J’ai vaguement conscience d’être attrapé par les jambes et par les pieds. On m’emmène en excursion. Ce balancement m’endort pour de bon.

Lorsque je me réveille, je suis étendu sur le sol carrelé d’une ancienne cuisine. On a vissé une plaque blindée sur la croisée pour l’aveugler et la porte est blindée comme un contre-torpilleur elle aussi.

Pas un meuble, pas un objet, dans cette petite pièce. Moi, simplement, avec la gueule de bois la plus formidable de ma carrière.

Je prête l’oreille. De l’autre côté de la porte, il y a un bruit de bottes. De temps à autre j’entends crier des trucs en allemand. J’ai dans l’idée que je suis dans de beaux draps. C’est de ma faute, j’ai péché par excès de confiance ; j’aurais bien dû penser que les Frizous n’étaient pas bouchés au point de ne pouvoir mener une enquête sur les causes de l’explosion. Trop de gens, dans la gare, m’ont remarqué, avec mon pansement, et l’aiguilleur molesté avec son pote le mécanicien ont dû donner sur moi toutes les indications désirables. Comme un grand nombre de pèlerins m’ont vu en compagnie du toubib, ils n’ont eu qu’à établir une souricière au domicile de ce dernier : l’enfance de l’art ! Jamais je ne me suis laissé posséder aussi facilement.

J’ai exagéré en disant qu’il n’y avait aucun objet dans la pièce ; j’oubliais l’évier et le robinet d’eau. J’ouvre ce dernier en grand et je me mets la nuque dessous, après quoi je fais couler la bonne flotte dans mes mains et je m’asperge longtemps le visage. Deux ou trois bonnes gorgées et il ne me manque plus qu’un comprimé d’aspirine pour être un mec d’attaque.

Je vais m’accroupir dans un angle de la cuisine et j’attends patiemment le bon vouloir de ces messieurs.

Je ne me fais pas beaucoup d’illusions sur le sort qui m’attend. Ma belle petite existence va s’achever devant un peloton d’exécution. Douze balles brûlantes me composteront ; pas marrant, mais je préfère cette fin façon manuel d’histoire de France à celle des pauvres gnaces qui claquent d’un cancer au fond de leur dodo. Au moins, ça se passe au grand jour… Et puis, c’est régulier. Je leur ai fait un coup d’arnaque ; ils m’ont pincé, je paie la casse… Rien à redire à ça. Ce qui me turlupine, par exemple, c’est la pensée que le pauvre docteur Martin va en avoir sa part. Il va payer cher sa gentillesse et son dévouement, enfin, si par hasard on m’interroge, j’essaierai de le blanchir le plus possible.

J’en suis là de mes réflexions plutôt grises lorsque la porte s’ouvre. Deux soldats en armes se tiennent dans l’encadrement et, d’un geste brusque, me font signe de les suivre. Je me lève et viens m’intercaler docilement entre eux deux.

Je me rends compte, sitôt la lourde passée, que je me trouve dans une grande maison de maître réquisitionnée par les troupes d’occupation et aménagée en succursale de la Gestapo. Il y a des plaques blindées partout. À travers les barreaux d’une fenêtre, je vois des écheveaux de fil de fer barbelé autour de la propriété ainsi qu’un nombre impressionnant de sentinelles. J’ai idée que la cambuse doit être habitée par une forte personnalité.

On me fait grimper un étage et les soldats ouvrent une porte vitrée. Nous pénétrons dans une vaste pièce qui devait servir de salon, mais qui a été transformée en burlingue. Il y a des classeurs métalliques le long des murs et un large bureau de bois au milieu de la pièce.

Derrière ce meuble se tient un commandant ; dans l’angle de la pièce, près de l’embrasure d’une fenêtre, se trouve une secrétaire en uniforme qui tape à la machine.

Je salue le commandant d’un petit signe de tête — la politesse ne coûte rien, comme l’affirme Félicie, ma brave vioque. Le gnace est très grand, très maigre, avec les cheveux grisonnants, coupés court et l’inévitable monocle vissé dans l’œil. Le monocle, c’est leur arme de choc numéro 1. Et cette arme s’appelle l’intimidation. Elle fait partie de la propagande de cette bande de tocassons.

