Barthélemy et Stéphane fument béatement.
Nous sommes dans la petite propriété de la route de Bourg.
— Je ne comprends pas pourquoi vous trimbalez ce cadavre, dit Stéphane, voici vingt-quatre heures que nous l’avons et, je ne sais pas si vous avez de la cire dans le nez, mais… D’autant plus que, contrairement à ce que vous aviez annoncé aux Polonais, vous ne l’avez pas photographié…
— À quoi bon, dis-je, puisque je l’ai tout de suite reconnu.
— Hein ?
— C’est le professeur Hossaïnem.
— Connais pas…
Barthélemy ôte sa pipe de sa bouche.
— Le savant iranien qui, à Milan, s’est spécialisé dans les recherches aéronautiques ? J’ai lu des articles sur lui dans différentes revues scientifiques d’avant-guerre.
— C’est cela, dis-je. C’est Hossaïnem qui a inventé la fusée sphérique dont les Allemands font si grand cas. Cette fusée n’a pas été construite parce que Hossaïnem est mort. Son corps est le seul témoignage de son œuvre. Nous nous sommes demandé pourquoi ce coffre de faible dimension était transporté avec un tel déploiement de tralala, de wagons, de bateaux, etc. Certes, il aurait été plus simple de le trimbaler par air, seulement un corps est une denrée périssable, si j’ose dire. Dans un incendie, cela se carbonise. Tombant de haut, cela se brise… C’eût été imprudent. Or, les Allemands sont des gens prudents.
— Voulez-vous dire, s’exclame Stéphane, que l’invention du savant est en la possession de son cadavre ?
— C’est exactement l’expression qui convient, mon petit père.
— Mais son corps a été exploré, disséqué… Ses vêtements mis en pièces… J’en ai du reste encore mal au cœur.
Je souris, heureux de pouvoir ménager mon effet.
— Ce soir, je prends l’avion, et j’emporterai un drôle de colibard, je vous le dis.
Tous deux me regardent attentivement.
— Quoi donc ? finit par questionner Stéphane.
— La tête du mort ! Je la prélèverai sur le cadavre, sale boulot en perspective, il y a même une loi qui punit cette sorte de mutilation, mais je ne vais pas m’embarrasser du corps entier alors que la tête seule m’intéresse.
— Voulez-vous dire…, commence encore Stéphane.
— Que même mort, il a son invention dans la tête ? C’est exact. Hossaïnem, qui pourtant était un homme évolué, a mis au service de son œuvre une vieille coutume persane : il s’est fait raser le crâne à triple zéro, s’est fait tatouer sur la tête les formules de sa découverte et a attendu que ses cheveux repoussent. C’est la plus sensationnelle de toutes les cachettes, n’est-ce pas ? Heureusement que j’ai roulé ma bosse un peu partout et que je sais pas mal de choses…
— Formidable ! murmure Barthélemy.
Barthélemy ne songe plus à sa répugnance. Il va au cercueil remisé dans la pièce voisine et s’applique à écarter les cheveux du professeur.
— Exact, fait-il en revenant, il y a bien des tatouages sur ce crâne.
Il me regarde, perplexe.
— Par exemple, je ne comprends pas pourquoi les Allemands prenaient tant de risques en véhiculant ce cadavre, pourquoi ils mobilisaient tant d’hommes et de matériel alors qu’il leur aurait été si facile, soit de transcrire la formule, soit de la photographier ?
— Cette question m’a beaucoup tracassé, dis-je ; aussi j’ai passé la matinée à la résoudre… Pour cela, j’ai potassé de vieux journaux et des revues scientifiques à la bibliothèque municipale. Hossaïnem travaillait depuis vingt-cinq ans en Italie. Juste avant la guerre, il faisait des recherches pour réaliser une fusée sphérique téléguidée. Je me doute que le premier soin des Allemands, au début de la guerre, a été de mettre le grappin sur Hossaïnem. Seulement, ce dernier ne devait pas vouloir mettre sa science au service des nazis. Il a fait traîner les choses. Il livrait peu à peu son invention, mais le point final, la clé de voûte de l’édifice, il la détenait, et il est mort avec son secret inviolé. Les Allemands ont repris ses travaux en Belgique d’où ils préparent une terrible offensive aérienne avec des engins modernes. L’Italie n’étant plus sûre, tout a été transporté Outre-Quiévrain. C’est le lieu idéal pour lancer une fusée nouvelle sur l’Angleterre.
— D’accord, coupe Stéphane, mais le cadavre… Pourquoi ce transport funèbre, comme l’a demandé Barthélemy ?
Je ris :
— Parce que, mes petits gars, les Allemands ignorent la particularité du tatouage crânien.
Mes compagnons sursautent :
— Vous plaisantez !
— Pas du tout. L’objection de Barthélemy est valable, que dis-je, elle nous fournit la preuve de ce que j’avance… Jamais les Allemands, connaissant cette histoire de tatouage, n’auraient promené le cadavre… Ils se seraient en effet contentés de le photographier… D’autant qu’ils sont fortiches sur la question photo. Seulement ils l’ignoraient. Parmi les anciens collaborateurs d’Hossaïnem, il s’en est trouvé sans doute un, de la même nationalité que lui, qui s’est souvenu de cette coutume persane. Mais le bougre est malin et compte s’enrichir. Il n’a pas fait part de ses soupçons aux sulfatés. Simplement, il a dû leur dire que s’ils lui apportaient le cadavre, il se ferait fort de découvrir le secret…
— En ce cas, objecte cet entêté de Barthélemy, pourquoi n’ont-ils pas plutôt emmené l’assistant vivant auprès du mort, plutôt que de véhiculer le mort auprès du vivant ? C’eût été plus facile, non ?
— Barthélemy, mon vieux, vous manquez de phosphates… Les Allemands savent mieux que quiconque que les temps sont périlleux. Réfléchissez : avec la pluie de bombes qui s’abat à chaque minute sur l’Europe, il était plus prudent de faire voyager un mort qu’un vivant. Le mort n’avait de valeur qu’en tant que matière, et le vivant qu’en temps qu’esprit. Le mort pouvait se placer dans un coffre blindé, pas le vivant…
Stéphane est trop sidéré pour pouvoir l’ouvrir.
— Voilà, dis-je, l’heure tourne, je vais bientôt pratiquer la petite ablation dont je viens de vous parler. Un coup de rhum serait le bienvenu.
Je rigole et j’ajoute.
— Si un jour vous inventez une arme secrète, utilisez de préférence à votre crâne un bloc correspondance, les feuillets sont plus faciles à détacher.