Je trouverais de la bonté dans le regard d’un huissier que je ne serais pas plus abasourdi.
Faut dire qu’il y a de quoi s’attraper la tirelire à deux mains ! Ça n’est pas tous les jours qu’on rencontre en pleine nuit d’occupation un Polonais ne sachant pas parler français, sur un chemin écarté. Mais lorsque ce Polak-là est attendu au détour d’un chemin par deux types armés de mitraillettes qui l’abattent comme une pipe en terre ; lorsque, avant de mourir, il vous confie le sac qu’il trimbale comme si ce sac contenait sa progéniture, et surtout, lorsqu’on découvre que ledit sac donne asile à quatre braves petites tortues, alors là, les potes, on commence à se demander de quelle couleur était le cheval blanc d’Henri IV.
Si elles étaient en or, ces tortues, je comprendrais qu’il ait risqué sa peau pour elles, le copain ; mais non, ce sont des tortues ordinaires comme on en achète aux petits enfants sages…
Je les laisse dans le sac et je recharge ce dernier sur mes épaules.
* * *
À force de marcher, je parviens à une agglomération importante. Sur une plaque bleue je lis : « Bourgoin ». Je me rappelle que ce bled est à une quarantaine de kilomètres de Lyon.
Les rues sont désertes comme la salle d’un cinéma éducateur. Pas une lumière, pas un bruit. Simplement le glouglou prostatique d’une fontaine sur une place.
Je me dis que si jamais une patrouille vient à passer ça va être chouïa. J’ai bonne mine avec ma tranche en marmelade et mon sac de tortues… Ah je vous jure ! Un impresario de music-hall qui m’apercevrait me collerait au prose jusqu’à ce que je lui aie signé un contrat d’exclusivité.
Je rase les murs comme un novice du fric-frac, sans savoir où aller. J’ai sûrement eu tort de radiner dans ce patelin, j’aurais dû rester en plein bled et ronfler contre une meule de foin. Seulement, pas vrai, on obéit plus souvent à des réflexes qu’à sa jugeote.
Ma gogne commence à me faire sérieusement souffrir. Je la sens enfler et le sang ne s’arrête pas de pisser comme d’un robinet ouvert. Pourtant je suis pas hémophile et mon raisiné est tout à fait recommandé pour les transfusions délicates. M’est avis que si je ne me fais pas désinfecter le portrait, je vais choper une de ces infections maison qui compte dans la vie d’un contre-espion.
Je ne peux aller dans un hosto, ça doit être bourré de Chleuhs. Ils ont le chic pour attraper tous les gonos en vadrouille dans un bled, les Frisés. Et puis un hosto c’est quelque chose d’administratif où on vous pose un tas de questions toutes plus indiscrètes les unes que les autres…
J’en suis à me palper le cervelet pour essayer d’accoucher d’une idée valable lorsque je tombe en arrêt devant une porte sur laquelle brille une plaque de cuivre qui a dû échapper aux services de récupération : « Docteur Martin, ex-interne des hôpitaux de Lyon ».
Je voudrais bien me faire soigner, seulement je peux fort bien tomber sur un toubib collabo, un de ces zigs qui ont les châssis en forme de croix gammée…
C’est ça qui serait tartouze ! Qu’est-ce que je lui raconterais au cloqueur de purge, s’il se mettait à être indiscret ? Le secret professionnel, c’est un truc qu’on ne respecte plus que dans La Veillée des chaumières, maintenant…
Non, décidément, c’est trop risqué. Comme je m’apprête à poursuivre ma route un bruit de bottes retentit dans le silence. Ces bruits-là sont plus éloquents que des discours électoraux.
Lorsqu’on les entend, le mieux qu’on ait à faire est de se garantir contre les éclaboussures.
Je presse le bouton de cuivre fiché à côté de la plaque. Plusieurs minutes passent. Le bruit de bottes se rapproche.
