Au cinéma, dans tous les films policiers à la mords-moi les tifs, y a un type qui biche les chocottes because il voit remuer un rideau ou un truc de ce genre, et c’est toujours un matou qui, total, faisait bouger la tenture. Ici c’est pas du même. S’il y avait eu un greffier dans la calèche, il se serait tout de même manifesté depuis Bourgoin…

Le doigt sur la gâchette, j’attends. Une main soulève la bâche ; hypnotisé je la regarde, et je constate que c’est une main fine, lisse comme du chevreau ; bref, une main de gonzesse.

Voilà la môme Gretta qui apparaît.

Une girafe qui va aux fraises n’est pas plus ahurie que moi. Je la regarde avec des châsses du format soucoupes.

Elle me sourit gentiment, regarde autour d’elle d’un air surpris et murmure :

— Où sommes-nous ?

— Au palais des mirages, je lui fais, d’où sortez-vous ?

— Vous le voyez, de là-dedans.

Voyant que ma surprise est tenace, elle m’explique :

— Je vous ai vu sortir de la villa après l’explosion, je vous ai suivi. J’ai vu que vous preniez place dans une voiture et j’ai couru après, j’ai eu le temps de sauter dedans juste comme elle démarrait.

— Pourquoi avez-vous fait cela ?

— Parce que je me doutais bien qu’avec vous à bord, l’auto n’irait pas au lieu de destination qui lui était assigné.

Elle me regarde, ses yeux bleus ont un je ne sais quoi d’admiratif et d’anxieux à la fois.

— Et je ne me suis pas trompée. J’ai entendu la détonation, en route…

« Vous avez tué le chauffeur, n’est-ce pas ?

— Un peu, oui…

On est là à se branler les cloches en se reluquant d’un air indécis.

— Pourquoi avez-vous faussé compagnie à vos compagnons ? Et d’abord, pourquoi avez-vous glissé le couteau dans ma poche ?

— Parce que, dit-elle, c’est moi la mystérieuse femme au sujet de laquelle vous avez été malmené. Je suis Polonaise et je fais partie du réseau Troïka.

Je pousse une exclamation :

— Oh, crotte arabe ! Vous êtes une fortiche, Gretta.

« Comment vous les avez possédés, les sulfatés ! Ainsi c’est vous qui obteniez les renseignements ?

— La plupart du temps, oui. Mais je servais surtout de relais entre notre groupe d’Italie du Nord et notre centre de Lyon, je travaillais avec les deux hommes à la mort desquels vous avez assisté. L’autre soir, j’ai su que Nicolas était guetté sur la route, avec ses tortues ; je n’ai pu, malheureusement, le prévenir à temps…

Je réfléchis.

— Alors vous allez pouvoir m’éclairer sur le bouzin de Bourgoin. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de bombe téléguidée ?

— Un grand mystère, murmure-t-elle. L’information est arrivée à notre radio — le malheureux qui a été tué par l’explosion de la gare — et il voulait la faire parvenir à ceux de Lyon pour qu’ils préviennent Londres, car nous sommes « cellulés »…

— Je sais tout ça, coupé-je, il m’a affranchi.

— Mais il s’est produit quelque chose, dit Gretta d’une voix sourde.

— Quelque chose ?

Elle pèse bien ses mots.

— Les wagons que vous avez fait sauter étaient vides…

Je fais un saut de dix mètres quatre-vingts.

— Hein ?

— Vides…

— Voyons, fais-je, ça n’est pas sérieux…

— C’était un piège, j’ai appris cela incidemment en surprenant ce matin une conversation entre von Gleiss auquel je servais de secrétaire et Gertrude Kurt. Ils avaient appris — comment ? je l’ignore — que l’information concernant le départ d’Italie du train spécial, via Lyon, avec arrêt de deux heures à Bourgoin, avait été transmise à notre réseau. Von Gleiss en a référé à ses supérieurs, il a été décidé que les wagons voyageraient à vide et que leur contenu serait dirigé vers sa destination par un autre mode de transport. Ils voulaient, ainsi, parer à toutes surprises…

— Les vaches !

Avoir risqué sa peau, avoir bousillé de pauvres mecs pour des clous, vous avouerez que c’est rageant.

Ils m’ont eu, les Frizous. Ils m’ont vachement pris pour un branque ! Si je tenais le von Dugland, je lui ferais bouffer son monocle et je lui arracherais les châsses avec un crochet à bottines…

— Bon, fais-je après un long silence que je mets à profit pour ravaler mon coup de sang, et alors, Gretta, pour quelle raison avez-vous quitté votre poste ? Vous étiez aux premières loges, dans le bureau de von Truc…

— Ça se gâtait pour moi, affirme-t-elle.

