Comme dans un four
Moi qui suis claustrophobe, vous parlez si je suis à mon affaire !
Entrer dans un four de boulanger ça vous cause une drôle d’impression, croyez-moi. On ne peut même pas y pénétrer à genoux car ça n’est pas assez haut et ça va en s’étrécissant. Bien que ce four soit éteint depuis la veille, il y règne encore une chaleur d’étuve… On se croirait sur une plage d’Afrique au plus gros de l’été. Seulement, pour se laisser aller à une illusion pareille, il faut vachement fermer les yeux et se déconcentrer, moi je vous le dis.
Pernette est tout contre moi, tremblante comme une feuille.
La lourde porte de métal se rabat, nous voici dans le noir absolu, allongés sur les briques chaudes, respirant avec difficulté un air rare.
— Gentil séjour, hein ? pauvre conne ! je fais à la souris.
Un sanglot étouffé me répond.
— Vous vous êtes filée dans un drôle de guêpier, ma gosse. Pardon, Madame la générale !
Elle ne pipe pas mot.
Je prête l’oreille, mais je n’entends pratiquement rien. Nous sommes comme engloutis dans une poche de nuit et de silence.
Je sens le corps de la fille contre le mien, son odeur me chavire. J’oublie ma frousse, ma mort imminente…
Comme c’est étrange, et même bouleversant, de se sentir lié à ce corps de femme, de sombrer avec elle dans le néant…
Son souffle pénible embrase ma joue. J’avance un peu la tête et je rencontre ses lèvres. Je l’embrasse longuement, bestialement.
Vous marrez pas ! Vous vous dites sans doute que je vous mène en barlu avec mes histoires de bécot dans le four, et pourtant c’est vrai, malgré tout le critique de l’instant, ma suprême réaction c’est cette fringale de femme. Je broute son mufle et ça me fait du bien. Elle se laisse faire, assommée par les événements. Elle a les chocottes…
Je lâche ses lèvres. Je respire le plus profondément que je peux, mais c’est insuffisant pour satisfaire mes éponges.
— Voilà où ça vous conduit, les sales combines, je murmure. Vous avez voulu jouer les Mata Hari avec votre mari, hein ? Un officier supérieur ! Ah ! elle est bath, la France !
Elle frissonne. Je la sens vibrer contre moi et ça me fout un jet de vapeur dans la moelle épinière.
— Mon mari ignore tout, dit-elle… Ne parlez pas de lui !
Le petit sursaut de respect humain. On l’a toujours lorsqu’il vous arrive un turbin pareil…
— Sans blague, fais-je… Il n’est au courant de rien, c’est une truffe alors ?
— Nous ne sommes mariés que depuis un an. Nous nous sommes connus en Indochine…
Je pige tout.
— Qu’est-ce que vous foutiez, là-bas, de l’espionnage, hein ?
Elle ne répond rien…
— Vous l’avez enjôlé et vous vous êtes fait épouser ; comme ça vous accédiez dans les hautes sphères politiques et militaires, bravo !
Elle ne répond toujours rien.
— Vous avez tort, dis-je… Tort de la boucler. D’ici peu de temps je serai crevé, car vos amis Viets ne pardonnent pas… Et peut-être qu’ils vous laisseront crever aussi ici…
— Non ! non ! hurle-t-elle.
Elle se met à geindre.
— Gueulez pas, ça bouffe notre oxygène et il n’y en a pas en rabiot !
Je prête encore l’oreille dans l’espoir de déceler ce qui se passe de l’autre côté de cette étroite porte de fonte. Mais c’est en vain. Le silence est hallucinant. Pour le combattre, je parle… Je ne peux pas m’en empêcher… C’est pour créer de la vie dans ce trou mortel ! Ce trou où l’on fabrique cet élément de vie merveilleux qu’est le pain ! Ce trou qui va nous servir de sépulcre.
— Vous étiez la maîtresse de Stumer ?
— Oui…
Elle a compris aussi qu’elle avait besoin de parler, de se manifester…
— C’était votre chef ?
— Il l’avait été… Jadis nous avions collaboré ensemble…
— Que s’est-il passé à Lyon, avec Almayer ?
Elle souffle avec peine.
— Les Viets détenaient certaines preuves à mon sujet… Ils menaçaient de les produire à mon mari si je ne leur obéissais pas… Ils voulaient les documents…
Tout à coup je pige tout. Tout est clair, et la lumière me vient dans un four, ô ironie !
— Taisez-vous, fais-je, je sais…
Et je récite comme un médium en transe :
— Vous avez épousé Pradon et vous avez découvert que la vie bourgeoise avait du bon. Vous avez décidé de dételer mais les Viets vous ont fait chanter. Pour mieux vous surveiller ils ont loué une maison près de la vôtre, à Champagne. Ils vous ont montré les documents dont vous parlez, ces papiers compromettants qui pouvaient ruiner votre nouvelle existence. Il fallait leur obéir… À moins que… Alors vous avez eu recours à votre ancien compagnon de réseau, à Stumer. Vous l’avez chargé de récupérer les papiers que les Viets venaient de vous montrer… Pour ça il a engagé Almayer, superchampion de la casse !
— Oui…
— Almayer a réussi. Il est rentré à Paris, il a remis les papiers à Stumer, seulement il en avait pris connaissance et il vous a fait chanter… Il en avait peut-être conservé un, ou il les avait fait photographier ? Non ?
— Si…
— Alors vous l’avez fait retourner à Lyon et vous l’avez tué…
Silence…
— Répondez !
— J’étouffe !
— Répondez, espèce de salope !
