Si Félicie était bousculée par le type qui descend à Bourgoin d’un omnibus déglingué, elle le traiterait de malotru et lui casserait son parapluie sur la hure sans se douter qu’il s’agit de son fils bien-aimé, le très respectable et très vigoureux San-Antonio.

Je me suis livré en effet, chez Stéphane, à une séance de maquillage qui ferait crever de rage Frégoli en personne.

Je porte des lunettes de myope qui me font des châsses de poisson exotique, j’ai les tempes grisonnantes et je suis coiffé d’une casquette de laine, ce qui offre l’avantage de dissimuler mon pansement. Tel que, avec mes fringues honnêtes mais de coupe modeste, j’ai l’air d’un brave Français moyen qui rentre chez lui pour prendre les informations et déplacer des petits drapeaux sur la carte de Russie.

J’ai une carte d’identité toute neuve sur laquelle il est écrit que mon blaze c’est Jean Leroy et que je suis chef magasinier dans une usine d’électricité.

Bref, je m’estime à peut près paré. D’autant plus que j’ai un superbe colt passé dans l’élastique de mon support-chaussette.

Stéphane, qui est le mec le plus démerdard qu’on ait jamais vu en circulation, a téléphoné à un de ses potes qui est coiffeur à Bourgoin, pour lui demander de m’héberger et l’autre, qui n’a rien à lui refuser, a accepté de grand cœur.

Son salon est dans la Grand-Rue. Il est évidemment fermé au moment où je débarque, car il est environ dix heures du soir, mais je n’ai qu’à frapper trois petits coups à la lourde et on m’ouvre.

Le gars qui se tient devant moi a une blouse blanche, il frise la cinquantaine, ce qui ne me surprend pas de la part d’un pommadin ; il a un commencement de calvitie, des dents en or sur le devant du pavage et un gentil sourire de mec qui biche la vie par les cheveux.

— Entrez, me dit-il.

Il me regarde comme on regarde n’importe quoi, sans curiosité, sans appétit. Mon aspect extérieur ne l’intéresse pas. J’aurais une tête de bois ou des sangsues comme boucles d’oreilles qu’il ne sourcillerait pas davantage.

Il m’introduit dans une salle à manger rustique.

— Voulez-vous manger ?

— Non, merci.

— Vous boirez bien un coup ?

— Plutôt deux.

Il ouvre un buffet et sort une bouteille de fine champagne. C’est un genre de lotion qui me botte.

Nous trinquons.

— Paraît qu’il y a du chambard dans votre coquette petite cité ? je demande.

Il hausse les épaules.

— Oh, oui… Les Allemands sont emmerdés par des résistants.

« Alors il y a de petites explosions de temps en temps…

— On fusille des otages ?

— Comme partout, c’est la guerre.

Il a l’air de s’en foutre, qu’il y ait la guerre ou pas.

— Connaissez-vous le docteur Martin ?

— Oui. Un vieil ivrogne ?

— C’est ça. On m’a dit qu’il avait été emballé ces jours ?

— Il paraît, mais on l’a relâché.

J’ai un sursaut de joie. Ça c’est poil-poil, y a vraiment un Dieu pour les saoulots !

Je réfléchis.

— J’aimerais le voir, seulement sa crèche doit être surveillée. J’ai idée qu’on l’a remis à l’air pour qu’il serve d’appât. Comment pourrais-je m’y prendre ? Vous avez une idée, vous ?

— Oui, dit-il paisiblement.

— J’écoute ?

— Mon gosse a les oreillons…

— C’est lui qui le soigne ?

— À partir de maintenant, oui.

Il tourne la petite manivelle du téléphone.

— Donnez-moi le docteur Martin, demande-t-il à la poste.

Quelques secondes. On entend bourdonner à l’autre bout du fil, puis un déclic.

Je saisis le second écouteur. Une voix bourrue que je reconnais aussitôt demande d’un ton rogue :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ici, Adam, fait mon hôte.

— Le premier homme ? demande le toubib.

— Le premier homme du canton, indiscutablement, et peut-être du département, dit paisiblement le merlan.

Il a un rire bref.

— Le coiffeur de la Grand-Rue, docteur. Mon gosse n’est pas bien, pouvez-vous passer ?

— Tout de suite ?