Est-ce que le toubib va se décider à ouvrir sa putain de porte ? Si jamais les zigotos de la patrouille me demandent des explications, je vais être salement empoisonné. Je ne peux pourtant pas me faire passer pour le père Noël. Non seulement je n’ai pas un poil de barbouze, mais aussi les pères Noël n’ont pas pour habitude de se baguenauder au printemps, la tronche tout ensanglantée, avec un sac de tortues sur le dos.
Une lumière éclate enfin dans la façade de la maison. Un bruit de pas, la porte s’ouvre.
Je me trouve nez à nez avec un type pas plus haut que le nombril d’un honnête homme. Il a une soixantaine d’années, un bouc gris et des yeux vagues.
— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-il.
— Je voudrais voir le docteur.
— C’est moi.
— Je suis blessé…
Il s’écarte pour me laisser passer.
— Entrez !
Je ne me le fais pas dire deux fois. J’ai comme une vague idée qu’il était temps que je gare mes abattis, car la patrouille allemande débouche précisément à l’angle de la rue.
— Excusez-moi, docteur, je fais, je ne vous explique pas de quoi il retourne, ça se voit, hein ?
Sans un mot il se dirige vers une porte, à droite, la pousse, donne la lumière et s’efface pour me laisser entrer.
C’est son cabinet. Une pièce vieillotte qui renifle l’éther et le bois moisi.
— Asseyez-vous ! ordonne le petit toubib.
Je dépose mes tortues et je prends place sur un tabouret métallique.
Le voilà qui passe une blouse blanche par-dessus son pyjama et qui se met à examiner ma blessure en faisant la grimace.
— Vous vous êtes engueulé avec des Indiens, murmure-t-il. C’est la première fois que je vois un type à moitié scalpé.
— C’est un accident, expliqué-je. Je suis tombé, tête première dans une courroie de transmission…
Son visage est plus neutre que la Suisse. Il désinfecte mes plaies, me pose deux ou trois agrafes et me fait un pansement tout ce qu’il y a de tsoin-tsoin.
— Je vous dois combien, docteur ?
— Cent francs, fait-il.
Je glisse la main à l’endroit où j’ai l’habitude de remiser mon larfouillet et je sens une partie intime de mon individu se ratatiner. Il n’y est plus. Les copains de la môme Gertrude me l’ont secoué. Je me sens moite. Qu’est-ce que je vais pouvoir inventer pour lui montrer la couleur[5], au vieux toubib ?
— Je… J’ai… C’est ridicule, docteur, je balbutie, mais j’ai oublié de prendre mon portefeuille. Dans ces cas-là, vous comprenez ?
— Aucune importance, fait-il négligemment.
— Je viendrai vous régler ça demain.
— Je ne suis pas épicier, dit-il en m’accompagnant jusqu’à la porte.
Il me serre la pogne et je me mets en route. Je ne sais toujours pas où aller. Je danse, d’un pied sur l’autre, humant l’air frais de la nuit.
Une voix me hèle :
— Hep !
Je me retourne, c’est le petit docteur.
— Vous avez un ausweis ? questionne-t-il.
— Non.
— Si vous rencontrez une patrouille…
— Je sais…
Il tire sur son petit bouc.
— Venez, fait-il.
Pour la seconde fois, je franchis son seuil.
— Les temps sont malsains, vous n’êtes pas de Bourgoin ?
— En effet.
— En effet, les temps sont malsains ou en effet vous n’êtes pas de Bourgoin ? demande-t-il.
Ses yeux vagues s’animent, il paraît intéressé.
— Les deux, doc, les deux…
— Vous travaillez de nuit ?
— Comment ça ?
— Dame, puisque vous avez eu un accident du travail en pleine nuit…
Il me désigne mon sac.
— Que charriez-vous, là-dedans ? Vous allez me trouver bien curieux, alors, en ce cas, ne répondez pas.
Je secoue mon sac.
Si je lui dis qu’il contient des tortues, il me prendra pour un cinglé. Il n’y a qu’un type cinglé en effet pour se promener avec un tel chargement dans de semblables conditions.