— Vous croyez ?

— J’en suis certaine. Gertrude et von Gleiss avaient changé de pièce pour parler. Gertrude, après l’entretien, a ouvert brusquement la porte… J’étais derrière, j’ai fait mine de ramasser des papiers que j’avais jetés à terre pour me servir d’alibi, mais je ne crois pas qu’elle ait été dupe. La preuve c’est qu’elle m’a ordonné de descendre avec elle à la cave pour vous interroger. Cela ne lui ressemble pas. Et comme la scène de…

Elle devient un peu plus rouge qu’un coquelicot.

— La scène de quoi ?

— De… Du baiser… Vous n’avez pas senti que c’était une sorte de provocation ?

— Peut-être bien, admets-je, oui, en effet, maintenant que vous m’y faites songer…

Je lui attrape une aile.

— Conclusion, primo, vous avez bien fait de partir ; deuxio, ils m’ont eu ; troisio, je les ai eus en leur foutant leur fourmilière en l’air…

— Comment ! s’exclame-t-elle, c’est vous qui… L’explosion ?

— L’explosion, c’est moi ! je fais. Une explosion, c’est presque toujours moi. Lorsqu’il y a du foin quelque part, vous pouvez parier le dôme des Invalides contre une chique de tabac que San-Antonio a ramené sa cerise dans le coin.

— Mais comment avez-vous fait ?

— Je vais vous raconter ça, Gretta ; auparavant, on va morfiler le contenu de cette musette. Je ne sais pas si vous avez les mêmes réactions que le gars Bibi, mais les aventures, ça creuse…

Je l’entraîne dans l’angle de l’entrepôt où sont jetées les couvertures du pote Stéphane. J’ouvre la bouteille de vin blanc et, sans plus de chichis nous nous mettons à faire la dînette, Gretta et moi. C’est moins rupinos que le Petit Trianon, mais je donnerais pas ma gâchouse contre celle de Tino Rossi.

* * *

On croque tout en bavardant. C’est reposant comme une partie de manille.

Lorsqu’on a fini, on s’étend côte à côte.

— Dites, je fais à Gretta, ça vous a déplu, ce matin, la fameuse séance de bécots ?

Elle redevient écarlate. Cette souris, je vous l’affirme, est émotive comme une langouste qu’on plonge dans l’eau bouillante.

— Hein ? insisté-je, vous m’en voulez ?

— Ça n’était pas de votre faute, dit-elle d’une petite voix chavirée par la timidité.

— Non…

J’allonge la main et je lui caresse doucement la joue, à cet endroit, près de l’oreille, où les gonzesses ont des petits cheveux fous.

— Et si ç’avait été de ma faute, vous m’en auriez voulu ?

— Je ne crois pas, soupire-t-elle.

Elle est chouïa, cette greluse. Je me lèverais la nuit pour en manger, parole !

— Voyez-vous, petite Gretta, je me sens plein d’indulgence pour Gertrude, malgré ses coups de nerf de bœuf.

— Ah ! s’indigne-t-elle, et pourquoi ?

— Parce qu’elle m’a permis de goûter vos lèvres. Vous savez à quoi elles sont, vos lèvres ?

Elle secoue sa tête blonde.

— À la framboise, je lui dis. Elles sont douces avec un petit goût de fruit sauvage…

Surtout rigolez pas, les aminches. Le premier qui se fend la pipe, j’y mets un ramponneau au plexus. Enfin, bon Dieu, quoi ! Ça ne vous est jamais arrivé à vous de débigocher des conneries à une poupée ?

Me faites pas croire un truc pareil, ou alors je vous prendrais pour ce que vous n’êtes pas, c’est-à-dire pour ces petits messieurs à qui pour demander l’heure on dit : « Quelle heure est-elle ? »

Bref, comme je suis au repos, je fais un doigt de cour à Gretta. Ça vaut mieux que de peigner la girafe, et puis d’abord il n’y a pas d’hésitation à avoir, car je n’ai pas de girafe sous la main, et même si j’en avais une, il n’existe pas d’échelle dans le hangar, alors !

Je lui demande la permission de l’embrasser. Elle me dit que non.

Elle me fait tellement d’effet que même si elle avait dit oui, je l’aurais embrassée.

