L’arrivée d’un autre train interrompt ma contemplation. C’est un train de voyageurs cette fois. Il ratisse les braves terreux qui se branlaient les cloches sur le quai. Maintenant, excepté mon convoi, il n’y a plus personne dans le secteur. Les employés coltinent quelques caisses débarquées du dernier train, puis quittent la gare pour aller boire un glass à l’un des bistros faisant l’angle de la place.
Je me dis que ça ne sert à rien de regarder ces deux wagons. Je sais comment ils sont faits, et je sais aussi comment sont fringués les costauds de l’armée du Reich qui les gardent.
Je m’apprête à boucler lorsque mon attention — toujours en éveil — est attirée par l’arrivée d’un voyageur.
Si ce type n’est pas le frangin de mon Polak d’hier, moi, je suis un bâton de réglisse. J’ai jamais vu deux frelots se ressembler de cette façon, et pourtant ils ne sont pas jumeaux, car celui-ci est beaucoup plus vieux que l’autre. Mais il est bien de la même couvée : c’est bien le même nez de rapace, les mêmes tifs incandescents, les mêmes yeux tristes et flous…
Il tient une petite valoche à la main et il vient du côté du train remisé. Il regarde attentivement, trop attentivement même en direction des Frisés, si bien que l’officier qui discute le bout de gras avec l’un des convoyeurs s’interrompt pour le fixer d’un air plein de suspicion. Le Polonais s’en aperçoit et, pour se donner une contenance, vient à l’urinoir, ce qui prouve que les grandes idées se rencontrent toujours.
Il pénètre dans l’édicule et a un haut-le-corps en me voyant.
Je pose mon index sur mes lèvres.
— Vous parlez français ? questionné-je, dans un souffle.
Il fait un signe affirmatif et me bigle comme si j’étais la réincarnation de Mahomet.
— Vous êtes Polonais, dis-je… Je suis au courant, les tortues… Hier j’étais en compagnie de votre frère lorsqu’il a été descendu.
— Ainsi il est mort ? soupire-t-il.
— Oui.
— Qui êtes-vous ?
En quelques phrases hachées, je lui raconte dans quelles circonstances j’ai fait la connaissance de feu son cadet. Je lui dis que j’ai déchiffré le message des tortues. Il fronce les sourcils et son nez se courbe davantage encore.
— Vous doutez de moi ? je fais. Vous n’êtes pas psychologue, mon vieux. Qu’est-ce que je foutrais dans ce gaulatorium avec mon crâne rafistolé si je n’étais pas celui que je vous affirme être.
Il approuve du chef.
La confiance lui revient peu à peu.
— Que venez-vous faire ici ? je questionne.
— Faire sauter le train…
Je sursaute :
— Tout simplement ?
— Il le faut bien, puisque le message n’est pas parvenu. Nicolas portait les tortues à la messagère qui devait les emmener à Lyon. Dans notre organisation tout se fait par chaîne, en troïka, comme le système russe, nous nous connaissons trois par trois, ceci afin d’éviter les risques d’aveux.
— Je comprends, le principe est bon, seulement, lorsqu’un maillon casse, ça fout une drôle de panne de secteur.
— Ceux de Lyon auraient dû être prévenus à la première heure, ce matin, afin de pouvoir envoyer un message à Londres pour permettre le bombardement de ces deux wagons, pendant deux heures ils sont immobiles sur une voie de garage, c’est une occasion unique !
— Leur contenu est donc si important ?
— Il l’est formidablement, affirme le Polonais.
Des larmes brillent dans son regard. Il a les mâchoires serrées et ses maxillaires saillent étrangement sous la peau râpeuse des joues.
— Je dois faire sauter ces wagons, répète-t-il avec son accent guttural.
Il ajoute :
— Je mourrai aussi, mais ils sauteront, puisque je suis seul à pouvoir exécuter les ordres.
— Vous avez ce qu’il faut ? dis-je en désignant la petite valise.
— Oui.
— On pourrait faire ça à deux, proposé-je.
Il me regarde d’un air indécis.
— Seul vous n’arriverez à rien, fais-je avec force. Une rafale de mitraillette, vous savez, c’est vite lâché… et vite reçu. Elle est bonne, votre camelote, au moins ?
Il ne comprend pas tout de suite. Je lui explique que c’est des explosifs dont je veux parler.
— Ça fait boum sur simple choc ou bien faut-il un détonateur ?
— Simple choc.
— Faites voir si c’est lourd.
Je la soupèse.
— Bigre, jamais ils ne vous laisseront approcher suffisamment pour que vous puissiez jeter ça sur les wagons…
— J’en ai peur.