— Oh, quelques vieilles paires de chaussures que j’amenais en ville pour les faire ressemeler en bois.
— Et elles pissent, vos chaussures ?
— Pardon ?
— Je vous demande si vos chaussures urinent, elles ont pissé dans mon cabinet.
Je regarde le toubib.
— Allez-y, déballez le fond de votre pensée…
— On serait peut-être mieux dans mon salon, avec un verre de quelque chose à la main, non ?
— On serait bigrement mieux, conviens-je.
Il tire d’un placard mural une bouteille culottée dans laquelle on a mis à macérer des plantes.
— C’est un truc contre les refroidissements ? m’informé-je.
— Si on veut, dit-il. C’est de la verveine dans du marc.
— J’en suis.
Il emplit deux verres, m’en tend un. Avant que j’aie eu le temps de porter le mien à mes lèvres il a fait cul-sec avec le sien.
— Compliments, dis-je. C’est à la faculté qu’on vous apprend ces petits tours de société ?
Il sourit.
— Mettons que ce soit un don. Je suis un vieil ivrogne, vous savez. Tout le monde, ici, est au courant. Je suis le dernier toubib à qui on fait appel en pleine nuit, car on sait que je suis schlass. Ma clientèle vient entre huit heures et midi, après il est trop tard. Si je n’étais pas bon médecin, il y a belle lurette que je n’aurais plus personne.
— Chagrin d’amour, comme dans les romans, doc ?
— Juste comme dans les romans, oui.
Il me plaît, ce petit vieux. De le savoir poivrot, ça me met en confiance ; en général les saoulots sont de braves types.
— Vous buvez pour oublier ?
Il se sert un second verre auquel il fait faire le même voyage qu’au premier.
— Mais non, je bois pour me souvenir. Personne ne boit pour oublier. Ce qu’on demande à l’alcool, c’est de vous faire souvenir ; mais de vous faire souvenir gentiment, en Technicolor, quoi, vous voyez ce que je veux dire ?
— Je vois très bien. Alors, pour en revenir à ma question ?
Il s’assied.
— Ah oui… Pour en revenir à vous et à vos chaussures qui font pipi… Pas malin, vous savez. Voulez-vous que nous jouions aux devinettes ?
— Allez-y.
— Vous n’êtes pas de la région. Si mon oreille est fidèle, vous êtes de Bercy ou des environs. Si ma connaissance des visages l’est aussi, vous êtes un homme d’action. Si mes yeux ne m’abusent pas, ce sont des balles qui ont fait ces trous aux pans de votre veste. Si mon sens de la psychologie n’est pas trop déficient, vous ne tenez pas du tout à rencontrer des vert-de-gris et, de plus, vous ne savez pas où aller. Ça vaut combien, sur dix, tout ça ?
— Pas loin de dix, fais-je en riant.
Je n’hésite plus. Le vieux petit barbichu est un type de première ; moi aussi, j’en connais un brin sur la question des bonshommes.
— Ouvrez grandes vos manettes, doc, je vais vous rancarder. Car je pense qu’on peut avoir confiance en vous !
Et je lui déballe toute l’histoire, depuis A jusqu’à Z en passant par la Lorraine. Je ne lui cache rien, ni mon identité, ni les raisons qui m’ont amené ici, ni mes démêlés avec les Gertrude’s gougnafiers, ni ma rencontre avec le pauvre Polak.
Il m’écoute, calmement, en essayant d’arracher sa barbichette. Mais la barbichette tient bon et elle n’a pas perdu un seul poil lorsque j’ai terminé mon exposé.
— Voilà qui vaut tous les fades romans d’aventures, assure le docteur. Montrez un peu ces tortues…
J’ouvre le sac et le retourne. Les braves bestioles tombent lourdement sur le tapis, où elles se mettent à remuer avec des mines pataudes.
Le médecin en cramponne une et l’approche de l’abat-jour.
— Ce sont des tortues normales, non ? dis-je en m’approchant.
— Tout ce qu’il y a de normales, admet-il.