Je lui fais un de ces cours de langue vivante tel que si je prenais des inscriptions je serais obligé d’embaucher du personnel.

Son corsage est aussi garni qu’une corbeille de mariage dans la bonne société. J’y mets la main, elle laisse agir. Ce qui vous prouve que la timidité d’une donzelle a toujours des limites ; le tout, c’est d’avoir de la patience et d’être diplomate. La femme la plus rébarbative, la plus honnête, la plus prude, se laissera faire la « bête qui monte, qui monte » si on sait lui demander gentiment la permission.

Pour tout vous dire, on ne s’embête pas. Le Stéphane c’est vraiment un zig à la hauteur ; avoir entreposé des couvertures ici, c’est comme qui dirait un trait de génie. Et qui rend, à mon humble avis, autant de services à la pauvre humanité que le vaccin contre la variole.

Gretta, c’est pas une championne du coup de reins ; non, dans un sens c’est mieux que ça ; c’est de la gerce qu’a des dispositions naturelles.

J’aime autant vous dire que le temps ne nous dure pas. Il me semble que je viens tout juste d’arriver lorsque Stéphane radine.

* * *

Il fait une drôle de trompette, l’empereur romain, lorsqu’il m’aperçoit en compagnie d’une dame. Il ne sait quelle attitude adopter, d’autant qu’elle est également en uniforme.

Je fais les présentations. Son visage s’éclaire comme les vitrines de Noël du Printemps.

Je passe les fringues qu’il m’a apportées. Pour Gretta, elle n’a qu’à quitter sa veste et ôter ses bas gris, elle sera de la sorte en civil.

— Beau boulot que vous avez réussi à Bourgoin ! dit-il.

« Vous savez, c’était rudement important comme matériel, ce que transportaient les wagons. Ces messieurs eux-mêmes l’avouent, c’est sur le journal.

Il me tend la feuille du soir. Je lis le papier suivant :

TERRIBLE ATTENTAT EN GARE DE BOURGOIN

Hier après-midi, un groupe de terroristes a fait sauter un train de marchandises sur une voie de garage, à Bourgoin (Isère), tandis qu’on changeait la locomotive. Ce convoi, venant d’Italie, transportait le prototype d’une arme secrète construite en Italie et qui était destinée par la Wehrmacht à la base aérienne de Toulouse. L’attentat a causé la mort de huit personnes, dont sept soldats allemands. Le chef des terroristes, arrêté peu après, est mort dans l’explosion d’un petit dépôt de munitions stockées près de la pièce où il était détenu en attendant son exécution …

Suit toute une ribambelle de salades sur ce geste odieux ; sur la répression de ces bandits à la solde de l’Angleterre, etc.

Je tends la feuille à Stéphane.

— Oui, conviens-je, c’était important. Important au point que, l’attentat étant négatif, les Allemands, qui pourtant soignent leur propagande, préfèrent laisser croire qu’il a été positif.

Je lui fais part des révélations de Gretta.

— Qu’est-ce que tout cela peut bien vouloir dire ?

— Que la plus grosse partie reste à jouer pour nous.

« Vous vous êtes arrangé avec votre équipe pour porter les paperasses à l’avion ?

— Tout est O.K. ; j’ai confié à Barthélemy, un professeur de langues, le soin de grouper un peu les papiers. Il sera là d’une minute à l’autre.

— C’est une bonne idée.

— Qu’allez-vous faire ? s’informe-t-il.

— Retourner à Bourgoin, comme je vous l’ai laissé entendre tout à l’heure.

— Vous n’y songez pas ! s’écrie Gretta, c’est de la folie ; la ville doit être en état d’alerte si on s’est aperçu que vous vous êtes enfui. D’autre part, ils doivent savoir à l’heure qu’il est que leur voiture de documents n’est pas arrivée à bon port et si, comme je le suppose, il y a là-dedans des papiers importants, ils vont remuer ciel et terre…

— Eh bien, ils remueront ce qu’ils voudront. J’ai un premier turbin en perspective : liquider Gertrude, cette fille empoisonne l’Intelligence Service depuis pas mal de temps, ce sera une bonne chose qu’elle avale son bulletin de naissance…

Ils essaient encore de me fléchir, mais lorsqu’une idée me tient, on aurait plus vite fait d’apprendre la pyrogravure à un tigre du Bengale que de m’en faire changer.