— Vous avez une autre idée ?
Il me dit que non. Les idées, ça n’a pas l’air d’être son fort. Il est courageux et c’est tout. C’est le mec qui devait charger à cheval contre les panzers au moment de la campagne de Pologne, mais pour ce qui est du boulot cérébral, il ne serait pas fichu de gagner une partie de dominos à un gosse de la maternelle.
— Attendez, vieux, je sens que chez moi ça fermente. Oui, je tiens le bon bout.
Je regarde autour de moi. Il y a, sur une autre voie annexe, une machine que l’on va atteler au convoi. Auparavant il faut qu’elle aille rejoindre la voie principale, qu’elle la remonte jusqu’au-delà des deux wagons et qu’elle fasse machine arrière après qu’on lui ait donné l’aiguillage de la voie de garage.
D’où je suis, je la vois très bien, cette machine, elle « fait » de l’eau, pour employer le langage technique, j’en connais une portion dans la chose des trains ; comme dit l’autre, j’ai jamais été chef de gare, mais j’ai tout de même été cocu.
— Vous avez un pétard ?
— Un quoi ?
— Un revolver ?
— Oh oui ! fait le Polak.
Ma question le surprend, ce gars-là n’imagine pas que, par les temps qui courent, on puisse envisager de se promener sans arsenal.
— En avez-vous deux ?
— Oui.
— Alors passez-m’en un.
Il obéit sans se faire tirer l’oreille.
— Il s’agit de faire vite. Nous allons aller séparément jusqu’à la machine que vous voyez là-bas, toute seule. Elle se trouve cachée aux yeux des Fritz et des employés par le refuge d’attente situé de l’autre côté des voies. Nous allons faire comme si nous ne nous connaissions pas, vu ?
— Vu !
— Vous ne ferez rien d’autre que les cent pas à proximité de la locomotive jusqu’au moment où je poserai ma main à plat sur le sommet de ma tête, comme ceci. Vous voyez ?
— Je vois.
— Alors, sans perdre un instant, vous attacherez votre valtouze après l’un des tampons de la locomotive. Solidement, manquerait plus qu’elle glisse avant le heurt que j’espère provoquer. C’est compris ?
— C’est compris.
— Vous n’avez pas un journal, sur vous ?
— Non.
— Ça ne fait rien, je vais en acheter un au kiosque de la salle d’attente. Pendant ce temps vous irez à la loco ; surtout ayez un air naturel, vous ressemblez à un conspirateur d’opérette, soit dit sans vous vexer. Fumez, grattez-vous les fesses, mais ayez l’air naturel, je vous en conjure… Bon, vous êtes prêt ?
— Je le suis.
Il me pose la main sur le bras.
— Et après ? questionne-t-il.
— Après quoi ?
— Après que j’aurai attaché la valise au tampon ?
— Vous pourrez aller au cinéma ou bien voir votre bonne amie, je me charge du reste… Surtout ne restez pas dans les parages car tout laisse à prévoir qu’il va y avoir un drôle de pastaga !
— Et vous ?
Il commence à me battre les bonbons avec ses incessantes objections, ce Polak-là !
— Moi, lui dis-je, je ferai l’impossible pour remiser les os du bonhomme, faites confiance.
Il n’insiste pas et s’éloigne.
Lorsqu’il a pris un peu de champ, je quitte l’édicule à mon tour et je me dirige d’un air de souverain ennui jusqu’à la salle d’attente. J’achète le Dimanche illustré. Heureusement, j’ai juste assez de mornifle dans mes fouilles pour me permettre cette extravagance. Ceci fait, je le plie, le glisse dans ma poche, et, à tâtons, je fourre à l’intérieur de la feuille le soufflant que le Polonais a mis à ma disposition.
Toujours nonchalant, je traverse les voies.
Il fait une chaleur de crématorium. L’été est en avance cette année, probable que le grand manitou qui s’occupe de la météo, là-haut, s’est dit qu’il ne fallait pas tarder because après les offensives de printemps y aurait des flopées de pauvres mecs qui ne seraient plus là pour profiter des pâquerettes.
Les grillons font un raffut du diable. L’univers est tranquille comme une carte postale en couleurs. Même les factionnaires allemands ont tendance à s’avachir autour des wagons.
Lorsque le refuge dont j’ai parlé au Polak est dépassé, j’abandonne mon allure de flâneur innocent et je me dirige vers la locomotive. Le copain à la valise est dans le secteur. Il regarde le remplissage des caisses à eau en se rongeant les ongles.