— Le plus tôt possible…

Martin se met à fulminer, il dit que mettre des enfants au monde lorsqu’on vit une époque comme la nôtre est une suprême incorrection ; et que ceux qui ont choisi d’être docteur en médecine devaient avoir dans le cerveau une araignée grosse comme un crabe. Pour conclure il annonce qu’il va rappliquer. Effectivement, il radine un quart d’heure plus tard, la cravate de travers et avec du jaune d’œuf dans sa barbiche.

Adam l’introduit dans la salle à manger.

— Où est l’enfant ? demande Martin.

— Dans sa chambre.

— Alors menez-moi à son chevet, saperlipopette !

— À quoi bon, dit Adam, il dort, et puis les oreillons, vous savez, ça n’est pas un cas désespéré…

— Quelle est cette plaisanterie ?

Jusqu’ici je suis resté assis dans un angle de la pièce. Je me lève et m’approche du docteur.

— Et alors, doc ! je fais en retirant mes lunettes, toujours aussi grincheux, à ce que je vois, hé ?

Il fronce les sourcils et me regarde attentivement, puis un large rire s’épanouit sur son visage.

— San-Antonio ! Par exemple ! Vous ici, mon cher ami…

Je lui flanque une bourrade.

— Drôle de pastaga ! je lui dis. Ils ne vous ont pas trop molesté ?

— À peine… Quelques coups de pied aux fesses… Puis ils m’ont flanqué dehors sans explication.

— Hum, je craignais qu’ils vous fusillent, ils ont coupé des types en quatre pour moins que ça, non ?

— Pour sûr, mais j’ai cru comprendre que ma qualité d’ivrogne était un élément dominant dans leur décision clémente. Voyez-vous, ce sont des gens qui ont le culte de la grandeur, de la force… Leur idéal est en forme de statue équestre, alors ils se désintéressent de ce qu’ils méprisent…

— Pas mal raisonné.

Il me touche le bras.

— Vous avez un fameux culot de revenir dans le pays après tous les tours que vous leur avez joués…

— J’avais envie de revoir Gertrude, figurez-vous.

— Gertrude ?

— L’espionne pour le compte de laquelle je suis en France présentement.

Il a l’air effrayé.

— Vous voulez lui parler ?

— Lui parler… et autre chose. Et je compte encore sur vous pour m’aider, doc.

Il fait oui de la tête.

— Ça ne vous effraie pas ?

— Du tout ! Vous êtes la providence de mes vieux jours, commissaire. Grâce à vous, j’aurai été tiré de cette affreuse monotonie… Que puis-je faire pour vous être utile ?

— Demain, à la première heure, vous irez à la Kommandantur…

— Bon.

— Vous demanderez un entretien au major von Gleiss…

— Oh, oh !

— Toujours d’accord ?

— Toujours.

— Vous lui direz qu’à votre réveil vous avez trouvé un mot de moi, glissé sous votre porte. Vous expliquerez que, désireux de ne plus être mêlé à de sales histoires, vous lui apportez ce mot.

Je tire un morceau de papier et un crayon de ma poche.

— Je vais vous le rédiger.

J’écris :

Cher docteur, pardonnez-moi de vous avoir entraîné involontairement dans une vilaine aventure ; heureusement, cela ne s’est pas trop mal terminé. Je vous demande un dernier service ; si un messager se présentait chez vous de ma part, dites-lui que, grâce à Gertrude, nous savons que le matériel V 10 a été expédié suivant la formule 2. Merci encore .

— Voilà, fais-je en tendant le papier, c’est entendu, n’est-ce pas ?

— Vous pouvez y compter.

— Je ne bouge pas d’ici, vous me préviendrez de la suite des événements ; attention au téléphone ! Votre ligne doit être branchée sur la table d’écoute…

— Je serai prudent, promet-il.

Le coiffeur offre une rincette et Martin se casse, sa trousse sous le bras.

— Brave type, fais-je, lorsqu’il est sorti…

— Oui, dit Adam, un peu dans le cirage, par exemple… Il est misanthrope, c’est une espèce de vieux chnock.

« Vous voulez vous coucher ?

— Si c’est un effet de votre bonté…

J’ai eu une journée chargée, vous en conviendrez. Et puis la petite séance dans le hangar, avec Gretta, c’est un casse-pattes de première…

Adam me conduit dans une gentille chambrette où on aimerait s’enfermer avec une bergère pour passer les vacances de Noël. C’est propre, avec de la cretonne, un lit en cuivre, un parquet bien encaustiqué. Je lui serre la pogne et, en moins de temps qu’il n’en faut à un homme des cavernes pour allumer sa bouffarde avec deux morceaux de bois, je suis dans les torchons, les mains derrière le bocal, le cœur léger comme la conscience d’un marchand de bagnoles.