— Vous, Gretta, reprenez contact avec votre groupe de Lyon ; quant à vous, Stéphane, passez une radio à Parkings pour lui annoncer que je ne rentrerai pas ce soir, mais qu’il envoie néanmoins le zinc afin de rentrer les documents. Mettez-le au courant de cette histoire de bombe-radio ; n’oubliez surtout pas de lui raconter le détail du faux train. Je vous jure que si nous parvenons à repérer le bon convoi, je le transformerai en feu d’artifice…

Barthélemy gratte à la porte du hangar. C’est un petit bonhomme au nez pointu, chaussé d’énormes lunettes d’écaille. Il est affligé d’un tas de tics et il ressemble à un rat.

Stéphane le met au courant du travail qu’il attend de lui.

— Vous comprenez, finit-il, en matière de conclusion, c’est assez périlleux de véhiculer des papiers de ce genre en ce moment, tâchons d’éviter au moins les paperasses inutiles. Faites un tas à part de tout ce qui n’offre manifestement aucun intérêt : factures, papelards intérieurs, etc. Nous les brûlerons. Le reste, empilez-le dans le tonneau que voici, il est truqué, on peut y fiche du pinard entre les doubles parois, et comme j’ai une licence de transport pour quelques hectos…

Pendant que le petit prof se met au turf, nous filons, à pinces, au bistro de Stéphane.

La nuit est complète. Pas une lumière, le ciel lui-même adopte le couvre-feu, car il est bouché comme un garçon de ferme.

— Belle nuit pour le turbin, apprécie Stéphane.

Il ajoute :

— Vous allez prendre le train pour Bourgoin ?

— Oui…

— Vous avez tort, la gare de Perrache doit être surveillée comme une casserole de lait sur le feu. Nous ferons un crochet en allant à Crémieux et nous vous mettrons à une des stations de la ligne ; ce sera plus prudent, ça boume ?

— O.K.

— On pourrait vider une paire de « pots » en attendant l’heure du départ ?

— On pourrait…

Il y a chez l’empereur romain une arrière-salle aux pommes. Nous nous installons. Gretta contacte par fil son correspondant de Lyon, un autre Polak, si j’en juge au langage qu’elle utilise pour lui parler. Elle raccroche et se tourne vers moi.

— Notre réseau est mal en point, dit-elle, mon camarade me dit que les arrestations se multiplient. Il me conseille de me cacher en attendant.

Elle hausse les épaules.

— C’est facile à dire…

Stéphane intervient :

— La maison est grande, dit-il, si vous voulez rester ici, ne vous gênez pas…

Il a parlé d’un petit ton détaché, mais je ne m’y trompe pas ; Stéphane c’est un drôle de cavaleur qui préfère escalader une gerce bien gironde plutôt que l’Himalaya.

Moi, ça me fait marrer à l’intérieur.

— Acceptez, conseillé-je à Gretta, c’est la meilleure solution…

Faut vous dire que je ne suis pas jaloux. Une souris, c’est une souris, et faut être complètement déplafonné pour vouloir s’en annexer une. C’est en étant exclusif qu’on s’attire les pires ennuis.

Elle fait un signe affirmatif.

— Je vous remercie, murmure-t-elle.

On vide deux nouvelles bouteilles pour arroser ça. Puis Barthélemy arrive. Il dit qu’il en a terminé avec son triage, on a rudement bien fait de déblayer le terrain ; sur tout le lot, ce qui peut présenter un intérêt quelconque peut tenir dans une serviette.

Stéphane qui jaspine un peu l’allemand parcourt ces papiers. Soudain, son attention est attirée par un télégramme daté de la veille.

— Tiens, marmonne-t-il, voilà qui me paraît avoir une corrélation avec votre histoire de wagons. Voulez-vous traduire ce télégramme, Barthélemy ? Je crains que mon allemand soit un peu défaillant.

Le petit rat à lunettes s’empare de la feuille.

— Ça vient de Milan, dit-il.

— Quel est le libellé ?

Il lit :

Matériel V 10 expédié suivant formule 2 Plans, système inchangé

— Tout cela ne nous serait utile que si nous savions en quoi consiste cette formule et ce système, fais-je.

Je prends le menton de Gretta.

— Vous avez des tuyaux là-dessus ?

— Aucun, dit-elle, vous savez, j’étais simple dactylo et je m’occupais du secrétariat intérieur, les choses intéressant le haut état-major ne me sont jamais passées par les mains.

— Pensez-vous que Gertrude soit au courant ?

— Il me semble, oui.

— Parfait, je murmure, alors il va y avoir du sport !