Personne n’a jamais gagné la guerre avec un couteau, fût-ce un couteau à cran d’arrêt. Dans ma situation, cette lame m’est à peu près aussi utile qu’une boîte de bouillon Kub.

Une lame contre une compagnie d’Allemands en armes, c’est pas lerche, vous en conviendrez.

Plus j’y songe, plus je comprends que c’est la blonde Gretta qui m’a glissé le couteau dans la poche. J’aurais préféré une mitrailleuse jumelée, mais à cheval donné on ne doit pas regarder les dents, comme se tue à me le répéter Félicie. Gretta doit avoir de la sympathie pour moi. Elle a voulu faire un petit quelque chose et, tandis que l’autre bouillaveuse lui ordonnait de m’embrasser, elle m’a fait ce petit cadeau. C’est gentil… Ceci vous prouve qu’y a des gonzesses qui ont de l’éducation ; et puis, bien que ce gentil couteau manque d’efficacité, dans mon cas il est plus appréciable qu’une entrée au Salon de l’auto…

Je peux toujours le planter dans la viande d’un des factionnaires, histoire de l’utiliser avant de faire le grand voyage…

Le sang coule de mon visage. Je m’en barbouille les mains, puis j’ouvre le couteau et le glisse dans l’échancrure de ma chemise, la pointe reposant entre ma ceinture et mon ventre. Je vais à la porte et j’y balanstique des coups de pied qui ébranlent toute la maison, comme si un quatuor d’éléphants étaient en train d’y faire une partouze.

Un de mes gardiens ouvre, la mine courroucée, sa mitraillette sous le bras.

Je porte mes mains rouges de sang à ma bouche et je réussis un superbe hoquet. Le type croit que j’ai une hémorragie. Très intéressé, il s’approche de moi et me regarde.

— Was ? fait-il.

Je me casse en deux, comme si une douleur extrême me terrassait, en réalité ce mouvement me permet de saisir le couteau sans être remarqué. Prompt comme l’éclair je le dégaine et fonce d’un bond terrible sur le soldat, la lame en avant.

Le cure-dent, c’est pas mon genre de beauté. Mais je n’ai pas le choix. Je sens que la pointe troue le drap de son uniforme et entre dans sa poitrine comme dans du beurre.

J’ai eu du pot de ne pas buter sur une côte. Le gnace pousse un gémissement de vieux pneu victime de la hernie qu’il trimbale depuis un bout de chemin.

Il titube, ouvre la bouche et s’abat en avant.

Je le chope dans mes brandillons pour amortir le bruit de sa chute et je le dépose doucettement sur le carrelage. Puis je prends sa mitraillette.

C’est rudement bon de tenir ce bébé d’acier dans ses bras. À pas de loup, je m’approche du couloir où je coule un œil scrutateur. Pour comble de veine, mon second gardien n’est pas là ; je ne sais pas s’il est allé aux fraises ou quoi, mais je crois qu’il va faire une trompette maison quand il va trouver son copain perforé.

Je m’engage dans le large vestibule. Personne n’est en vue pour l’instant ; j’entends, venant d’une pièce voisine, le clapotement d’une machine à écrire. C’est le moment d’arrêter l’orchestre et de faire le saut de la mort. La mitraillette sous le bras, le doigt posé sur la détente de l’arme, je m’avance dans la boîte comme si je marchais dans un panier d’œufs. Le canif de Gretta a fait des petits, vous le voyez ? C’est l’histoire de Perrette et de son pot de crémeux. Seulement, si je laisse choir la jatte, je ne risque pas un coup de tatane dans le prose, comme la petite fermière. Non, ce sera beaucoup plus brutal comme exercice.

J’arrive à la porte vitrée et j’ai juste le temps de me jeter en arrière. Deux officiers discutent sur le perron.

Au bout de l’allée, près du portail, il y a deux sentinelles… L’issue ne vaut pas grand-chose pour bibi.

Je bats précipitamment en retraite et retraverse le couloir. J’ai remarqué une porte juste à côté de celle de ma cuisine ; elle donne vraisemblablement sur les communs, peut-être y a-t-il plus d’espoir de ce côté-ci ?

Je la pousse et je me trouve nez à nez avec la seconde sentinelle qui se pointe en boutonnant sa braguette.

