’est, du moins, ce que je me dis en marchant jusqu’à la porte. Mais une fois sur le paillasson, je commence à trouver qu’elle n’est pas tellement meû-meû, l’existence. Juste comme Pernette et moi franchissons le seuil, nous apercevons deux Chinetocks qui flanquent la lourde de part et d’autre comme des cariatides. Chacun de ces boy-scouts tient un pistolet de gros calibre braqué sur moi, et j’ai appris au cours des dernières heures combien ils ont la gâchette fragile !

J’esquisse un bref mouvement de recul, mais hélas ! la lourde s’est refermée derrière nous et les moulures du panneau me meurtrissent les côtelettes.

Je regarde les deux Jaunes. Ils ont quelque chose de terrible. Leur masque est impénétrable comme ces masques de bouddha qu’on rencontre chez les antiquaires. Ils sont petits, sobrement vêtus, et on dirait de paisibles étudiants, car ils font étonnamment jeunes. Je regarde leurs armes et je constate qu’elles sont munies d’un silencieux. S’ils me flinguaient, ça ne ferait pas plus de baroud qu’un échappement engorgé.

Y a pas, je suis coincé…

— Tiens, fais-je, essayant de dominer la frousse qui me mord les tripes, la mode est au jaune, cette année !

Alors, le premier avance son revolver et me le rentre dans le gras du bide. Je me dis qu’il va m’envoyer la purée en plein bureau. Ça fera encore moins de bruit que je ne le prévoyais… Je ne peux rien tenter, car je me suis stupidement enchaîné à la donzelle.

Stupidement ? Non…

Pernette soulève son bras, découvrant le cabriolet.

L’autre a un bref clignement d’yeux…

Il comprend que s’il m’assaisonne sur place, ce sera tout un pastaga ensuite pour délivrer la rouquine.

— Enlevez cette chaîne ! dit-il d’une petite voix froide comme un enterrement en Laponie.

Je réalise que les menottes m’apportent une espèce de bref sursis. Je porte la main à ma fouille. Mon intention est de choper mon pétard et de jouer mon va-tout. Mais il est prévoyant, le macaque. Il plonge sa patte agile sous ma vestouze et chope mon arme avant moi.

— Non, la clé ! rectifie-t-il.

Je soupire et glisse deux doigts dans la poche de mon gilet. Je sens la petite clé plate. Je la saisis et, avant qu’il ait eu le temps de prévoir mon geste, je la balance par la fenêtre ouverte à mi-étage sur la rue…

De rage, il me flanque un coup de canon de pétard dans la brioche. C’est mon foie qui prend ; il se noue et me remonte à la gorge.

— Vite, rentrons ! supplie Pernette.

Elle appuie sur la sonnette. La boniche tarde à se présenter après les recommandations que je lui ai faites…

Enfin, elle vient ouvrir. Je renonce à vous affranchir sur son étonnement. Elle entrave de moins en moins ce qui se passe, la soubrette. Peut-être, après tout, qu’elle se croit au ciné, dans un vache film de gangsters…

Elle recule pour nous laisser entrer. Les deux tueurs claquent la porte.

— Enlevez-moi ça ! supplie Pernette.

— Il faudrait un outil, dit le second polichinelle. Avez-vous des pinces et un tournevis ?

— Allons voir à la cuisine, mais faisons vite, car il a prévenu la police et des renforts vont arriver…

À peine sommes-nous dans la cuisine qu’un vibrant coup de sonnette nous fait sursauter. Les deux Jaunes se regardent, très calmes en apparence.

— La police ! fait Pernette. C’est trop tard, les voilà…

Le premier Chinetock avance à nouveau son rigolo vers moi, bien décidé à me régler mon compte.

— Non ! intervient à nouveau Pernette.

Elle souffle :

— L’escalier de service !

Ce disant, elle ouvre la porte étroite qui donne sur un escalier assez sombre.

C’est elle qui entraîne le lot. Je la suis bon gré mal gré. J’ai juste le temps, avant de disparaître dans l’escalier en question, de voir l’un des Jaunes frapper la bonne à toute volée avec la crosse de son arme.

Un cri escamoté… Un bruit sourd…

Nous dévalons les marches de bois quatre à quatre. Pernette semble saisie par une espèce de frénésie. C’est la frénésie de la trouille, je la connais.