— Alors pourquoi les auscultez-vous ? Elles ont de la température ?
— Une idée, comme ça…
Il me regarde, son œil rit.
— Les animaux évoquent toujours des êtres humains pour moi. Une habitude que je tiens de ma jeunesse… Par exemple l’éléphant me fait penser à un gros type dont le pantalon pend. Le hérisson à un clochard hirsute. La tortue… Eh bien, la tortue, mon cher commissaire, me fait songer à un homme-sandwich avec ses deux panneaux qui l’emboîtent…
Je sursaute.
— Bon Dieu, je saisis… Vous croyez que…
— Nous allons voir.
Il s’éclipse un court moment et revient, armé d’une forte loupe.
Il commence à examiner le dos de notre pensionnaire.
— Rien, fait-il. Tout est régulier…
Il la retourne. La pauvre bête se met à remuer désespérément ses pattes grotesques en tirant son cou vipérin.
— Montre ton bide, Nelly ! ordonne le docteur.
Elle ne peut pas faire le contraire vu qu’une tortue à la renverse est aussi privée de moyens qu’un centenaire impotent.
Il la regarde attentivement.
— Regardez, me dit-il soudain.
Il me passe sa loupe. J’examine la carapace de dessous.
Celle-ci, comme toutes les carapaces de tortues, est striée de fines rainures qui dessinent des motifs assez réguliers. Grosso modo, on peut considérer l’ensemble de ces motifs comme un quadrillage. Or, à l’intérieur de chaque case, se trouve un autre petit motif qui paraît naturel à première vue et qui se confond avec l’ensemble ; mais il s’agit de signes exécutés au moyen d’un poinçon dans la corne. Et chacun de ces signes a la forme d’une lettre de l’alphabet polonais.
— Beau travail, dit le docteur avec un petit sifflement admiratif. Et quelle idée magnifique ! Qui soupçonnerait ces innocentes tortues de véhiculer des messages…
— Vous avez un crayon et une feuille de papier, doc ?
Il va à son bureau et en ramène un bloc et un stylo. Je me mets à reproduire les lettres gravées dans la carapace des tortues. Lorsque ce travail est terminé, j’ai deux feuillets couverts de signes auxquels je suis incapable de donner la moindre signification.
— Vous comprenez le polak, toubib ?
— Non, fait-il, mais la bonne de mes voisins est Polonaise, demain je pourrai lui faire déchiffrer ce message. Enfin, j’espère qu’elle sait lire.
— Ce n’est pas un peu risqué ? je demande. Ça doit être bigrement confidentiel pour qu’on ait choisi un système de correspondance aussi bizarre.
— Ne vous tracassez pas, sourit le médecin, Frania est aussi intelligente que cette bouteille de marc. Ma seule crainte, je vous dis, est qu’elle ne sache pas lire…
Il se lève.
— Vous avez grandement besoin de repos, commissaire. Je vais vous faire une petite piqûre calmante et vous irez dormir dans la chambre d’amis. Je continue à l’appeler ainsi, bien que je n’aie plus d’amis depuis belle lurette…
Il saisit les tortues et les emmène à la cuisine.
— Elles ont bien mérité une feuille de salade, dit-il.
* * *
Il fait un soleil à tout casser lorsque j’ouvre mes châsses. La lumière est tellement vive que je me démerde de baisser mes stores. Mais tout de même le soleil est un machin drôlement fameux lorsqu’on a failli laisser ses os dans un tas de sciure. Je rouvre mes paupières. Il me faut plusieurs secondes avant de réaliser où je me trouve. Puis la mémoire me revient. Les tortues-sandwichs, le brave poivrot de toubib… Qu’est-ce qu’il maquille, le vieux barbichu ?
Je me mets sur mon séant. Le lit est moelleux comme les fesses d’une couturière et il a une façon muette de vous dire « t’en va pas, petit gars »… Mais un pucier n’est pas compatible avec le beau soleil qui passe à travers les rideaux.