Il est plus surpris que moi, car il s’attend à rencontrer n’importe qui, y compris Adolf Hitler, plutôt que le gars San-A.

Je ne puis me servir de la mitraillette sans risquer d’alerter toute la garnison. Aussi je lui fonce dans le lard tête la première. Mon rush l’envoie dinguer les quatre fers en l’air. Sans lui laisser le temps de se remettre sur ses tiges, je lui place un de ces coups de savate dans le bocal qui pulvériserait une borne kilométrique. Il ne profère pas un mot et se ratatine sur le plancher. Prompto, je repousse la lourde. À tout hasard je lui pique aussi sa péteuse ; quand je vous disais que c’était, transposée, l’histoire de Perrette… Si ça continue, je vais avoir tellement de seringues que je pourrai ouvrir un magasin. Comme enseigne, je verrais assez quelque chose dans le genre de « À la sulfateuse »…

Je me trouve dans un vaste local qui doit servir de salle de garde. Il y a des tables de bois blanc, des chaises, des portemanteaux… À l’autre bout, une porte-fenêtre donne sur un parc où des soldats verts font la manœuvre.

Je suis coincé dans cette cambuse comme dans un piège à rat. D’une minute à l’autre, l’alerte va être donnée ; vous parlez d’une corrida, mon neveu ! Ce que je voudrais être transformé en courant d’air…

Comme rester debout, les bras ballants, n’a jamais tiré un pauvre mec d’embarras, j’ouvre une autre porte. Elle ne peut guère me donner la clé des champs car c’est celle d’un petit réduit où sont entreposées des caisses. Je la referme avec humeur et mon regard est alors — et alors seulement — attiré par un écriteau fixé à la porte. Comme je ne connais pas l’allemand, je suis bien en peine de savoir ce qu’il bonnit. Pourtant, à bien le regarder, j’ai l’impression d’avoir vu des avis de ce genre dans les trains : « Ne pas fumer ! » Ça y est… J’y suis.

Pourquoi ne pas fumer ? Parce qu’il y a dans le secteur des denrées inflammables ou, qui sait, explosives ?

À la réflexion, ces caisses du réduit sont fort susceptibles de renfermer des grenades ou des balles. Mais la voilà, la troisième issue ! Je cours au soldat que je viens de sonner. Il est toujours dans la vapeur et il est probable qu’il y restera jusqu’au Jugement dernier.

Je lui fais les fouilles et je trouve ce que je cherche : une boîte d’allumettes.

Je déchire son pan de chemise et roule dedans l’écriteau. J’y mets le feu et je jette ce tampon enflammé sur la première des caisses. Reste à souhaiter qu’il dégagera suffisamment de chaleur pour faire exploser quelque chose, alors on peut être tranquille, tout sautera. Les essais dans le domaine de l’artifice m’ont assez bien réussi jusqu’à présent, y a pas de raison pour que ça change…

Je n’attends pas que l’effet sur lequel je compte se produise, je rebrousse chemin une fois encore et m’engage dans l’escalier de la cave.

Je n’ai pas descendu quatre marches qu’une détonation sèche retentit, aussitôt suivie d’un chapelet d’autres. La pétarade s’intensifie. Je dégringole le reste des marches. Je tourne à droite de l’escalier où est pratiqué une espèce de renfoncement, et je m’acagnarde dans l’angle du mur. C’est ce qui s’appelle avoir de l’initiative… La construction se met à trembler. On dirait qu’un des typhons de la Jamaïque s’est déclenché dans la taule. Ça chahute vachement dans le secteur ; il y a des explosions qui n’en finissent pas, des secousses, des grondements, des cascades de pierres…

Tout à coup, je pense à la petite Gretta. Si elle y laissait ses os, ce serait par trop injuste, car, en somme, c’est grâce à elle si j’ai pu arriver à ça !

Les explosions continuent un bon moment encore ; puis c’est une sorte de calme relatif, coupé de temps à autre de brèves pétarades…

Je remonte les degrés de la cave. Il n’y a plus de porte et, lorsqu’on y regarde d’un peu plus près, presque plus de maison. On a l’impression qu’un avion est dégringolé dessus. Elle est intacte d’un côté et toute dentelée de l’autre. En tout cas il ne subsiste plus aucun galandage. On entend des cris, des gémissements, des appels… Et, dans le lointain, la corne des pompiers. Ils ne sont pas bileux, ceux de Bourgoin, ou alors ils savent que c’est chez les sulfatés qu’il y a de la casse et ils cirent leurs godasses avant de décambuter.