— Major von Gleiss, dit-il en s’inclinant.

— Durand, fais-je en m’inclinant à mon tour.

Il sourit et me désigne un siège.

— Vous avez changé de pseudonyme, monsieur le commissaire ?

Je comprends illico que ça n’est pas la peine de jouer au petit pompier.

— Je vous écoute, monsieur le major.

Il pousse vers moi un coffret de cigarettes.

— Vous inversez les rôles, cher ami, c’est moi qui vous écoute.

— Bon, fais-je en allumant une sèche, je veux bien vous réciter une fable car je ne sais pas chanter ; que diriez-vous du Loup et l’Agneau?

— Vous avez la réputation d’être un homme d’humeur plaisante, murmure-t-il en saisissant l’allumette à demi consumée que je tiens encore.

Il l’utilise pour ranimer un mégot de cigare qu’il vient de piocher dans un cendrier.

— C’est la dèche, dans la Wehrmacht ? je demande… Les officiers fument les clops maintenant ?

Son sourire s’efface. Son visage reflète maintenant, non pas la colère, mais comme une sorte d’ennui poli.

— À quoi bon ces petites plaisanteries ? demande-t-il, nous avons des choses tellement plus importantes à nous dire…

Je lui tends ma cigarette.

— À quoi bon cette cigarette ? je demande.

Il se mord la lèvre inférieure.

— Commissaire, je connais votre réputation, je sais tout ce que vous avez fait en France et en Belgique depuis quelque temps[7].

Il rajuste son monocle. Sans doute le pas de vis est-il faussé, car il a de la peine à y parvenir.

— Vous êtes ce qu’on appelle chez vous un dur. Vous ne craignez, je ne l’ignore pas, ni la mort ni même la torture. Cependant, je vous fais une petite proposition.

— La vie sauve ? dis-je en rigolant, la fameuse vie sauve qui est comme la carotte que vous brandissez devant le nez de l’âne pour le faire avancer.

— Non, dit-il.

Il a retrouvé son sourire.

Là, il commence à m’intéresser, le frangin. Je le regarde avec un certain intérêt. Qu’est-ce qu’il peut bien avoir à me proposer ?

— Voyez-vous, reprend-il, après ce qui s’est passé hier…

Je l’interromps.

— Hier ?

C’est pourtant vrai qu’il fait grand jour. Alors j’en ai écrasé pendant des heures ? Ils sont gentils de m’avoir laissé dormir, les sulfatés.

— Oui, hier, en gare de cette ville… Je suppose que vous n’allez pas vous donner la peine de nier, avec la somme des témoignages que je puis vous opposer.

— Il n’est pas question de nier. Je reconnais volontiers que c’est moi qui ai envoyé vos deux wagons dans les nuages.

— Parfait. Consécutivement à cet acte de sabotage…

Il s’interrompt et me regarde.

— « Consécutivement » est-il français ? demande-t-il d’un air soucieux.

— Oh, passez la paluche, je lui fais ; vous savez, moi, je suis pas un puriste du langage. L’Académie, c’est à l’étage au-dessus…

— Bien, poursuit-il, consécutivement à cet attentat, car c’est le terme qui convient, n’est-ce pas ?

— Exactement, dis-je non sans noblesse.

— Nous avons arrêté vingt personnes à titre d’otages. Elles seront exécutées demain matin si le coupable n’est pas découvert.

— Alors, relâchez-les…

— Ah oui ?

— Dame, puisque vous me tenez…

— Pour moi, un vrai coupable est un individu qui a non seulement avoué son crime, mais encore a expliqué comment il l’a commis et a dit les noms de ceux qui l’ont aidé à le commettre.

— Facile, fais-je, j’ai fait sauter votre train en permettant à un petit Polonais d’attacher une valise d’explosifs sur le tampon d’une locomotive que j’ai, ensuite, dirigée sur le convoi à détruire… Le petit Polonais est mort. C’était mon unique complice. Voilà, je suis un vrai coupable tel que vous l’entendez ; libérez les otages et attachez-moi à un bout de bois planté en terre…

— Non, non, dit-il en tripotant son bout de verre ; pas avant de savoir certaines choses…

— Lesquelles, par exemple ?