* * *

Je m’éveille en sursaut, en proie à un cauchemar.

Dans mon rêve, y a un grand type sans yeux qui me court après, le long d’un immense fleuve. Pour lui échapper, je gravis à toute allure les échelons d’acier d’un plongeoir. Mais plus je les escalade, plus il y en a. Cela fait comme une échelle de pompiers en plein développement.

J’ouvre les yeux ; je me sens le corps trempé de sueur et ma petite sonnette d’alarme interne carillonne tant qu’elle peut.

D’un bond, je m’assieds dans mon lit, les tempes battantes. Tout est silencieux dans la turne. Et pourtant, je sais que c’est un bruit qui m’a réveillé. Mais quel bruit ?

Je me lève et vais entrouvrir la porte. Il n’y a pas d’autres sons de ce côté-ci que le double ronflement provenant de la chambre à coucher d’Adam et de sa bonne femme.

Je repousse la porte et m’habille en hâte. Je sais que je ne vais plus pouvoir refermer l’œil.

Il y a un petit réveil sur la table de chevet, son cadran lumineux dit trois heures.

La petite sonnette d’alarme continue à tinter en moi. Je connais son aigre signal, c’est un sixième sens qui déclenche le signal. Il est infaillible. Je sais, je sens qu’il se passe quelque chose…

Je vais à la croisée. Elle donne sur une ruelle. Je vois dans la ruelle des ombres qui s’agitent. Ces ombres appartiennent à des soldats allemands. Ils sont en train de cerner proprement le pâté de maisons.

Je suis cuit. Il avait raison, Stéphane, et Gretta avait raison, et le père Martin avait raison, c’était téméraire de revenir dans ce petit bled. La police secrète devait surveiller mes moindres allées et venues… Ce qui me contriste, dans tout ça, c’est que Adam et les siens vont la sentir passer !

Je quitte ma chambre à toute allure, traverse le couloir et ouvre sans frapper la porte des coiffeurs.

Mme Adam, qui était déjà pieutée lorsque je suis arrivé, est une grosse bonne femme brune. Adam dort du sommeil du juste aux côtés de son tas de viande.

Je le biche par un bras et je le secoue comme un bras de pompe. Il sursaute et ouvre les yeux.

— Levez-vous en vitesse, Adam, ça va barder avant qu’il soit longtemps.

— Hein ! Quoi !

— Les Frizous m’ont repéré et l’immeuble est cerné. Vous n’avez qu’une chance de vous en tirer… Venez.

Sa gerce se réveille à cet instant et demande des explications d’une voix aussi cordiale que celle d’une marchande de poisson marseillaise à qui vous jurez que son colin n’est pas frais.

— Oh, pour l’amour du Ciel, fermez ça ! dis-je sèchement. Ne bougez pas de votre pucier et laissez flotter les rubans. Vous ne m’avez pas vu, compris ?

« Venez, Adam !

En pyjama, les yeux bouffis, il me suit. Il ne demande plus d’explications, il a perdu de sa nonchalance et il est pâle comme un bol de crème fouettée.

Nous dévalons les escadrins et nous nous ruons dans la salle à manger.

— Décrochez-moi ce téléphone et demandez illico la Kommandantur. Dites au type qui vous répondra que cette nuit vous avez reçu la visite d’un homme qui venait de la part d’un de vos amis. Vous l’avez hébergé, mais il vous a paru louche et vous vous promettiez de prévenir la police demain à la première heure. Mais vous venez de vous apercevoir que la maison est cernée et vous craignez qu’il ne se défende.

« Demandez des instructions.

Adam réagit :

— Non, non, balbutie-t-il, ça n’est pas correct, et puis cela ne servira à rien, ils penseront que j’ai agi seulement lorsque je me suis aperçu qu’il était trop tard…

— Faites ce que je vous dis, tout ira bien pour vous et les vôtres.

Il obtempère.

Ça marche d’autant mieux qu’il a les chocottes pour de bon et que cela est perceptible à sa voix.

Au moment où il demande ce qu’il doit faire, je sors mon feu de la jambe de mon pantalon et je vise le gras de la cuisse d’Adam. Je ne tiens pas à lui sectionner l’artère fémorale ! La détonation et le choc le font chanceler.

— Tiens ! Salaud ! je gueule…

Il lâche l’appareil et me regarde sans comprendre.