J’aperçois des bottes dépassant de sous un monticule de gravats. Je tire dessus et je me retrouve avec le cadavre de mon second zèbre, le pourvoyeur en allumettes… Cette fois, il est drôlement achevé, l’ami Fritz ! Ah, je te jure…

Je lui quitte ses bottes et son bénard, puis sa veste. Heureusement qu’il est encore chaud. Moi, quand je travaille dans le cadavre, j’aime m’expliquer avec du malléable…

En un tournemain, je passe ses fringues et enfile ses bottes. Les pataugeuses sont deux fois trop grandes et je pourrais recevoir du monde dedans, j’ai un peu l’air d’aller à la pêche, mais de toute façon je ne suis pas invité à déjeuner chez le duc de Windsor.

Je cherche le casque ; je le trouve un peu plus loin. Il est plus cabossé qu’une voiture d’auto-école ; par veine, il est à ma pointure. Me voici donc déguisé en Frizou ; avec ma gueule barbouillée de raisiné et de poussière, et surtout grâce à la confusion qui règne dans les environs, je n’ai pas besoin de me faire une entorse au cerveau : ils ne me reconnaîtront pas, mes petits camarades de la Gestapette.

Je pose l’une des deux mitraillettes après avoir eu soin de glisser son chargeur dans ma poche ; puis, en rampant, je sors de cette partie des bâtiments.

J’arrive dans le hall ; vous parlez d’un va-et-vient !

Ça remue et ça discute, pardon… Des soldats blessés par la déflagration cavalent en jaspinant. De la façon dont ils s’expriment et compte tenu de la rudesse de la langue allemande, c’est sûrement des jurons qu’ils sont en train de débiter… Des officiers sortent, chargés de paperasses… En levant la tête, j’aperçois un gros nuage noir à la place du plafond, le feu, ce feu indécis provoqué par les explosifs couve quelque part et l’équipe d’étripeurs, tel un campement de fourmis dérangées, se hâte d’évacuer les dossiers.

J’aperçois le major. Il a toujours son carreau dans l’œil et il lance des indications de sa voix calme et sévère. Gertrude passe en courant, comme une folle, une serviette de cuir rouge sous le bras.

Ce que je savoure cet instant, non, c’est rien de le dire… Pour un peu, je demanderais au bistro le plus proche de venir me servir un verre de bière dans ce bouzin, car ces émotions m’ont foutu une telle pépie que je boirais le contenu d’un aquarium, poissons rouges inclus…

Mais je dois songer à une chose plus importante que mon gosier, c’est-à-dire à ma gentille petite peau. De la façon dont ça se goupille, je crois que ça n’est pas encore aujourd’hui qu’elle servira à fabriquer des blagues à tabac.

Je fonce sur un paquet de papelards qu’un soldat a laissé tomber et je me mets à suivre le premier Fritz gradé qui passe. L’un suivant l’autre, nous sortons de la propriété. Il y a une voiture militaire devant la grille et c’est dans cette calèche que ces tordus empilent leurs archives. L’officier qui me précède dépose sa brassée de dossiers, je l’imite. Il se tourne alors vers moi et me balanstique une phrase brève mais énergique ; en guise de réponse je me mets au garde-à-vous. Je n’ai absolument rien entravé à ce qu’il m’a dit, mais le chauffeur de la voiture vient en temps opportun éclairer ma lanterne. Il ouvre la portière avant et, d’un geste, m’invite à prendre place. Je réalise alors que l’officier vient de me commander de convoyer le chargement de papelards.

Le chauffeur démarre vivement ; je laisse flotter les rubans et, comme dit l’autre, « tant pis si la feuille se décolle ». Seulement, l’inévitable se produit, mon compagnon se met à me balanstiquer dans les manettes une vraie tirade. Je me demande comment ils font, les Allemands, pour débiter des phrases aussi longues sans reprendre leur souffle ; si je parlais leur langue — chose que je n’envisage pas, du reste — je commencerais par faire des exercices respiratoires…

Je regarde le collègue d’un air bourru.