— Par exemple, la façon dont vous avez appris que nous dirigions les deux prototypes de bombes téléguidées vers la côte Atlantique en passant par cette ligne détournée.

— Je n’ai rien appris du tout, von Machin… Excusez-moi, je n’ai pas la mémoire des noms. Le petit Polonais voulait détruire les wagons ; je lui ai donné un coup de main en ignorant ce que ces derniers transportaient.

— C’est ce que vous cherchez à me faire croire ?

— Je ne cherche pas à vous faire croire quoi que ce soit ; je vous dis la vérité ; un point c’est tout.

— Dommage, pour les otages…

— Hein ?

— Car cette vérité ne me convient pas. Vous allez me parler du groupe secret pour le compte duquel vous travaillez… Et auquel appartenaient les deux Polonais… La femme qui travaillait avec eux nous a échappé, son nom et nous essaierons de nous entendre.

— Je ne la connais pas. Bon Dieu, mettez-vous dans le crâne que je suis entré tout à fait accessoirement dans cette histoire et que je n’en connais pas du tout les rouages…

Il fait claquer ses doigts avec agacement.

— Vous cherchez toujours à ruser, vous autres Français, vous nous jetez du grain aux yeux…

— « De la poudre », cher major. On dit « de la poudre aux yeux »…

Sur ces entrefaites, la porte s’ouvre et, devinez qui fait une entrée fort savante dans le bureau ? Tout bonnement ma brave amie Gertrude.

Elle ouvre des yeux de chat en transes et s’approche de moi.

— Par exemple ! balbutie-t-elle…

— Vous connaissez cet homme ? demande l’officier.

— Si je le connais. C’est lui qui devait m’abattre. Avant-hier, nous l’avons laissé sur le plateau d’une scie en mouvement ; mais il faut croire que le diable le protège…

Le major joue à enflammer des allumettes qu’il envoie promener d’une chiquenaude dans la pièce.

— Vous ne perdez pas de temps, commissaire… Mes compliments.

Gertrude s’approche de moi. Cette fille, faut que je vous affranchisse sur sa géographie une fois pour toutes. Laissez-moi d’abord vous dire qu’elle a des oranges sur l’étagère qui vous feraient traiter de touche-à-tout ! Ses yeux sont fendus en amande, leur couleur est indéfinissable. Mettons verdâtre et n’en parlons plus. Lorsqu’elle les pose sur vous, un grand malaise vous envahit. Vos doigts de pied se recroquevillent comme des fleurs fanées et vous avez à la fois envie de la prendre dans vos fumerons et de lui filer une danse. Elle est brune, sa bouche est juste comme j’aime les bouches des pépées ; pulpeuse et goulue…

— Drôle de type, murmure-t-elle…

— Drôle de fille, je dis du tac au tac et sur le même ton.

Elle se tourne vers le major.

— Ainsi, c’est lui qui a fait sauter le convoi ?

— Oui, dit von Truquemuche, il le reconnaît de fort bonne grâce du reste. Par contre, il se refuse obstinément à nous donner des détails sur l’organisation qui a des ramifications jusqu’à nos usines d’Italie…

— Amnésie ? me fait-elle d’un petit air vachard.

— Ignorance, lui réponds-je.

— Vous avez employé certains… certains, mettons arguments ? demande-t-elle à son copain.

— Ces moyens-là sont, je le crains, inopérants sur un homme de cette trempe, soupire le major. Je lui propose par contre la vie de vingt de ses compatriotes contre quelques petites confidences.

Moi, je ne sais pas si vous le comprenez, je sens que ma température commence à grimper sérieusement. Il est gentil, dans son genre, le monoclé, mais il me fait tartir copieusement avec son marchandage de négrier.

— Je peux pas vous inventer une histoire, hé, major de mes trucs ! je gueule brusquement ; je suis pas romancier ! Sans blague, je me tue à vous dire que j’ignore absolument tout de cette organisation. Les deux seuls membres qu’il m’a été donné de connaître sont mortibus. Je les ai vus cinq minutes chacun, le premier ne jasait pas un mot de françouze et l’autre traînait sa valise de pétards comme un besoin de pisser… C’est tout !