Alors je lui cligne de l’œil.

— Il vaut mieux huit jours d’hôpital qu’une concession à perpétuité, lui murmuré-je à l’oreille.

Je rengaine mon pétard et me trisse dans l’escalier. En pareille circonstances il n’y a qu’une issue possible : les toits !

Après l’escalier du premier étage, je me lance dans celui du second. La mère Adam qui a entendu la détonation couine comme une lapine blessée. Ses nichons grand format pendent sous sa chemise de nuit comme deux petits sacs de farine.

— Fermez votre sacrée gueule où je vous lâche du plomb dans le lard, grosse vache ! je lui crache au passage.

Elle m’énerve, cette poufiasse ! En la traitant de la sorte, elle saura exprimer à mon endroit des sentiments peu cordiaux.

Elle ouvre une bouche démesurée sous l’effet de l’indignation. Vous pourriez y faire entrer une famille de réfugiés ! Je continue mon escalade. Des coups sourds retentissent à la porte d’en bas. Si je voulais essayer quelque chose, c’était le moment ou jamais, je vous le garantis.

Je me trouve devant la porte d’un grenier, il n’y a pas de clé sur la serrure, je prends un vache élan et je l’embugne. La porte gémit et s’ouvre. Entraîné par ma ruée, je me retrouve les quatre fers en l’air, à l’autre bout du grenier. Un sursaut et je suis sur mes flûtes.

Il y a une tabatière comme dans tous les greniers. Je l’ouvre, m’agrippe au rebord et, grâce à un splendide rétablissement, je me hisse sur le toit. Maintenant, s’agit de repérer la géographie du coin. Le toit est en pente raide et je dois y ramper pour ne pas perdre l’équilibre. Devant moi, à une dizaine de mètres, se dresse dans l’ombre un faisceau de cheminées. Si je peux l’atteindre, ce sera un premier pas de fait vers le salut.

Une balle vient briser une tuile à deux centimètres de mon nez. Je me précipite et j’atteins les cheminées.

Ce qu’il y a de bien dans mon cas, c’est qu’on ne peut me tirer dessus d’en bas car le toit fait une avancée protectrice et, d’autre part, par la tabatière ne peut se glisser qu’un individu à la fois. Le type qui me canarde est engagé à mi-buste par l’ouverture. Je le couche en joue et, dès qu’il a craché le restant de son magasin, je lui place une fève en pleine poitrine. Ça le fait tousser drôlement, mais je suis tranquille, on lui ferait avaler une bonbonne de sirop des Vosges que ça ne le guérirait pas.

Grâce à ces cheminées qui font écran, je me dirige vers l’autre extrémité de l’immeuble. Parvenu là sans plus de difficultés, je fais une grimace épouvantable. La ruelle forme un fossé profond d’une douzaine de mètres et large de trois environ. Au-delà, et beaucoup plus bas, se trouve un autre toit. Je sens un frisson me cavaler le long de la tringle. De deux choses l’une : ou je me fais crever sur mon toit, ou j’essaie d’atteindre celui d’en face. J’opte pour la deuxième solution. C’est un drôle de numéro, les enfants ! Ce qui rend ce saut de trois mètres plus périlleux encore, c’est que le point de départ comme le point d’arrivée est en pente. Si je ne réussis pas à atteindre l’autre rivage de tuiles et à m’y cramponner, c’est le plongeon dans le noir, sur les bouilles des sulfatés.

Drôle d’alternative.

Je me recueille l’espace de dix secondes et je me mets à cavaler vers le vide, lorsque je m’estime parvenu à la hauteur du chéneau, je m’élance dans une formidable détente de tout mon être. Il n’y a pas un poil de mon corps qui n’ait pas participé à ce saut. Je l’allonge encore par des mouvements dans le vide. L’air me siffle dans les oreilles.

Je tombe sur le toit d’en face, à plat. Je n’ai pas le temps de me réjouir d’avoir mis assez de sauce, car je me sens glisser sur la pente. J’ai beau écarter les mains et griffer les tuiles, ces carnes défilent à toute allure sous moi. Et puis je m’arrête net car la pointe de mes targettes s’est piquée dans la rigole de zinc. Je me déplace alors en crabe, c’est-à-dire de profil, en continuant à prendre appui sur le chéneau. D’en bas, du toit d’en face que je viens de quitter, retentissent un concert d’exclamations et des coups de feu. Çà et là, des faisceaux de lampe de poche zigzaguent, mais ils sont trop faibles pour permettre des recherches efficaces. Ces glands-là ont oublié de se munir d’un projecteur, car ils pensaient me cueillir au plume, sans trop de difficultés.