C’est un type entre deux âges, rouquin et rougeaud, dont la figure est aussi expressive qu’un fromage de Hollande.

J’articule quelques sons gutturaux, du fond de ma gorge, en lui montrant mon cou. Comme je suis couvert de sang, il fait signe qu’il comprend et il continue son baratin sans se presser. Lui, c’est le genre bavard intarissable. Il s’écoute parler et ça le ravit. Il se charme tout seul ; c’est un onaniste du verbe. Pourvu que je lui adresse, de temps à autre, un petit hochement de caberlot entendu, il est content, ce schpountz.

Au début, j’ai cru que nous allions simplement dans un autre coin de Bourgoin, mais je m’aperçois que nous quittons la petite cité pour foncer sur la route de Lyon.

Où peut-il bien aller, Bonne-Bouille ?

* * *

Les kilomètres s’additionnent sur le cadran. Je constate que c’est décidément bien à Lyon que nous allons. Nous traversons des petits bleds : La Grive, La Verpillière, puis la route devient droite comme une portée de musique à travers une morne plaine, plus morne et plus plaine encore que la morne plaine de Waterloo, lieu où fut consacré l’un des mots les plus expressifs de la langue française.

Sans aucun doute, nous nous rendons à la Gestapo de Lyon pour y déposer tous ces documents. Je ne peux pas m’empêcher de penser avec une pointe de mélancolie que ces paperasses seraient mieux en sûreté encore à Londres. Le major Parkings se régalerait. Seulement, Londres est assez éloigné d’ici, et c’est plutôt coton pour y aller en week-end.

Voilà cette pensée qui me tourneboule sous la rotonde. Vous commencez certainement à me connaître, depuis le temps que nous nous fréquentons, vous devez par conséquent savoir que lorsque j’ai amorcé une idée, on ne peut pas me l’extraire facilement du crâne… Je caresse mon rêve et le voilà qui se met à frétiller de la queue comme un bon toutou. Parkings m’a donné l’adresse d’un correspondant de Lyon. Il m’a dit qu’en cas de pépin je pouvais faire appel à lui sans crainte. Ce serait peut-être le moment de le contacter, le mec, non ?

Ma décision est vite prise, mon plan d’action vite dressé.

La route est rigoureusement déserte devant et derrière nous. Le soleil cogne comme un sourd, c’est midi et les populations sont en train de morfiler leur portion de rutabaga…

Je pose la main sur le bras de Bonne-Bouille.

Il s’arrête de jacter et me considère d’un air interrogateur.

Je me caresse le ventre d’un geste significatif. Il stoppe en bordure d’une haie. Toutes réflexions faites, il descend pour pisser. Juste comme il vient de contourner la voiture je lève le canon de ma mitraillette et je lui ajuste une balle, une seule, dans la calebasse. Le procédé n’est pas tellement élégant, je sais bien, mais, comme disait le père Clemenceau : je fais la guerre. Et, écoutez bien ce que je vous dis : la guerre se fait à coups de saloperies.

Bonne-Bouille fait une cabriole dans le fossé ; en voilà un qui n’aura jamais su ce qui lui est arrivé. Notez que cette tombée de rideau est préférable à celles qui se font dans les chambres closes de la Gestapo.

Je coltine le corps derrière la haie et je prends place au volant.

En route !

Je ne sais pas trop sur quel terrain je m’engage, mais j’y vais de bon cœur.

* * *

Lyon !

Je traverse la banlieue de Bron, puis je fonce sur une avenue rectiligne qui conduit droit au centre de la ville.

Ça fait un bout de temps que je ne suis pas venu dans ce patelin. La dernière fois, c’était pour arroser l’avancement de mon collègue Riffet et on avait ramassé une malle qu’un régiment de déménageurs n’aurait pu décoller de par terre.

Je palpe les fouilles de mon uniforme dans l’espoir d’y dénicher un peu de fric. Effectivement, je découvre quelques marks dans un porte-lasagne et deux billets de cent balles. Il n’était pas aux as, le copain… Il avait, faut dire, peut-être croqué sa pagouze avec une souris. Y a une équipe de délurées dans les bonnes femmes, qui savent s’expliquer avec les fafiots de l’occupant. C’est une sorte de récupération, quoi !

