Dans ce putain de métier qu’est le mien, on ne peut jamais s’arrêter. Toujours naissent des éléments nouveaux qui nous poussent en avant à grands coups de tatanes dans le pétrus.

Je prends ma respiration et je regarde autour de moi avec hébétude. Me voici à une voie de bifurcation. Quelle conduite adopter, maintenant ? Me planquer de mon mieux et attendre que ça se tasse un peu pour moi, ou bien attaquer ?

Je vous prie de croire qu’il doit y avoir un fameux pastis sur les routes ! Les Allemands se remuent et arrêtent même les chiens errants pour leur réclamer leurs papiers. Sincèrement, j’estime que, présentement, je n’ai pas plus de chance de m’en sortir que le type qui saute du troisième étage de la tour Eiffel avec un parapluie en guise de parachute.

Que faire ? C’est le moment de se frotter le cerveau à l’encaustique pour faire reluire les idées…

À tout hasard, j’ouvre la porte du cabinet de Martin et j’y jette un de ces regards que les romanciers qualifient de circulaires.

Il y a une blouse blanche à un portemanteau. Je pose ma veste et je la passe. Elle me gêne un peu aux entournures, mais elle me va tout de même. Il y a aussi une calotte ronde d’infirmier, je m’en coiffe : elle me va, Martin avait un gros bocal. Je m’empare d’un flacon de mercurochrome et, en trempant mon doigt dedans, je dessine une croix rouge sur la calotte et sur la manche gauche de la blouse. Puis je remets mes lunettes…

Je jette un coup d’œil dans la glace au-dessus du lavabo ; oui, je crois que ça peut aller, j’ai tout de l’infirmier.

Je m’empare d’une boîte en métal blanc sur laquelle est dessinée une croix bleue. Elle contient un nécessaire complet à pansements.

M’est avis qu’un infirmier en vadrouille ne doit surprendre personne avec tous les coups de ronflonflon qui partent des quatre coins de la ville !

En tout cas, l’heure des hésitations est passée.

Je me cale la boîte sous le moignon et je quitte la cambuse du vieux donneur. En voilà un qui a bien cherché ce qui lui est arrivé. Il répétait sans cesse qu’il buvait pour se souvenir, moi je lui ai offert une tournée qui lui a fait tout oublier.

Les rues sont animées comme un dessin de Walt Disney. Mais le motif et les personnages ne varient pas : ce sont des Allemands qui se remuent. Ils galopent à droite et à gauche, en brandissant des lampes et des pétoires. Une fameuse fantasia, je vous jure !

Moi, je me mets à arpenter le milieu du trottoir d’un air préoccupé.

Un officier m’interpelle :

— Monsieur ! Papires !

Je frappe ma boîte et je secoue la tête.

— Pas papires sur moi, je viens de l’hôpital, on a téléphoné d’envoyer quelqu’un à l’hôtel de Grenoble, il y a des blessés.

Il n’insiste pas.

Je continue mon petit bonhomme de chemin. Un panneau m’indique l’hôtel. Je m’y dirige de mon allure paisible. Il y a deux factionnaires armés de mitraillettes devant la lourde. Ils me barrent la route d’un air aussi peu accommodant que possible.

— Où allez-vous ? articule laborieusement l’un d’eux.

J’emploie le même argument que précédemment.

— On a téléphoné à l’hôpital que quelqu’un était blessé…

Le gars hésite.

— Ausweis ? demande-t-il.

Je hausse les épaules.

— Nein, pas eu le temps, on a dit : « Faire vite. »

Il me regarde, je biche mon air le plus sévère derrière mes carreaux.

— Ouvrez la boîte ! ordonne-t-il.

J’ouvre complaisamment ma boîte. Les petits ustensiles chirurgicaux semblent l’impressionner. Ça impressionne toujours un profane, que ce profane-là soit Allemand, Français, Américain ou Papou.

Le visage du factionnaire s’éclaire.