Je m’approche de la machine. Le mécanicien est justement en train de couper la flotte. Il tire l’immense bec de côté. Je jette un regard sur la plate-forme de la locomotive : personne. Son chauffeur n’est pas encore là ; il doit faire son petit plein à lui sous les frais ombrages du café-jeux de boules.
Comme le mécano s’apprête à escalader les marches du monstre d’acier[6], je l’intercepte.
— Vous avez une seconde ? je lui fais.
C’est un mec à la figure franche et ouverte, bien sympa.
— Ouais ? dit-il en me regardant. C’est pourquoi ?
Je tire le canard de ma profonde.
Je le déplie de façon à lui laisser voir le revolver. Il le regarde gravement.
— Vous savez ce que c’est que ça, petit ?
Ses yeux se posent sur les miens.
— Et alors ? demande-t-il.
Il a du cran.
— C’est un 7,65. À bout portant il vous ferait dans le bide un trou gros comme ça. Ça m’ennuierait de vous tirer dessus ; je n’ai jamais tiré sur un de mes compatriotes à moins qu’il ne s’agisse d’un gangster. Je ne connais pas vos opinions politiques et je m’en tamponne le coquillard. Je vous annonce que je vais faire sauter les deux wagons si soigneusement gardés par les doryphores. Pour cela j’ai besoin de votre locomotive.
« Je ne vous demande pas si vous êtes d’accord. Je commande et vous obéissez ; si vous essayez de me doubler, je vous mets du plomb dans la panse, de cette façon nous sommes l’un et l’autre plus à notre aise pour agir, pas vrai ?
Il ne répond rien. Son visage reste impénétrable.
— Je monte avec vous ; vous allez reculer jusqu’à la hauteur du poste d’aiguillage qui se trouve près du passage à niveau, d’accord ?
Il grimpe sur la plate-forme et je pose ma main à plat sur ma tête avant de le rejoindre.
* * *
J’attends que le Polonais ait achevé de lier sa valise après le tampon avant de donner au mécanicien le signal de la manœuvre.
— Vas-y mollo, conseillé-je, il y a maintenant après ton tombereau une charge d’explosif suffisante pour envoyer ton bled dans les nuages.
Je le regarde actionner ses volants.
— Bon, dis-je, si tu actionnes ce volant dans ce sens pour reculer, lorsqu’on veut aller en avant il suffit de le tourner dans l’autre sens, non ?
— Oui.
Nous reculons lentement. À très faible allure, nous pénétrons sur la voie principale et continuons notre mouvement de recul.
Quelques secondes plus tard, nous sommes à la hauteur du poste d’aiguillage. L’aiguilleur en sort, échevelé.
— Et alors ! hurle-t-il au mécanicien, t’es cinglé ou quoi ! Tu le sais peut-être pas que le 114 arrive dans quatre minutes ?
— Descends ! fais-je au mécanicien.
Il saute sur le ballast. Je le rejoins promptement, mon pistolet à la main.
— Calme tes nerfs, dis-je à l’aiguilleur, et ferme ça. J’ai horreur des types qui me racontent la vie de leur belle-mère au moment où je m’apprête à faire le saut de la mort.
Il n’en revient pas et je ne lui laisse pas le temps d’en revenir. D’un geste impérieux de ma main qui tient le revolver, je lui fais signe de rentrer dans sa cabine vitrée.
— Attrape tes esprits d’une main et tes manettes de l’autre, lui dis-je. J’ai deux petites manœuvres à te commander : primo, mets le signal rouge pour que ton 114 ne vienne pas faire la pirouette dans la gare ; deuxio, donne-moi l’aiguille pour la voie de garage.
Tout tremblotant, il s’exécute.
— O.K., fais-je après avoir vérifié la régularité des manœuvres qu’il vient d’accomplir. Je n’ai plus besoin de toi pour l’instant. Tiens-toi tranquille, et voilà du reste une potion calmante.
Je lui décoche un crochet foudroyant à la pointe du menton. Le pauvre aiguilleur s’en va valdinguer au fond de sa cambuse. Il y demeure inerte comme un pantin de son.
— Dites, patron, murmure le mécanicien, lequel a assisté à la scène sans souffler mot, ça ne vous ennuierait pas de m’offrir une petite tournée à moi aussi, j’aime mieux pas savoir ce qui va se passer. Autant que possible, tâchez que ça marque pour que ça fasse plus sérieux.
— À ton aise, fiston, c’est moi qui rince aujourd’hui.
Je glisse le revolver dans ma poche et je lui fais une série légère à la face, juste pour le tatouer un peu ; lorsqu’il a le nez éclaté et l’oreille droite en chou-fleur, je lui administre le même crochet qu’à son collègue.