Je me lève et, tout chancelant, je m’introduis dans mon bénard. Ce que le dôme peut me faire mal ! Ça carillonne là-dessous comme l’église du patelin le jour des premières communions.
J’ai eu du vase de sonner à cette porte. Vous pourrez constater que j’ai le nez creux et que la fée qui s’est occupée de ma ligne de chance ne s’appelait pas Carabosse.
J’achève de lacer mes tartines lorsque le petit docteur radine.
— Alors, paresseux ! fait-il joyeusement.
— Salut, toubib. Au fait, c’est comment, votre blaze, déjà ?
— Mon quoi ?
— Votre nom !
— Martin, fait-il, comme tout le monde.
— C’est facile à retenir et justement je veux retenir votre nom pour apprendre à mes petits-enfants à le bénir. Sur ce, quelle heure est-il ?
— Midi…
— Quoi ?
— Midi…
Comme pour lui donner raison, une horloge de ville y va de ses douze coups.
— C’est honteux de pioncer pareillement, dis-je.
— Pas lorsqu’on a le crâne ravagé. Ça va mieux ?
Je fais la grimace.
— Lali-lala… J’ai l’impression qu’on m’a fait un shampooing à la paille de fer.
Il se marre.
— Descendez, je vais vous changer votre pansement, ensuite de quoi nous nous mettrons à table.
Le programme me botte.
Aussi ivrogne qu’il soit, il est aux pommes, le docteur Martin. Quel doigté. Il me proposerait de m’astiquer le cervelet que je me laisserais faire, parole d’homme ! Et il sait s’organiser. À partir de onze heures et demie, il a terminé son cabinet et il fait la popote. Tout par lui-même, c’est sa devise.
— J’avais une servante, dit-il, mais étant donné ma situation de vieux célibataire, j’étais obligé de la prendre âgée ; ça faisait un peu curé ; de plus elle m’engueulait. Je l’appelais l’Inintelligence Service… Je m’apprêtais à l’empoisonner à l’arsenic lorsqu’elle m’a quitté ; je ne l’ai pas remplacée…
On passe à table. Y a un rôti de porc gros comme ma cuisse avec de la purée de marrons.
— Mince, je m’exclame, c’est pas les restrictions chez vous !
— La plupart de mes clients sont des ruraux des environs, ils me paient en marchandises ; ça leur fait plaisir et j’y gagne. Que pensez-vous de ce petit vin de pays ?
— Gentillet…
Il me regarde manger de bon appétit.
— C’est beau, la jeunesse, soupire-t-il.
Je me communique un bon kilo de barbaque dans le porte-pipe. Je lichetrogne un litre de rouquin, après quoi je m’essuie les lèvres.
— Et votre bonniche polak, on peut la voir ?
— C’est fait, sourit-il.
— Sans blague ?
— Je lui ai fait signe, ce matin, tandis qu’elle sortait les boîtes à ordures. Dieu soit loué, elle sait lire.
Il tire une feuille de papier de sa poche.
— Voici la traduction du message, commissaire.
Je saisis le précieux papelard et je lis :
Sur voie de garage Bourgoin jeudi entre 14 et 16 heures
— Ça n’a pas été commode à reconstituer, dit Martin, car nous n’avions pas transcrit le texte des tortues dans l’ordre, c’est-à-dire que vous n’avez pas pris les tortues dans l’ordre convenable. Mais j’ai pu, en assemblant les mots, mettre le texte au point. Qu’en pensez-vous ?
— Pas grand-chose. Nous sommes quel jour ?
— Jeudi.
— Et nous sommes quelle heure ?
— Treize heures quarante, pour employer le style chef de gare… lequel est de circonstance…
Je froisse le papier et vais le jeter dans la cuisinière.
— Donc, dans vingt minutes, il y aura sur la voie de garage de la station de Bourgoin un train, vraisemblablement, qui offre pour certaines gens un intérêt particulier.
— Il me semble…
— Elle est loin d’ici, la gare ?