— Passez, dit-il.

J’entre dans l’hôtel. Il y a des officiers chleuhs dans le hall qui discutent avec véhémence.

Derrière la caisse de la réception, un brave type chauve comme une aubergine remue le contenu d’une tasse de café en faisant des efforts de titan pour se tenir éveillé.

Je m’approche de lui.

— Salut, je fais, il paraît qu’il y a quelqu’un de blessé chez les sulfatés ?

Il prend un air épouvanté.

— Chut ! supplie-t-il, pas si fort, la plupart d’entre eux parlent le français.

— Le français peut-être, je fais, mais sûrement pas l’argot. Allons, frisé, dites-moi où est la blessée.

— Quelle blessée ? fait-il, ahuri…

— Comment voulez-vous que je le sache, bougonné-je, on a dit qu’une jeune femme venait de se couper le poignet avec son verre à dents… Je connais pas vos pensionnaires, moi. Et je m’en porte pas plus mal…

À nouveau, il fait une tête de constipé.

— Gardez vos réflexions pour vous ! murmure-t-il, ils sont à cran depuis deux jours, je n’ai pas envie de finir la nuit contre un mur, moi…

Il fronce les sourcils.

— Avec eux, il n’y a qu’une femme, les secrétaires couchent à l’annexe…

— Eh bien alors, mon poète chevelu, vous êtes complètement décalcifié de la citrouille. C’est sûrement d’elle qu’il est question.

Je me fais péremptoire.

— C’est pas le tout, elle est peut-être en train de saigner, la donzelle, remarquez que ça en fera toujours une de moins… Quelle chambre ?

— 28, dit-il précipitamment, deuxième étage.

Je touche le bord de ma calotte d’un doigt négligent et je m’engage dans l’escalier. Jusqu’ici ça s’est merveilleusement passé, seulement le plus duraille, le fin du fin, le trapèze de haute école reste à faire.

Il s’agit de décider Gertrude à m’ouvrir sa porte ; puis il s’agit de la trouver seule…

Je grimpe les escaliers lentement. J’arrive au second palier, il est désert. Je cherche la porte 28 ; elle se trouve au fond du couloir. Je m’arrête devant et je prête l’oreille. Je ne perçois aucun bruit ; si elle est là, Gertrude, elle est seule ou avec un type qui pionce.

Je m’accroupis et examine la serrure. La clé est dedans et le pêne est engagé dans la gâche. Donc l’oiseau est au nid. Si au moins je parlais allemand !

Tant pis, je dois continuer à foncer, toujours cet engrenage du diable qui vous pousse en avant…

Si une porte s’ouvrait et qu’un de ces messieurs m’aperçoive devant cette porte, dansant d’un pied sur l’autre, il se demanderait ce que je maquille.

Je frappe discrètement.

Rien ne répond.

Je remets la gomme dans le fortissimo. J’entends un soupir puis une voix de femme lance quelque chose en allemand sur le mode interrogateur.

— C’est le garçon, dis-je de ma voix la plus fluette. Monsieur l’officier me charge de vous dire que l’homme que vous recherchiez est arrêté et que si vous voulez le voir, vous deviez descendre dans le petit salon de l’hôtel.

Gertrude pousse une exclamation. Je l’entends sauter du lit.

— Dites que j’arrive, lance-t-elle.

Je réponds :

— Parfaitement, mademoiselle.

Et je m’éloigne de la porte ostensiblement. Mais je radine vite sur la pointe des pieds en prenant bien soin de marcher sur la carpette.

J’extrais mon feu de mon support-chaussette où j’ai pris l’habitude de le planquer et je le tiens braqué en direction de la porte, en prenant soin de le dissimuler aux regards d’un éventuel arrivant avec la boîte à pansements.

Quelques secondes s’écoulent. Elle fait fissa, la môme. Du moment qu’elle croit assister à l’hallali, elle se manie la rondelle.