Puis, estimant que j’ai perdu assez de temps comme ça, je saute sur la plate-forme de la locomotive, tourne le volant en sens inverse et desserre le frein. L’énorme machine s’ébranle, lentement d’abord, puis, comme je continue à dévisser le volant, elle prend de la vitesse. La gare se rapproche rapidement. C’est le moment de chercher un coin tranquille. Je saute de la locomotive, escalade le talus, enjambe la barrière de ciment bordant la voie et cours jusqu’à un petit mur proche. Je m’accroupis derrière et j’attends.
Pas longtemps ! La locomotive quitte la voie principale et s’engage à forte allure sur la voie de garage.
Les factionnaires allemands, surpris par cette arrivée intempestive, hurlent des « Achtung ! » à tous les échos et s’écartent.
Alors c’est brusquement le tonnerre de Zeus qui retentit. Le gros boum d’apocalypse ! Le triomphe du bruit ! La manifestation suprême du badaboum !
On dirait qu’une main géante jongle avec le train. Des morceaux de ferraille, de bois, de bidoche voltigent un peu partout. On entend des cris, des imprécations… Les vitres de la gare se mettent à faire des petits. Un nuage opaque monte de la paisible station. Lorsqu’il est dissipé, j’ai sous les yeux le spectacle de la désolation. Il ne reste à peu près rien des deux wagons sinon un amas de matériaux calcinés. Du contingent de Frizous, je n’aperçois plus qu’un mec complètement jobré qui court dans tous les sens en hurlant aux petits pois et plusieurs blessés. Le reste est mort ou escamoté par la déflagration. J’en découvre un, ou plutôt une partie d’un sur le toit de la gare. Pour ça, le Polak a bien fait les choses. C’était de l’explosif de toute première fraîcheur…
Je me dis qu’il ne s’agit pas de moisir dans le secteur. En général, les incidents de ce genre, ça les rend nerveux, les vert-de-gris !
Ils vont se la ramener en force et jouer à la révolution mexicaine. Ceux qui ne leur plairont pas iront faire une croisière au paradis avant ce soir.
Je me relève et me mets à trotter comme un lapin dans la ruelle.
Comme je vais tourner le coin de la rue, j’entends une voix crier :
— Commissaire !
Je me retourne. C’est le docteur Martin. Il se pointe en gesticulant.
— Quel feu d’artifice ! s’exclame-t-il. J’ai tout vu, c’était formidable ! Ma voiture est au passage à niveau…
Il cavale à mes côtés. Son vieux chapeau à large bord est tout cabossé. Il a un petit rictus heureux au coin des lèvres.
— À droite ! fait-il.
J’aperçois, rangée en bordure d’une rue tranquille, une cinq CV Citron qui doit dater de la bataille de la Marne. Le toubib se glisse derrière le volant et m’ouvre la portière de droite.
— Grimpez vite !
Il tire sur le démarreur. La voiture ne se fait pas trop tirer l’oreille. Le docteur met en première. Ses vitesses miaulent comme un panier de chats. Nous filons par saccades d’abord, puis le régime se régularise. Nous passons devant le cimetière et piquons sur la cambrouse.
— Elle n’est plus jeunette, dit-il. Mais elle roule toujours, à condition qu’on lui mette de l’essence dans le ventre.
— Comment se fait-il que vous vous soyez trouvé là, doc ?
— Je suis un vieux bonhomme curieux… Moi aussi, ça me tarabustait l’esprit, ce message… Alors, mine de rien, je suis allé rôdailler vers le passage à niveau d’où l’on jouit d’une perspective d’ensemble de la gare… J’ai tout vu, on se serait cru au cinéma…
Il se gratte la barbiche.
— Qui était l’homme à la petite valise ?
— Le frère de mon Polak d’hier. Il avait une charge d’explosifs mais ne savait pas trop qu’en faire…
— Ils n’ont pas de chance dans la famille, soupire le vieux toubib.
— Pourquoi ?
— J’ai failli recevoir sa tête dans le dos. Cet âne qui ne voulait rien perdre du spectacle s’est gentiment posté en face des wagons.
Je secoue tristement la tête.
— Y a des tordus partout. Il n’avait qu’une peau et ça le démangeait d’en faire cadeau à la société… Certains types ont le béguin de la mort, vous voyez ce que je veux dire ?
— Très bien. Vous avez raison, le goût de la mort est assez fréquent.
— C’est facile de se faire déplumer par la grande faucheuse, mais c’est pas ça, le courage, le vrai, hein, doc ?
— Non, dit-il, ça n’est pas ça.
— Où est-ce que vous m’emmenez ?