— Oui…
— Stumer, lui, vous a rendu les papiers, seulement il a voulu savoir ce que les Viets voulaient !
— C’est vrai…
— Vous lui avez dit ?
— C’est vrai…
— Alors il a fait le coup à son compte. Puis il a embarqué la frangine d’Almayer qu’il frayait et ils se sont terrés au Vésinet…
— Oui…
— Vous, vous saviez que c’était Stumer qui avait fait le coup, et vous le saviez d’autant mieux que votre mari vous a donné son signalement… Toujours par votre mari, qui est peut-être un bon officier mais une fameuse crêpe comme époux, vous avez appris que Stumer s’était terré au Vésinet et qu’il proposait de vendre les documents volés au gouvernement français ?
— Oui…
C’est curieux. Elle balbutie oui tout bonnement parce qu’elle a peur… Elle est morte d’angoisse. Elle avouerait n’importe quoi…
— Les Viets se sont fâchés… Non ?
— Si…
— Alors vous avez eu peur, vous êtes allée trouver Stumer, vous l’avez supplié de traiter avec les Jaunes car vous teniez à votre sécurité. À propos, la frangine d’Almayer était-elle au courant ?
— Oui, dit-elle…
Et tout à coup elle n’en peut plus… Elle se met à hoqueter. Elle avance sa main libre et frappe contre la porte de fonte…
— Stumer n’a pas voulu marcher… Alors vous l’avez surveillé, pour le compte des Viets qui ne pouvaient guère se montrer dans les parages de la maison du Vésinet, celle-ci devant être surveillée… Vous étiez embusquée avec un appareil pour photographier tous les gars qui entraient… On ne remarque pas une charmante femme rousse… Stumer a senti le danger. Vous lui aviez avoué le meurtre d’Almayer et les raisons de ce meurtre… Il s’est dit qu’il subsistait peut-être une preuve contre vous chez Almayer… De quoi vous calmer ! Il est allé perquisitionner… L’a-t-il trouvée, cette preuve ?
— Oui…
— L’avait-il sur lui l’autre jour, lorsque après mon départ vous êtes entrée et l’avez abattu ?
— Oui…
— Alors vous vous êtes sentie forte, vous avez immédiatement alerté l’un des deux gars qui croisaient dans les parages… L’autre me suivait, non ?
— Depuis la veille, depuis votre première visite…
— Et c’est cet autre-là qui a égorgé Édith Almayer ?
— Oui…
— Pourquoi ?
C’est la crise de folie brutale ! Elle se met à hurler de toute ses forces. C’est un cri de bête fauve, un cri de démente. Elle hurle à se faire péter les cordes vocales. J’en ai les oreilles meurtries.
— Fermez ça, voyons, dis-je, ils vont ouvrir…
Mais c’est trop tard, ses nerfs ont craqué. Elle pousse sa clameur de mort, sa clameur de folle. Et ça doit s’entendre à l’extérieur…
Oui, ça s’entend car la porte s’ouvre… Pernette va pour se ruer au dehors, mais la fameuse chaîne la retient. Par le rectangle de lumière je vois une main jaune tenant une allumette. Cette main s’arrête devant la gueule du brûleur. L’espace d’un éclair je pige la manœuvre. Les Jaunes veulent en finir avec nous et ils vont nous rôtir en vitesse. Je me jette de côté, tout contre la paroi du four. Un plouf terrible ! Une lumière aveuglante ! Le brûleur devient un lance-flamme ! Il darde sur le four un jet de feu d’une extraordinaire violence… Le hurlement de Pernette atteint son paroxysme. Puis elle se tait. Elle est embrasée comme une torche. Je la vois un instant intacte au milieu du brasier, illuminée comme un arbre de Noël, flamboyante, radieuse ! Puis elle se tord, comme broyée par ce jet de feu. Elle éclate, se fissure, fond, noircit…
Et moi, j’étouffe… Moi, je meurs… d’as… phy…
* * *
Toute ma vie j’aurai dans les narines l’abominable odeur de ce fournil sur le carreau duquel gît le cadavre carbonisé de l’aventurière et la carcasse sanglante des deux Viets.
Quand j’ouvre les châsses, je suis allongé sur la table à pétrir… Dans de la farine… Je vois les poutres grossières du plafond noirci… Mon regard est sollicité par une toile d’araignée…
— Je crois qu’il était temps, fait une voix.
Je songe : « Ça, c’est cette grosse enflure de Bérurier. »
Et c’est lui en effet.
Il penche sur moi sa grosse trogne mafflue, travaillée par le gros rouge.
— Nom de foutre, bégaie-t-il, il était vraiment temps… J’ai ouvert l’œil lorsque j’ai vu des Chinois entrer dans l’immeuble… Lorsque t’as eu balancé la clé des poucettes par la fenêtre j’ai compris que ça ne gazait pas…
« Je suis monté… Justement les potes radinaient… On a demandé à la concierge à quel appartement tu étais… Heureusement que tu lui avais posé la question sur l’étage… On a enfoncé la porte… On a trouvé la bonne… On a vite repéré la sortie de service, y avait que ça comme issue… Dis, c’est toi qui a chopé une poignée de haricots sur la table ?
— Oui…
— Bon Dieu, quelle riche idée ! On les a suivis, tu les avais semés tout le long… On est arrivés ici… Y avait juste deux types qui marnaient… On a failli partir, mais les haricots… tu comprends, ils s’arrêtaient là, à ce fournil… Alors j’ai vu que les deux hommes étaient des Chinois… Juste comme on revient, ils chauffaient le four…
Je balbutie :
— Une riche idée…
Et je repars au pays de la nuit !