Elle ouvre la porte brusquement. Elle est vêtue d’une robe de chambre en satin vieux rose et un ruban de même couleur est noué autour de sa tête.

— Bonjour, dis-je gentiment.

Elle fronce le sourcil car elle se demande qui je suis. Je fais un geste imperceptible pour lui montrer le revolver. J’aime autant vous dire que ça lui fait de l’effet. En silence nous nous mettons en marche, moi en avant, elle en arrière. Lorsque nous sommes tous les deux dans la cambuse je repousse la lourde avec le pied et, prestement, je mets la targette.

— Alors, Gertrude d’amour !

J’ôte mes lunettes et mon calot.

— San-Antonio…, balbutie-t-elle.

— Soi-même. Il est gonflé, le bonhomme, hein ma mignonne ?

Elle n’en revient pas. De saisissement, elle se laisse choir sur le lit.

— Ne bouge pas, cocotte, fais-je, je n’ai pas mes yeux dans ma poche.

Je m’approche et soulève son traversin. Dessous, il y a un bath pistolet de fort calibre.

— Veine, dis-je en l’empochant, il y a longtemps que je rêvais d’en avoir un de ce calibre. Il est allemand ? C’est de la bonne camelote, faut reconnaître.

— Que me voulez-vous ? grince-t-elle.

— Je suis un type trop solitaire, Gertrude, j’ai besoin de compagnie.

Elle hausse les épaules.

— Évidemment, fait-elle, il faut que vous vous mettiez à jouer les dégourdis.

Elle récupère vite, la poupée…

— Pardonnez-moi, jolie dame, mais je vais vous emmener faire un tour.

— Vraiment ! ironise-t-elle.

— Vraiment ! renchéris-je.

— Comment ?

— À pied, pour commencer, après… nous aviserons.

Je m’assieds sur le lit à ses côtés. Je passe une main autour de son cou. Le contact la fait frissonner.

— S’il n’y avait pas cette saloperie de guerre, on pourrait signer un pacte d’assistance mutuelle tous les deux, non ?

Elle me tend la bouche.

— N’oubliez pas que je tiens un revolver appuyé contre votre hanche, lui dis-je avant de l’embrasser.

C’est dangereux de se mettre à embrasser une fille pareille sur un lit. On sait comment ça commence, mais on ne sait pas comment ça finit.

Rappelez-vous qu’il me faut une sacrée force de caractère pour lui faire le grand jeu sans lâcher mon pétard. Moi j’aime bien jouer au sifflet dans la tirelire avec une louve. Ça donne de l’agrément à la chose.

Au bout d’une demi-heure nous nous retrouvons assis côte à côte comme précédemment.

— Merci pour votre… hospitalité, Gertrude, lui dis-je en lui cloquant un petit bécot dans l’oreille, vous êtes choucarde quand vous ne jouez plus à l’espionne. Maintenant, pensons aux choses sérieuses. Il faut que je me tire les paluches de ce guêpier. Tous vos boy-scouts me trottent après. Évidemment, ils ne se doutent pas une fraction de seconde que je joue à Casanova en votre compagnie, sans quoi ils voudraient me refaire le coup de Waterloo. Seulement, je ne puis demeurer dans ce patelin plus longtemps. Vous allez m’aider à en sortir.

— Vous plaisantez ?

— Ai-je l’air de plaisanter ?

Je fais sauter le revolver dans ma main.

— Gertrude, je crois vous avoir administré en quarante-huit heures plusieurs preuves de mon savoir-faire. Vous voyez que je suis capable de réussir des exploits qui — soit dit sans me balancer des coups de savate dans les gencives — sortent un peu de la normale, non ?

— Pour ça…, murmure-t-elle.