Je stoppe devant le bistro et, avant d’entrer, j’arnouche un bon coup pour vérifier qu’il ne s’y trouve pas de sulfatés. J’aurais bonne mine si l’un d’eux m’adressait la parole. Je ne peux pas jouer au muet jusqu’à perpette.

Mais non, il n’y a personne… Du moins pas d’uniformes.

J’entre et vais droit au comptoir où le patron, une énorme enflure, rince les verres.

Il écarquille les châsses en me voyant, fait des courbettes et, la bouche en chemin d’œuf, se met à me demander ce que je veux boire dans un allemand petit-nègre qui ferait rigoler un tonneau de choucroute.

— Vous êtes Français ? je demande.

Il me répond que oui, d’un air contrit.

— Alors parlez français, je lui dis, c’est la plus belle langue que je connaisse.

Les consommateurs présents se détournent pour rire ; le patron se renfrogne.

— Un grand beaujolais, fais-je.

— Pas de vin, bougonne-t-il.

Je pousse un rugissement qui humilierait le lion de la Metro Goldwyn.

— À Lyon ! Pas de vin ! Non mais vous me prenez pour l’idiot de mon village, petit père…

Il jette des regards éperdus autour de lui.

— Mais… le contrôle économique, bégaie-t-il.

— Ne me racontez pas votre vie, patron, et servez-moi du chouette. On peut téléphoner ?

Du menton, il me désigne la cabine téléphonique, dans l’arrière-salle.

J’y vais après m’être expédié un coup de rouge.

Voyons, Parkings m’avait fait apprendre par cœur le numéro de téléphone du correspondant. Je fais un effort de mémoire ; avec tous ces récents événements, il y a un peu de brouillard dans mon grenier. Je ferme les yeux et me concentre comme l’athlète qui s’apprête à faire un saut de trente mètres. Le central est un nom américain, oui, je me rappelle : Franklin. Pour les chiffres c’était… Voilà, c’était neuf fois huit entre deux huit, soit 87–28.

Je compose ce numéro.

Une voix d’homme dit : « Allô ! »

— Monsieur Stéphane ?

— Oui, qui est à l’appareil ?

— Bons baisers, je réponds.

Un court silence, et la voix dit :

— À bientôt !

Tout est aux pommes, nous avons échangé les phrases de reconnaissance.

— Puis-je vous rencontrer ?

— Facile, arrivez, je tiens un bistro sur la route de Francheville.

Voilà qui n’est pas fait pour me déplaire. Il choisit bien ses correspondants, Parkings.

— Vous ne vous frapperez pas, je suis habillé en vert de gris…

La voix se fait gouailleuse.

— J’en ai déjà vu quelque part.

— Parfait… On peut remiser une voiture dans un endroit sûr ? Une voiture avec un chargement intéressant ?

— Amenez-vous, nous aviserons.

Il me donne son adresse et raccroche.

Je quitte la cabine pour le comptoir.

— Remettez-moi ça, patron.

* * *

Le café de M. Stéphane, c’est plutôt une auberge perdue dans la banlieue coquette. Il y a de la verdure, des jeux de boules, des tonnelles, beaucoup de soleil et des poules qui picorent sous les tables de la salle commune.

Il est seul dans son bistro lorsque j’apparais. C’est un homme d’une cinquantaine d’années portant beau. Il a une bouille d’empereur romain. Remarquez que je n’ai jamais eu d’empereur romain dans mes relations et que je n’en ai jamais rencontré non plus chez mon buraliste habituel, mais je suppose qu’ils devaient avoir la physionomie de Stéphane, les empereurs romains.

Il me regarde entrer d’un air neutre.

— Monsieur Stéphane ?

— Oui.

— Bons baisers…

— À bientôt…

Et il me tend sa main.

— C’est la première fois que j’en serre cinq à un Allemand, dit-il.

— Je ne suis Allemand qu’accessoirement…

— Je m’en doute.

— J’aurais plutôt tendance à être Français, ajouté-je.

Il rit. Puis se fait grave.

— Vous êtes blessé ?