— Voyons, reprend le major d’une voix douce, vous devez bien être au courant de leur activité. Je ne vous demande que le nom de la femme qui travaillait pour eux et que nous n’avons pu appréhender… Je sais que c’est elle qui tenait le contact avec ceux de Lyon. Il me la faut.

— Malheureusement je ne la connais pas.

— Malheureusement pour vous, reprend-il.

— Malheureusement pour moi si vous voulez…

Il passe un bout de langue rose sur ses lèvres minces et rajuste, une fois de plus, sa rondelle.

— Nous sommes décidés à mettre le prix. Si vous parlez, non seulement je libère immédiatement les otages, mais je vous promets la vie sauve…

J’éclate de rire.

— Ça y est, je fais, v’là le grand truc lâché : la vie sauve. Avec une liasse de billets de mille épaisse comme une tranche de pudding, et peut-être aussi un passeport visé pour la Suisse.

— Vous avez ma parole d’officier que…

— Écoutez, major, dis-je bien tranquillement, votre parole d’officier, si vous le permettez, je la mets sous mes fesses.

Il a un sursaut.

Il se tourne vers sa secrétaire : une petite blonde gentiment carrossée qui noircit imperturbablement du papier. Ce gars, il doit avoir un sens de l’honneur aussi développé qu’une molaire d’éléphant. Devant les inférieurs, ça le heurte qu’on lui parle sur ce ton.

Il grommelle quelque chose en allemand.

— Si c’est à moi que vous parlez, dis-je, faudra répéter en français, because j’ai oublié mon dictionnaire french-deutsch.

Gertrude, qui a suivi ces derniers échanges sans mot dire, intervient :

— N’usez pas votre salive, mon commandant ! La parole est aux actes, comme disent ces porcs, sans faire autre chose que de parler, d’ailleurs.

Le major se lève ; il est plus long qu’un cierge de cérémonie. Il fait une drôle de bouille, le gars ; si le directeur du musée Grévin le voyait, il se ruinerait pour l’avoir dans sa collection.

— À propos, major, je demande, qu’est devenu ce vieil ivrogne de docteur qui m’a fait mon pansement ?

— En prison ! dit sèchement mon interlocuteur.

— Tiens, vous ne l’avez pas encore coupé en quatre ?

Je fais exprès de paraître désintéressé ; c’est le meilleur moyen de lui être utile au père Martin.

— Cet homme ne nous intéresse pas, dit l’Allemand avec un haussement d’épaules méprisant. Il ne mérite même pas que nous réservions douze balles pour sa carcasse, c’est un raté, un raté comme la France en compte tant. Nous en faisons cadeau à la France…

Il rit. En ce qui me concerne, si je ne m’écoutais pas, je lui collerais bien un paquet d’osselets d’une livre sur la muselière, seulement je m’écoute. Mon subconscient qui tient le crachoir me dit de rester calme et de voir venir. Le père Martin semble se tirer miraculeusement les pattes de ce bourbier, tant mieux, je ne vais pas risquer de le compromettre par un éclat.

— Vous n’avez rien à ajouter ? insiste von Machin.

— À ajouter à quoi ?

— À vos déclarations…

— Faites pas rire, j’ai les lèvres gercées, von Truc ; vous appelez ça des déclarations…

Il a enfin un mouvement de colère. Je vois son poing racé se serrer et devenir tout blanc sous la contraction. Il s’empare d’un crayon, le casse d’un coup sec ; puis il éclate :

— Cet individu est impossible ! Gertrude… Il sera fusillé demain matin…

— Mon cher, murmure la donzelle, vous êtes terriblement conformiste.

— S’il vous plaît ?

— Pourquoi le matin ? Toujours le matin ! Parce que c’est l’habitude qui le veut ? Il faut se lever tôt ; il fait frais, on s’enrhume, souvent il y a du brouillard… À quoi bon remettre au lendemain ce qu’on peut faire le jour même ?

— Comme il vous plaira, Fräulein.

Elle demande, langoureusement :

— Vous me le laissez ?

Il a un mouvement des lèvres comme pour demander : « Pour quoi faire », puis il comprend sa pensée et acquiesce.

— Prenez-le, Gertrude, et essayez de lui soutirer le petit renseignement qui me serait si agréable.

— Comptez sur moi, dit-elle.