— Voilà ce que j’ai décidé… Puisque j’ai pu pénétrer jusqu’à vous en qualité d’infirmier, je vais vous faire un pansement soigné. Vous vous habillerez et vous m’accompagnerez. Si quelqu’un nous arrête pour vous questionner, vous direz que vous vous êtes sectionné une veine en tombant avec votre verre à dents à la main. J’aurai mon revolver continuellement braqué dans votre dos. Si vous dites un mot de travers ou si vous essayez quoi que soit, je vous dégringole, ma belle. Ce serait ma suprême ressource et je le ferais de grand cœur, n’ayant rien à perdre.

« À vous de décider.

Elle hoche la tête.

— Et si je marche dans votre plan ?

— Vous n’aurez pas à le regretter.

— Hum, c’est vague.

— C’est tout ce que je peux vous promettre. Décidez-vous, Gertrude, c’est ça ou une fève dans le crâne illico…

Elle soupire.

— Bon… Allons-y.

* * *

Il n’y a plus d’officiers dans le hall lorsque nous descendons, décidément j’ai du vase.

Je lance un clin d’œil au gars chauve de la caisse.

— Mademoiselle est plus blessée que nous le supposions, je préfère l’emmener à l’hosto.

Il formule avec obséquiosité des vœux de guérison.

Je hausse les épaules, ce qui le rend vert de frousse et nous sortons. Les factionnaires rectifient la position en voyant paraître Gertrude, je lui ai foutu le bras en écharpe de façon à ce que, non seulement elle ait l’air blessée, mais aussi qu’elle ne puisse se servir de sa main droite.

C’est ce qui s’appelle joindre l’utile à l’agréable.

Nous sortons dans la nuit humide. Au loin, très loin, vers l’horizon, une barre mauve foncé annonce l’aurore.

Je me souviendrai de cette nuit…

Nous faisons quelques pas.

— Vous avez bien une bagnole à votre disposition ? fais-je.

— Évidemment, dit-elle, mais elle est au garage.

— Eh bien, allons la chercher…

Tout en marchant, je réfléchis. Faites confiance à la matière grise du mec, elle est riche en phosphore. Je me dis que les zigs du garage trouveront sans doute un peu fort de café que ce soit un pétezouille d’infirmier français qui pilote le bolide de la poulette.

C’est un petit détail qui risque de faire échouer mes plans.

Lorsque nous sommes parvenus devant la porte du garage, j’appuie sur la sonnette, et, en attendant qu’on vienne m’ouvrir, je colle à Gertrude le marron le plus meû-meû qu’elle ait jamais encaissé de sa vie.

Elle pousse un gentil gloussement du genre jeune pintade et s’écroule dans mes bras.

Un grand type tondu vient ouvrir la lourde. Il a le faciès d’un gorille qui serait issu du croisement d’un bouledogue avec une lampe à souder. Il me demande ce que je veux dans un français petit-nègre.

Je lui désigne Gertrude.

— La Fräulein blessée… Hôpital, loin… Voiture… Automobile. Gut !

Il examine Gertrude, la reconnaît et s’empresse En un temps record, il sort une Opel du garage et se place au volant.

— Où est hôpital ? demande-t-il.

Je m’installe derrière avec Gertrude toujours dans le cirage.

— Nach Lyon, je fais.

Il les met à toute berzingue. Son os cogne le 100 comme une fleur. Pourvu que ce singe habillé ne nous rentre pas dans un arbre. C’est ça qui serait giron ! Il aurait bonne mine, le San-Antonio, de finir incrusté dans un platane entre deux Allemands…

Mais le gars, s’il n’a vraisemblablement jamais remporté de prix de beauté, a dû décrocher des prix automobiles. Le volant, ça le connaît. Il prend de ces virons, le zig, qui sont d’un grand champion.

En trente-cinq minutes, nous atteignons Lyon. Le jour se lève.

Je donne à l’Allemand l’itinéraire à suivre pour aller chez Stéphane.

— Stop ! je crie, lorsque nous parvenons devant le bistro de notre ami.

L’Allemand s’arrête et se retourne.

— Hôpital ? fait-il, surpris.