— Faire une promenade en campagne. Ne pensez-vous point qu’il est préférable de laisser les choses se tasser un peu, là-bas ?
— Et comment !
— Je connais une petite auberge où l’on boit un vin honnête en mangeant des fromages de chèvre…
— Ça me va. Churchill a dit en parlant de la France qu’un pays qui avait deux cents variétés de fromages et autant de variétés de pinards pour consommer avec ne pouvait pas perdre la guerre…
— Ça n’est pas bête, sourit le docteur.
Je fronce les sourcils.
— Dites donc, je vais vous faire repérer avec ma tronche empaquetée…
— Allons donc ! Un homme pansé ne fait jamais remarquer un médecin, au contraire…
— C’est vrai, dis-je, on va me prendre pour un de vos malades. Espérons que nous ne rencontrerons pas de gendarme en cours de route, because je n’ai pas un gramme de papiers sur moi, les Boches m’ont tout ratissé.
— Je suis connu, par ici, répond simplement Martin.
* * *
Nous rentrons à la nuit tombée.
Doc et moi avons passé un chouette après-midi sous les ombrages d’un tilleul, au milieu des poules et des canards. Y a pas, c’est rudement chouïa, la cambrouse ; et les paysans sont de braves mecs, lorsqu’on les connaît. Le toubib est pote avec tous. Le père Martin connaît une flopée d’histoires aussi spirituelles que des anecdotes d’almanachs, mais qui font de l’effet aux campagnards.
Quand on rentre, on en a un sérieux coup dans les tiges. Le petit docteur braille comme un hussard en lâchant son volant, mais sa tuture est à la page et suit gentiment le bord de la route comme un vieux bourrin bien dressé. Il fait clair de lune. Je me sens à l’optimisme. Mon coup sensationnel de l’après-midi m’a mis du baume dans le poitrail… J’ai pas lessivé la môme Gertrude, mais je crois que j’ai fait du meilleur turf. M’est avis que les wagons contenaient une denrée vachement précieuse pour être ainsi dorlotés.
On arrive à Bourgoin. Le docteur me propose de vider le dernier au bistro du coin et j’accepte. Le patron qui le connaît lui met au frais sa bouteille de perniflard. On s’en tasse trois verres et on décide d’aller se pieuter.
Je suis plein comme un œuf. Le long des trottoirs, les gens discutent à voix basse du coup de cet après-midi. Ça nous fait marrer, Martin et moi. Du reste, dans l’état où nous sommes, un rien nous fait marrer. C’est inouï ce que le picrate rend optimiste…
Il nous faut un bon quart d’heure pour rentrer la teuf-teuf au garage. D’abord on n’arrive pas à ouvrir la lourde, ensuite la voiture refuse d’avancer. À l’examen on s’aperçoit avec des exclamations réjouies que le levier des vitesses est au point mort.
Je m’en souviendrai de cette équipée ! Et du père Martin, donc ! Des médecins comme lui, y en aura jamais assez !
Cinq nouvelles minutes pour réussir à introduire la clé dans le trou de la serrure qui lui est destiné… Rigolades nouvelles… Nous entrons dans la petite maison.
— On va, hug, boire, le, hug…, balbutie Martin.
En titubant, il se dirige vers la salle à manger.
— Je, hug, trouve pas le co… co… commuta… hug, teur ! bégaie le bon vieillard.
Bien que je sois aussi schlass que lui, je viens à son secours.
Nous promenons désespérément nos mains de bas en haut du montant de la porte.
— Je le tiens, fais-je péniblement.
La lumière inonde la pièce. Nous cillons. Puis nous regardons autour de nous et nous restons bouche bée et bras ballants. La maison est pleine d’Allemands qui nous regardent fixement en tenant des mitraillettes braquées dans notre direction.
— Delirium, balbutie le docteur Martin… C’est pas des chauves-souris que je vois, c’est des, hug, doryphores…
Pour ma part, je crois bien avoir également une hallucination. Je me frotte les yeux et les écarquille le plus possible, mais mes sens ne sont pas abusés.
C’est bien des Allemands que j’ai devant moi. Des Allemands en chair, en os et en… armes…
Ils ne sont peut-être pas aussi nombreux que je le crois, car ma vision est au moins multipliée par deux, mais il y en a suffisamment en tout cas pour faire de nous des beaux morts.
Je voudrais tenter quelque chose, n’importe quoi, mais décidément je suis trop saoul.
J’esquisse un geste d’impuissance ; je bredouille des mots aussi inintelligibles pour moi que pour la compagnie, et soudain, quelque chose se déchire dans mon crâne.
Le parquet vient à ma rencontre.