Elle connaît les lieux admirablement. Peut-être a-t-elle déjà envisagé cette fugue ?

Nous accédons à un étroit palier sur lequel s’ouvrent trois portes. L’une qui donne sur l’entrée principale de l’immeuble, l’autre qui conduit à la cave, la troisième enfin qui accède à une courette étroite.

C’est cette dernière qu’elle pousse.

Il s’agit davantage d’un passage que d’une cour. Il est pavé de façon grossière et des poubelles y sont entreposées entretenant dans ce coin une odeur putride très désagréable.

Nous courons entre deux immeubles jusqu’à l’extrémité de cette bande à ciel ouvert. Elle se termine par une porte et cette porte donne sur un fournil de boulanger.

Des cris nous parviennent, venant de la maison que nous quittons, ils sont ponctués de coups de sifflet… Je crois que mes collègues ne perdent pas leur temps… Ils ont découvert la petite bonne inanimée et ils ont bien vu qu’elle ne s’était pas fait ça en se cognant avec un plumeau.

Je ne rigole pas, je vous jure. Je ne me fais pas plus d’illusions que le type qui, rentrant chez lui, trouve sa mousmé en train de jouer à Papa-maman avec le facteur.

L’affaire a mal déguillé, les deux petits Viets et Mme la générale n’ont pas la moindre chance de s’en tirer. Pour ça bravo ! Seulement, avant de se laisser harponner, ils videront leur quincaillerie dans la pauvre bedaine de San-Antonio et ça c’est pas joyce du tout à envisager.

D’un coup d’épaule, le plus râblé des deux tueurs fait céder le minable verrou fermant la porte du fournil.

Nous entrons, et là il y a un moment de flottement car il s’agit de se repérer.

Je regarde mes petits copains d’un air goguenard.

— Et après ? je leur demande…

L’un des Chinois va à l’extrémité du fournil. Il tombe sur une porte, laquelle est solidement bouclée. Celle-ci, pour la faire sauter il faudrait être Rigoulot ou bien tirer des rafales de mitrailleuse dans la serrure ! Comme personne ne sait où elle aboutit et que, de toute façon, il faut prévoir qu’elle s’ouvre sur un coin civilisé, ils renoncent à l’ouvrir.

Ce doit être le jour de fermeture du boulanger, voilà pourquoi le fournil est vide.

En tout cas le pétrisseur de brignole est un homme ordonné car son laboratoire est propre, bien rangé. Il y a le pétrin, bien nettoyé, avec les pales du malaxeur luisantes dans la pénombre… Il y a le conduit de farine au-dessus du pétrin… Il y a les paniers servant de moules, et surtout le four avec son brûleur à mazout branché devant lui comme une sorte de canon bizarre.

Le remue-ménage provenant de l’immeuble que nous venons de fuir s’accentue. Le plus petit des Jaunes guette par le trou de la serrure… Soudain il se dresse…

Il pousse une exclamation ressemblant au cri d’une souris prise au piège.

Son copain palpe son revolver.

Si mes potes s’annoncent ils vont trouver à qui parler…

Il me reste la ressource de hurler pour les mettre au parfum de ce qui se passe, seulement ce serait peine perdue car je ne suis pas certain que ma voix porte jusqu’à eux. Par contre je suis sûr d’une chose, c’est de dérouiller une bastos dans la gargane…

Attendons !

Le plus petit des Jaunes pousse un nouveau cri idiot qui, cette fois, évoque le grincement d’une girouette. Alors l’autre se redresse. Il paraît décidé… Il appuie sur le contrepoids actionnant la porte du four.

— Entrez là, vous ! ordonne-t-il à Pernette et à moi…

Si le moment était propice aux calembours dont vous savez combien je suis friand, je répondrais à mon tourmenteur que je ne suis pas « chaud » pour ce genre d’exercice, mais le pétard qu’il braque sans relâche sur ma personne m’interdit de m’exprimer librement.

Pernette traduit mon manque d’enthousiasme.

— Quoi ! s’exclame-t-elle… Que nous entrions dans ce four !

Un troisième cri guttural et aigre du guetteur précipite le mouvement.

— Tout de suite ! crie l’homme ! Tout de suite ! pour cacher…

Il pousse Pernette vers le trou noir semblable à une bouche.

Son revolver complète l’expression de son regard.

Y a pas : faut y aller !