Je lui mets un coup de crosse au bas du crâne qui fendrait en deux une boule d’escalier.

Cette sage précaution étant prise, je vais cogner à coups de poing dans la porte du bistro. La tête décoiffée de l’empereur romain ne tarde pas à s’encadrer dans l’une des fenêtres du premier étage.

— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-il.

On ne voit pas ses mains, mais je vous parierais la barbe du négus contre un sucre d’orge qu’il tient une mitraillette.

— Bons baisers ! je lui lance.

— À bientôt, fait-il machinalement.

Il descend ouvrir.

— Et alors quoi ! On ne reconnaît plus les aminches ? je lance joyeusement.

— San-Antonio ! Déjà vous ?

— Vous voyez…

— Rien de cassé ?

— Au contraire. Je ramène une nouvelle voiture, plus ma petite espionne pour faire le bon poids…

Un remue-ménage se fait entendre dans sa casbah.

— Qu’est-ce qui se passe, je demande, y a la foire chez vous ?

— Ce sont les amis de l’expédition de tout à l’heure, ils ont couché à la maison.

— Tout a bien marché ?

— Très bien.

Trois types que j’ai déjà vus en début de soirée, puisque j’ai fait un bout de chemin en leur compagnie, apparaissent.

— Tout va bien, les gars, prévient Stéphane, c’est le commissaire.

— Vous tombez bien, je leur fais, aidez-moi à décharger la bagnole, ensuite que l’un de vous aille la mener le plus loin possible de par ici…

Ils ne demandent qu’à s’employer, ces braves petits. En un clin d’œil. Gertrude et le grand tondu sont rentrés dans le bistro et allongés sur deux banquettes.

— Voilà, dis-je, après leur avoir résumé rapidement la situation, je n’ai pas du tout besoin du chauffeur, celui qui lui trouverait un bon vieux caveau de famille d’occasion me rendrait un fier service.

Stéphane désigne un petit rouquin au nez en trompette.

— Jules est tout désigné pour s’occuper de lui, dit-il.

Jules approuve d’un discret hochement de tête. Il s’approche de l’Allemand.

— Minute, fais-je, j’ai une petite démonstration à faire à madame auparavant.

Car je me suis aperçu que Gertrude revenait de sa croisière dans les pommes.

Je biche Stéphane à part.

— Gretta est ici ? lui demandé-je à l’oreille.

— Oui.

— Allez lui dire qu’elle ne se montre pas jusqu’à nouvel ordre. On peut se manifester bruyamment, ici, sans crainte d’être entendu de l’extérieur ?

— Bien sûr, vous avez remarqué que mon café est isolé.

— Votre copain Jules, c’est un dégourdi ?

— Un terrible, il vous bousille son homme sans broncher, son reclassement après guerre posera un problème.

— Nous n’en sommes pas encore là…

Je fais signe à Jules de me rejoindre.

— Écoute, petit gars, je lui dis, j’ai besoin de produire un, mettons un choc psychologique, sur la souris qui est là. Il faut absolument qu’elle me donne un renseignement important. Puisque tu dois liquider l’Allemand, j’aimerais que tu le fasses avec certains raffinements qui donneront à réfléchir à la donzelle, compris ?

— Laissez-moi manœuvrer, patron.

Il va chercher une carafe d’eau et la vide sur le visage de l’Allemand.

Ce dernier toussote et se réveille. Jules l’assied sur la banquette. J’en fais autant de la môme Gertrude.

— Vous avez fait bon voyage, ma chérie ? je lui demande.

Elle pince les lèvres et son regard flamboie.

— Voilà le programme des réjouissances, je fais. Un avion partira ce soir pour Londres. Vous serez peut-être à bord ; si vous y êtes, vous serez en arrivant là-bas internée en forteresse jusqu’à la fin des hostilités.

« Pour être dans l’avion, il vous suffit de nous dire comment le matériel de la bombe téléguidée est expédié et où il se trouve pour l’instant.