Je contourne la maison sur laquelle j’ai atterri. Me voilà sur le surplomb d’une seconde ruelle. Elle est vide, car elle n’est pas comprise dans le secteur du siège.

Je commence à me dire qu’il y a un peu d’espoir.

Je fais une lente volte-face afin de prendre mieux conscience de ma position. Elle n’est pas brillante. Je continue d’avancer, le dos au toit, et, soudain, j’entrevois le salut.

Pendant le jour, des ouvriers repavent la petite rue que je domine. J’aperçois, en inclinant la tête, un gros monticule de sable qu’un camion a déchargé. Je me place au-dessus de ce tas et je me laisse glisser. Si j’ai mal calculé mon coup je vais me casser superbement la margoulette.

Faut croire que j’ai l’œil, car je plonge, les quilles en premier, comme une fléchette, dans le monticule. Je m’y ensevelis jusqu’à mi-corps.

Et dire que je ne voulais pas croire au marchand de sable, lorsque j’étais mouflet !

Je m’ébroue pour chasser les grains de sable de mes vêtements, puis quitte mes tatanes et, en chaussettes, je me calte, rasant les murs.

La maison du docteur Martin est toute proche. Mon sens de l’orientation infaillible m’y conduit tout droit. Je demeure un long moment à l’abri d’un mur afin d’observer la rue du docteur. Mais je comprends que mes craintes sont vaines, il n’y a personne, c’est-à-dire aucun observateur indiscret, devant le cabinet du praticien.

À moins qu’on n’ait posté quelqu’un dans sa turne, la route est libre. Je peux risquer le paquet. C’est mon occupation favorite.

En quatre enjambées je traverse la rue et je me suspends à la sonnette du vieux poivrot.

On dirait qu’il m’attendait, car la lourde s’entrouvre presque immédiatement.

— Vous ! s’exclame-t-il.

— Oui. Vous n’étiez pas couché ?

— Non, je venais de recevoir un coup de fil ; un accouchement. Vous vous rendez compte ! Il y a de sacrées femelles qui fabriquent des gosses pendant que le monde est à feu et à sang.

Il me regarde.

— Mais que se passe-t-il ?

— La maison du coiffeur est cernée ; grâce à Dieu, et un peu aussi à ma souplesse, j’ai réussi à filer.

— Entrez vite.

Il boucle la lourde.

Nous allons dans la petite pièce du fond, là où les placards regorgent de vieux marc avec des plantes qui y macèrent.

— C’est incroyable ! s’exclame-t-il. J’espère qu’ils n’auront pas l’idée de vous rechercher ici. Restez-y, pendant que je vais accoucher ma bonne femme.

Je secoue la tête.

— Non ? fait-il, vous ne voulez pas rester ?

— Erreur, donc, fais-je, je veux bien rester, mais vous ne sortirez pas d’ici, la brave dame accouchera toute seule. Il n’y avait pas de sage-femme pour accoucher la mère Ève, elle s’est démerdée toute seule et pourtant nous sommes là, vous et moi.

— Vous avez un raisonnement assez spécial, dit Martin en souriant.

Il me fixe attentivement.

— Qu’avez-vous ? demande-t-il.

— J’ai que j’en ai marre, doc.

— De quoi ?

— C’est de qui qu’il faut dire. Marre de vous, monsieur Martin, et de vos saloperies.

— Vous êtes fou !

— Je suis la dernière personne à pouvoir répondre à cette question. Mais fou ou raisonnable, je sais que vous êtes un fumelard de première classe, docteur. Vous êtes un sale petit vieux, pourri jusqu’au cerveau.

— Dites donc ! Commissaire…

— Taisez-vous. L’autre soir, vous m’avez donné l’hospitalité parce que j’apportais un élément trouble dans votre infecte existence et que vous aimez le noir, comme les chauves-souris.

« Je me suis confié à vous. Vous m’avez aidé à découvrir le message et, pendant la nuit, alors que, confiant, je reposais sous votre toit, mis K.-O. par la piqûre que vous m’aviez faite, vous êtes allé à la Kommandantur faire le compte rendu de votre histoire. Vous leur avez porté le papier, vous leur avez proposé de me livrer, mais eux ont voulu tendre un piège, pas à moi, j’étais désarmé, vous le leur aviez dit, mais aux types du réseau qui avaient capté cette information et qui, selon toute probabilité, ne manqueraient pas de tenter quelque chose. C’était une occasion de les démasquer.