— À deux cents mètres…
— Je crois que je vais aller y faire un tour…
— Ça n’est guère prudent, objecte le petit toubib. Avec votre tête empaquetée, vous allez attirer l’attention…
— La prudence et moi, vous savez…
Je me lève et torche mon verre de gnole.
— Voyez-vous, doc, j’ai été envoyé dans la région pour accomplir une mission précise. J’ai lamentablement échoué. Demain soir, un avion doit me prendre quelque part et m’emmener à Londres. Je ne serai pas fier de revenir bredouille. Alors, si j’ai l’occasion de mettre le nez dans une affaire intéressante, vous pensez bien que je ne vais pas m’en priver… Merci pour tout, doc, vous êtes un chic type.
Je lui serre la paluche.
— Si un jour, après la guerre, je me marie, si j’ai des lardons et que ceux-ci attrapent la coqueluche, c’est vous que j’enverrai chercher !
Je boutonne ma veste et quitte la maison du père Martin.
* * *
Il n’y a pas grand monde à la gare. Quelques nabus des environs qui viennent du marché, dont c’est le jour à Bourgoin, et qui vont se taper le prochain dur pour une ou deux stations.
Le mec du guichet aux bifs bouquine un journal du cru pas plus grand qu’une formule de mandat-carte. Un employé à l’air pas bileux colle sur un garde-boue de vélo une fiche d’enregistrement. Tout est tranquille et somnolent.
Je prends un ticket de quai et je sors. La chaleur danse au-dessus de la voie. Sur les bancs peints en vert, quelques soldats allemands roupillent. Un officier se promène sur le quai, les mains au dos. Des sonneries grelottent autour de moi. Jamais je n’ai autant ressenti la douceur de vivre. J’ai de la peine à m’imaginer que ça se bigorne dans tous les coins du monde et qu’il se passe toujours et partout quelque chose.
Je jette un coup d’œil à la pendule. Elle marque moins deux. À gauche, venant de la direction de Grenoble, un train survient. Il grossit, gronde, et ralentit. Je m’aperçois que ça n’est pas un train de voyageurs, mais un train de marchandises. En général ces sortes de convois sont interminables. Celui-ci, au contraire, ne comporte que deux wagons fermés. Chaque wagon est un wagon de queue, c’est-à-dire qu’il est muni d’une espèce de guérite surélevée pour le chef de train. Au lieu de chef de train, il y a deux soldats en armes dans chaque guérite. L’officier allemand vient de gueuler un ordre. Il a la voix d’un lion enrhumé qui parlerait dans un conduit d’égout. Ses hommes qui somnolaient sur les bancs se dressent comme des pantins articulés. Ils sautent sur leurs mitraillettes et s’alignent en bordure de la voie. Ils sont une douzaine environ.
Le train stoppe, puis recule légèrement. L’aiguillage cliquette et, lentement, le convoi s’engage sur une voie de garage. Lorsqu’il y est rangé, des hommes d’équipe détellent la locomotive et les deux wagons restent en plan, cernés par les soldats allemands.
Je donnerais la Légion d’honneur qu’on va me cloquer un jour ou l’autre à titre posthume pour connaître le contenu de ces fameux wagons.
Je voudrais bien m’en approcher, mais c’est assez coton…
Je remarque que les waters se trouvent à proximité. Nonchalamment je m’y rends, la main à la braguette, pour bien signifier l’innocence de mes intentions. Une fois dans les urinoirs, j’arnouche vachement par-dessus le mur. Le toit des gogues fait une avancée et mon manège ne risque pas d’attirer l’attention. Je remarque que chaque wagon est plombé. Ils portent, sur leurs parois, des feuilles imprimées. Je m’écarquille les roberts pour tenter de déchiffrer ce qu’il y a d’écrit dessus, mais je n’ai pas des yeux d’aigle, tout ce dont je m’aperçois, c’est que c’est de l’italien. Le mystérieux tortillard vient de passer les Alpes. Bourgoin est le point prévu pour le changement de locomotive, certainement.