« Vous saisissez ?

— Je saisis, mais je ne puis vous renseigner, dit-elle, j’ignore tout de cette affaire.

— Bon. En attendant que vous recouvriez la mémoire, notre ami Jules, ici présent, va vous montrer ce qu’il sait faire.

Je fais un signe à Jules. Il s’avance sur l’Allemand, un couteau à la main et, lui saisissant l’oreille gauche, la tranche d’un geste précis. Le sang coule de la blessure.

Nous sommes tous très pâles et la gonzesse est très pâle également.

— Je n’aime pas beaucoup ce genre d’opération, dis-je ; s’il ne tenait qu’à moi, cet homme recevrait une balle dans le crâne et tout serait dit ; hélas, ça ne tient pas à moi, mais à vous.

« Êtes-vous décidée à parler ?

Elle ne répond rien.

— Continuez, Jules.

Avec le même sang-froid et, je pourrais dire la même délectation, Jules coupe l’autre oreille.

Je me rends compte alors d’une chose, c’est qu’alors que nous suons à grosses gouttes, Gertrude regarde le prisonnier avec une espèce de louche satisfaction. J’oubliais simplement que cette fille est une sadique. On peut découper le gorille en petits morceaux comme pour l’accommoder en macédoine, elle se régalera.

— Ça va comme ça, dis-je à Jules, va liquider ce type et reviens ; madame ne réagit pas devant la souffrance d’autrui, du moins dans le sens que j’espérais, nous verrons si ces mutilations opérées sur sa personne la laisseront insensible…

Jules quitte la salle en poussant le grand Allemand complètement sidéré devant lui. Il revient peu de temps après en essuyant son couteau avec un morceau de papier journal.

— Vous parlez ?

— Non, dit-elle, faites-moi ce que vous voudrez, Heil Hitler !

— C’est ça, ma belle, il te refilera des étiquettes neuves, ton Adolf !

« Bon, eh bien, Jules, reprends ton petit turf, il paraît qu’on travaille dans le cartilage, ce matin.

La gonzesse pousse un cri aigu. Un flot rouge coule sur son épaule. Jules tient sa jolie oreille entre le pouce et l’index.

— Qu’est-ce que j’en fais ? demande-t-il.

— Donne à mademoiselle, il faut rendre à César ce qui appartient à César, tu sais bien…

Il jette l’oreille sur les jupes de Gertrude. Elle fixe le répugnant débris humain d’un air épouvanté.

— Réfléchissez, dis-je. Vous pourrez vous coiffer de côté, une oreille ça n’est pas encore bien grave…

Elle a des larmes plein les yeux et elle serre les dents pour ne pas gémir.

— Vous parlez ?

— Allez vous faire foutre…, grince-t-elle.

— C’est une fille de bon conseil, sourit Stéphane. Si on lui mettait du sel sur sa plaie ? il paraît que ça cicatrise.

Je commence à en avoir ma claque de cette boucherie. Ce sont des méthodes que je réprouve vachement, mais il y a des circonstances où l’enjeu justifie tout. Je me dis que c’est peut-être des milliers de vies humaines, et de vies innocentes qui dépendent du silence de cette garce.

— Faites comme vous voudrez, dis-je.

Je vais au fond de la salle, là où se dresse le comptoir, j’attrape un flacon sur une étagère, c’est du rhum, je m’en verse un grand verre que j’avale.

Gertrude pousse un cri inouï. Elle est blême et ses lèvres sont exsangues.

Maintenant elle n’a plus d’oreille du tout.

Je m’emporte.

— Idiote ! Vous ne voyez donc pas que ce garçon est capable de vous charcuter jusqu’à demain ? Parlez, nom de Dieu.

— San-Antonio, balbutie-t-elle, je possède incomplètement le français, comment est-ce, ce mot que le général Cambronne…

Elle n’a pas le temps d’achever et glisse évanouie sur la banquette.