« Le matériel secret a été détourné, doc, mais le train a continué son circuit initialement prévu.

« Ils ont laissé s’accomplir l’attentat parce qu’ils pensaient pouvoir intervenir. Mais je les ai eus avec mon coup de la locomotive, ça a fait plus de casse qu’ils ne le supposaient. Ils en ont déduit que j’avais des accointances avec la bande et c’est pourquoi ils m’ont interrogé par la suite.

« Vous, vous aviez pour mission de me récupérer. Vous l’avez fait et comme, même sans arme, j’ai prouvé que j’étais un gars dangereux, vous m’avez saoulé avant de me conduire ici où les vert-de-gris m’attendaient.

« Voilà pourquoi, alors qu’on a fusillé d’innocents otages, vous n’avez pas été inquiété.

« Je me refusais à le croire, malgré les vagues soupçons qui m’effleuraient et j’ai continué à jouer franc-jeu avec vous. Tout à l’heure, en sortant de chez le pauvre coiffeur, vous avez mis les Allemands au courant de ce qui se passait. Et ils ont lancé l’assaut. Une fois encore, je leur ai échappé.

— Pas pour longtemps, grince Martin.

— Il faut toujours dire « peut-être », mon cher.

Je tire mon revolver. Je vois son visage se décomposer, prendre une vilaine couleur grise.

— Non, non, implore-t-il.

— Et vous jouez au grand philosophe, au papa bougon, docteur Martin ; permettez-moi de vous dire que vous n’êtes qu’une bonne vieille merde !

Je le regarde, ma main tremble de fureur.

— Vous tenez à votre vieille peau, hein ?

Il baisse la tête.

— Si je vous donnais une occasion de la conserver, vous seriez fou de joie, hein ?

Il me regarde d’un air avide.

— Vous allez téléphoner aux Allemands, doc, vous leur direz que je leur ai échappé, que je suis venu chez vous, que je vous ai demandé de me prêter votre voiture et que j’ai filé avec. De la sorte ils n’auront pas l’idée de me chercher en ville pendant un bon moment. Vu ?

Il fait signe que oui.

Au moment où il sonne le standard, je lui dis :

— Un mot de travers et je vous étends raide, docteur, vous devez mieux qu’un autre imaginer l’effet que produit une balle dans le ventre…

Il obtient la communication et demande à parler au major von Gleiss. On lui donne satisfaction lorsqu’il a décliné son identité. Ils doivent l’avoir en considération, les Frizous !

Il débite le petit boniment. Von Gleiss lâche des mots rudes et se lance dans un laïus impressionnant.

— Qu’a-t-il dit ? demandé-je au médecin une fois qu’il a reposé l’appareil sur sa fourche.

— Que je ne bouge pas d’ici et que je le prévienne immédiatement s’il y a du nouveau.

— Bon.

Je réfléchis.

— Depuis la destruction de leur repaire, où se sont-ils installés ?

— Hôtel de Grenoble.

— C’est là que vous êtes allé tout à l’heure ?

Il baisse la tête.

— Oui, souffle-t-il.

— Avez-vous aperçu une femme, dans l’entourage de von Gleiss ?

— Oui.

— Comment était-elle ?

Il me fait une parfaite description de Gertrude.

— Très bien.

Je pose les bouteilles alignées sur la table par terre et je m’empare de la nappe.

— Que… que faites-vous ? demande Martin.

— Vous voyez, j’entortille cette nappe autour de mon revolver, de la sorte il ne fera presque pas de bruit.

« C’est un petit truc que nous connaissons dans l’armée du crime… De la sorte on prendra la détonation pour celle d’un bouchon de champagne qui saute. Venant de chez vous, un tel bruit ne peut surprendre, pas vrai, doc…

— Mais…, balbutie-t-il, mais je… Vous…

Puis il crie :

— Non ! Non ! Pas ça…

Je braque l’énorme paquet d’étoffe dans sa direction et je presse la détente.

Il prend la dragée dans la poitrine. Il ouvre le bec et se met à haleter ; je lui mets un second pruneau dans la tête et il tombe enfin, le front percé au-dessus de l’œil gauche.

— Oh merde ! me dis-je en détournant la tête. Voilà qu’on est obligé de buter les vieux à c’t’ heure !