— Des coups de cravache, pour le bas : quant au sommet, c’est une courroie qui m’a un peu entamé la perruque. Je viens de Bourgoin et…

Il pousse une exclamation.

— De Bourgoin ! Vous êtes mêlé au truc qui s’est passé ce matin ?

Je me laisse tomber sur une chaise.

— Les trucs qui se passent à Bourgoin depuis deux jours sont de moi.

— Pas possible ! Vous êtes le diable !

— Pour eux, assez, oui. Mais j’en ai plein les pieds. Je voudrais casser une croûte et me reposer un peu, c’est possible ?

— Pardine.

Je lui raconte mon odyssée. Il m’écoute avec l’intérêt que vous pensez.

— J’ai apporté le chargement de documents, conclus-je, ça peut offrir un certain intérêt, vous avez la possibilité d’expédier tout ça à Londres ?

— Beu…

Je réfléchis cinq secondes.

— Cette nuit, un avion doit venir me prendre dans un champ, du côté de Crémieux, vous ne pourriez pas lui porter les colibards ?

— Si, fait Stéphane ; je vais alerter mon équipe. Nous irons ensemble jusqu’au lieu d’envol, ou bien préférez-vous que nous nous y rendions séparément ?

— Vous irez seul, dis-je, je ne pars pas…

— Vous ne partez pas ?

— Non, on m’a envoyé en France pour y accomplir une mission précise. La fatalité a voulu que je fasse un tas de travaux certainement très utiles, mais pas celui qui m’était commandé, je reste pour l’exécution de ma mission.

— Ce n’est pas prudent ; après un cirque pareil, vous devez être salement repéré…

— Sans doute, mais plus la partie est périlleuse, plus la victoire est belle.

Il hoche la tête.

— Comme vous voudrez, murmure-t-il. Comme vous voudrez, San-Antonio. Je vous apporterai toute l’aide qui est en mon pouvoir.

— Merci.

— Bon. Pour commencer, il s’agit de garer votre voiture. Elle est un peu voyante… Et vous aussi, du reste.

Il passe dans son arrière-boutique et revient en brandissant une clé grosse comme ma jambe.

— Vous allez filer d’ici, car, si l’on ne vous voyait pas ressortir, on trouverait ça suspect et je risquerais d’avoir des ennuis. C’est pourri de mouches dans le coin ! Vous allez rouler en direction de Francheville, à la station de trolleybus il y a un carrefour, tournez à gauche, la route conduit à une grande construction. C’est un séminaire. Une partie est occupée par les Allemands. C’est là que se tient le poste de brouillage.

« Avant d’arriver à la grille du séminaire, vous verrez un petit chemin sur la gauche, suivez-le. Il aboutit à un hangar couvert de tôle ondulée. Le hangar m’appartient. En voici la clé. Vous rentrerez la voiture et vous m’attendrez. Il y a des couvertures dans un coin, vous pourrez en écraser un peu. Au crépuscule, j’irai vous chercher, je vous porterai des vêtements civils…

« Attendez !

Il décroche une « musette » pendue à un clou, derrière la porte et ouvre son frigo. Il y colle une bouteille de pouilly, un morceau de cochon gros comme un ballon de rugby, un pain, un quartier de gruyère et des fruits.

— Ça vous fera prendre patience…

— Merci…

C’est un frère, c’t empereur romain-là !

Je n’ai aucune difficulté pour dénicher le hangar. Il se dresse au bord du ravin, loin de tout. Le coin est tranquille, j’ai croisé en venant des Frisés et des curés, mais ni les uns ni les autres n’ont prêté la moindre attention à la voiture militaire que je pilote (avec un rare brio).

J’ouvre la porte du hangar et je rentre mon carrosse. Puis je vais fermer le vantail et je pousse un soupir si profond qu’à Marseille il passerait pour une bourrasque.

Vais-je enfin pouvoir respirer un instant ?

C’est pas une sinécure que d’être agent secret, moi je vous le dis.

J’attrape la musette au combustible et je cherche les couvrantes dont a parlé Stéphane. Je les trouve, sur une brouette. Ouf ! Ce qu’il fait bon s’asseoir !

Brusquement je sursaute et j’empoigne ma mitraillette. Je viens de voir remuer la bâche à l’arrière de ma voiture.