Le major fait claquer ses doigts. Les deux soldats qui m’escortent m’empoignent par le bras et m’entraînent dans le couloir. Nous redescendons l’escalier, je crois d’abord que c’est pour regagner ma cuisine-cellule, mais nous descendons encore. Je suis bon pour le sous-sol, j’ai compris.

La villa a le confort ultra moderne : chauffage central et chambre de torture. La chaudière du chauffage et la pièce réservée aux interrogatoires se trouvent à la cave, comme il se doit. Mes gardiens m’introduisent sans ménagement dans le local de la « question ». J’en fais l’inventaire d’un rapide coup d’œil. Il y a là un fauteuil en bois massif qui ressemble à une espèce de trône, une baignoire, une table, une chaise et, accrochée aux murs, toute une panoplie épouvantable que je préfère ne pas détailler.

Ils me font asseoir dans le fauteuil et me lient les jambes après les pieds du meuble tandis que mes poignets sont fixés aux accoudoirs.

Ceci fait, ils sortent.

Je me dis que les réjouissances ne vont pas tarder à commencer, mais, contre toute attente, rien ne vient. Sans doute un long recueillement fait-il partie du programme ?

Je me fais salement tartir dans cette cave ! Il n’y a pas d’issue, pas le moindre soupirail, rien ! C’est bouché comme le cerveau d’un gendarme… Une ampoule électrique poussiéreuse pend au bout d’un fil ; un vrai décor réaliste, je vous le dis ! Avec quelques chauves-souris, on attraperait même le style médiéval…

Un temps infini s’écoule, dont je n’ai pas la notion exacte. Je l’occupe à réfléchir sur les aléas de ma situation. Vous conviendrez sans peine que, même considéré avec le maximum d’optimisme, mon baromètre personnel est loin d’être au beau fixe ! Il est plutôt à la gadoue, et, à moins d’une manifestation occulte, ce soir j’aurai terminé ma brillante carrière.

Il va avoir droit au salut militaire, le petit San-Antonio, madame, et, tout de suite après, au salut éternel.

On a beau s’y attendre, ça fait tout de même quelque chose.

L’arrivée de Gertrude fait diversion. Elle est flanquée de la petite secrétaire de von Chose. Elle referme la porte derrière elles, posément, et coule sur ma pauvre personne son étrange regard.

— Connaissez-vous la recette du fringant agent secret à la broche ? demande-t-elle.

— Oui, je fais, mais si vous avez une recette particulière, allez-y.

— Par quoi commençons-nous ? s’informe-t-elle.

— Quelques coups de nerf de bœuf me paraissent tout indiqués pour une mise en train ?…

Elle se tourne vers la petite blonde.

— Il est courageux, hein ? lui dit-elle avec une pointe d’admiration dans la voix. J’aime les hommes courageux, ils m’excitent. Et vous, Gretta, ils vous excitent aussi ?

L’interpellée rougit et ne répond rien. Gertrude éclate de rire.

— J’ai envie de goûter à ce petit terroriste, murmure-t-elle…

Elle s’approche de moi, s’assied en biais sur mes genoux et pose ses lèvres sur les miennes. Sa langue incisive pénètre entre mes dents, sans façon.

Croyez-moi, on a beau avoir un pied dans la tombe et l’autre sur une peau de banane, un machin de ce genre, exécuté par une gerce baraquée comme l’est Gertrude, ça flanquerait du nerf à un ours en peluche.

Comme ils ne m’ont pas attaché la langue, je lui rends sa politesse ; je peux même vous avouer que je lui paie les intérêts.

La fille blonde qui assiste à la scène n’en revient pas. Elle nous contemple d’un air ravagé qui me ferait marrer en toute autre circonstance.

Comme l’être humain a besoin de respirer de temps à autre, Gertrude s’écarte de moi. Nous revenons à la surface.

— Il n’est pas mauvais, fait-elle d’une voix faussement ironique…

Sa poitrine se soulève avec force et tend la soie du corsage.

— Vous pouvez y goûter, Gretta, dit-elle.

Gretta baisse la tête et ne fait pas un mouvement.

— Embrassez-le ! ordonne sèchement Gertrude.

Cette souris, croyez-en ma vieille expérience, c’est une drôle de vicelarde. Elle est truffée de complexes comme une dinde de Noël l’est de marrons.

Gretta fait quelques pas vers moi. Elle se penche avec raideur et dépose un baiser furtif sur ma joue gauche.

— Mein Gott ! Ce que vous êtes timide ! s’exclame Gertrude. Vous appelez ça un baiser ? Il faut vous dégourdir, ma fille. Sur la bouche ! Je veux que vous l’embrassiez sur la bouche. Vous verrez comme c’est bon, le baiser d’un homme courageux qui va mourir…

— Avec vos manigances, je fais, c’est pas d’un caveau de famille, c’est plutôt d’un canapé que j’aurais besoin.

— Sur la bouche ! répète Gertrude, haletante… Sur la bouche, petite niaise !

Gretta pose ses lèvres sur ma bouche. Des lèvres fraîches comme de l’eau de source, dures et fruitées.

Puis elle se recule vivement.

— Bon, je fais, maintenant vous allez vous mettre au travail, je suppose, non ?

Gertrude décroche une cravache. Elle écarte la môme blonde et fait siffler son morceau de cuir.

Elle s’en donne un petit coup léger sur le poignet gauche et pousse un petit cri.

— Mais cela fait horriblement mal, dit-elle.

Elle lève la cravache et m’en balance un coup formidable en pleine poire. Pardon ! Elle doit faire quelque chose comme culture physique, la cocotte, pour avoir une force pareille. La lanière me mord les pommettes et l’oreille. Une barre de feu consume mon visage. Rappelez-vous qu’il a la tête drôlement solide, votre copain San-A., pour supporter des trucs de ce genre.

Je n’ai pas poussé le moindre soupir.

— Que pensez-vous de cela, cher ami ?

— Hum, dis-je en m’efforçant de sourire, c’est très surfait comme sensation, vous savez…

Elle pince les lèvres et remet ça à plusieurs reprises ; je suis obligé de drôlement serrer les dents pour ne pas gueuler.

Gertrude cogne comme une perdue ; elle est échevelée, livide, la sueur ruisselle sur ses tempes.

— Ne vous fatiguez pas, fais-je, en conjuguant mes dernières forces. Vous ne me ferez pas parler, d’abord parce que je ne sais rien, et puis parce que la douleur et moi avons passé depuis belle lurette un pacte d’amitié.

— Oh ! toi, grince-t-elle.

Elle se tourne vers Gretta.

— Allez prévenir von Gleiss qu’il commande le peloton ; je veux que cet homme soit fusillé immédiatement.

Gretta quitte la pièce sans un mot.

— Je serai là, dit-elle, et je vous regarderai dégringoler, commissaire. Avez-vous vu fusiller des hommes ? Ils reçoivent une secousse terrible et ont des soubresauts de carpe…

— Gertrude, je murmure, je voudrais que vous me fassiez une promesse, une ultime, vous ne pouvez pas refuser cela à un homme qui va quitter ce monde.

— Ah, ah ! triomphe-t-elle, le lion s’attendrit. Voyons ce que vous désirez…

— Gertrude, en mémoire de moi, promettez-moi d’aller consulter un psychiatre !

Elle pousse un épouvantable juron et me gifle à deux reprises.

— Vous êtes un…, commence-t-elle.

— Je sais, interromps-je. C’est de naissance…

Elle sort en faisant claquer ses talons sur le ciment.

Les soldats radinent, me délient et me grimpent à ma cuisine pour que j’y attende l’heure de ce que les journaleux ont baptisé le « châtiment suprême ».

Je m’affale sur le carrelage, la téterre pleine de sons de cloche. Je pousse un cri, en tombant, quelque chose m’a meurtri la hanche. Je regarde le sol, il n’y a rien. Je mets la main à ma poche, je sais pourtant que je ne puis rien y découvrir car j’ai été fouillé de fond en comble et on ne m’a pas laissé un bouton de col.

Je tire un couteau. Une superbe lame à cran d’arrêt. D’où qu’il sort celui-là ? C’est le petit Jésus qui me l’a glissé dans le sac à morlingue ou bien le père Noël ?

Je le regarde d’un œil rêveur.

Ça ne serait pas plutôt la môme Gretta ?