Nous sommes tous trois attablés devant une bonne bouteille chez Barthélemy.

— Pas trop de bobo ? demandé-je à Stéphane.

— Non, dit-il, grâce à votre intervention rapide. Je n’ai essuyé, après mon arrestation, qu’un interrogatoire rapide. D’après ce que j’ai cru comprendre, à la Gestapo, ils attendaient une grosse légume car l’affaire est d’importance.

Puis il nous fait le récit de son aventure.

— Je me doutais de quelque chose, ce matin. Une impression… Au lieu d’aller vous attendre comme prévu à la campagne, je vous ai suivi, de loin. Ainsi je les ai vus balancer le coffre du camion en rase campagne. Gretta a ramassé tout le monde. Mon premier réflexe a été de vous prévenir, mais je me suis dit que nous vivions un instant déjà périlleux et qu’une bagarre avec les Polonais — ou soi-disant tels — aurait des effets catastrophiques. Gretta a fait demi-tour. Je l’ai suivie. Elle a roulé jusqu’à un petit pavillon dans les quartiers populeux de Villeurbanne.

— La garce ! grommelle Barthélemy.

— J’ai couru au téléphone, poursuivit Stéphane. Et comme je commençais à vous parler, la porte de ma cabine s’est ouverte, deux types de la Gestapo m’ont cueilli proprement. Je suppose que le numéro de ma voiture a été noté par quelqu’un…

— Certainement, dis-je. Ce qu’il faut faire d’urgence, maintenant, c’est aller voir jusqu’à Villeurbanne. Si les Polaks ne sont pas arrêtés, ils doivent s’y terrer. Ils n’ont pas d’autre conduite à adopter après ce coup de force !

* * *

Villeurbanne est un bled ouvrier qui continue Lyon. Y a une flopée d’usines, de terrains vagues, de quartiers sordides, et puis, y a aussi des gratte-ciel comme à Chicago. Le pavillon où se sont terrés les Polaks se trouve dans une petite ruelle à palissades de bois, à trottoirs de terre et à becs de gaz, situé immédiatement derrière les gigantesques constructions qui le font paraître tout petit, tout rabougri, tout sordide.

C’est une construction à un étage, à la façade lépreuse, dont les volets plus ou moins démantelés sont fermés.

— On va tenter l’assaut, dis-je brusquement.

Le hic, dans cette histoire, c’est que nous ignorons en fin de compte à qui nous avons affaire. Qui sont ces gars ? Pour le compte de qui travaillent-ils ?

— On va leur faire le coup de la tenaille, décidé-je. Stéphane, vous allez sonner carrément au pavillon. Vous jouerez les indignés et demanderez ce que signifie ce manège. Moi, je vais profiter de ce que vous accaparerez leur attention pour entrer en douce dans la carrée. Barthélemy restera ici. De cette façon, si les choses tournaient mal, nous aurions la possibilité de leur prouver qu’il nous reste des concours extérieurs. Compris ?

— Vous êtes un vrai général, approuve Stéphane.

— Et comment ! Napoléon c’était un boy-scout à côté de mégnace !

Je m’élance, attrape le faîte de la palissade et à l’aide d’un rétablissement je le franchis.

Je me trouve alors dans des jardins chétifs au milieu desquels se dressent des petites cabanes à outils.

Je me dirige vers le pavillon des Polaks en me cachant le mieux possible. Il me faut trois minutes pour l’atteindre. L’auto de Gretta est dans la cour. On entend, provenant de la cambuse, un ronronnement de conversations.

Je fais le tour de la construction et je découvre une porte qui n’est pas la porte principale, mais une issue sur une buanderie. Elle n’est pas fermée à clé. J’entre. Ça renifle le moisi dans le secteur. Il y fait frais. Je frissonne : de quoi enrhumer un Esquimau !

Une autre porte, fermée à clé, celle-là, fait communiquer la buanderie au reste du pavillon. J’attends le coup de sonnette de Stéphane avant de travailler la serrure. Celui-ci se produit presque aussitôt. Un silence de mort se fait alors dans le pavillon. On entendrait réfléchir un gardien de la paix… Puis il y a un bruit de pas. Les occupants de la masure se décident à aller ouvrir.

Vite, vite, je prends un couteau et un morceau de fil de fer et je taquine la serrure ; c’est une timide qui se laisse facilement influencer. En moins de temps qu’il n’en faut à un facteur pour siffler un verre de rouge, je suis de l’autre côté de la lourde.

Je me trouve alors dans un couloir. Au bout de ce couloir il y a des pièces, une à droite, une à gauche. La porte de gauche est ouverte et c’est de là que vient le bruit des voix.

— San-Antonio n’est pas ici ? s’informe celle de Stéphane.

— Non, dit Gretta, mais il ne va pas tarder ; il y avait des forces de police sur la route de Bourg, il a préféré faire demi-tour… Il nous a dit de cacher le coffre en attendant qu’il ait pu le faire passer en Angleterre.

— Où est-il ? insista Stéphane.

— Il a dû aller transmettre un message à Londres.

— C’est en effet ce que je vais faire, dis-je en intervenant.

Tous sursautent ! Gretta est très pâle. Je tiens mon feu à la main.

— Alors ? je demande, on fait cavalier seul, à c’t’heure, mes petits canards ?

Les quatre hommes mettent la main à leurs poches.

— Bas les pattes ! Le premier qui joue au con est déguisé en écumoire, qu’on se le dise !

Si vous pouviez voir les bouilles qu’ils font, tous, vous prendriez vite des photos pour les exposer dans le hall d’annonces de Paris-Soir.

— Vous nous avez fabriqués, je continue, et, sans la perspicacité de Stéphane, nous serions chocolats.

Je me tourne vers l’empereur romain.

— Pourquoi doutiez-vous d’elle, au fait ?

— Eh bien, dit Stéphane en fronçant les sourcils, j’ai été profondément surpris par deux choses paradoxales. Gretta demeurait chez moi sous prétexte que son réseau était en pleine déconfiture, et voilà que nous avons besoin d’hommes parlant allemand pour notre coup de main et qu’elle nous les trouve…

— Bon Dieu ! m’exclamé-je, vous parlez d’or… Je n’avais pas pris garde à ce détail.

« Alors ? fais-je à Gretta, je crois que l’heure des grandes explications a sonné, non ? Quel jeu jouez-vous, fillette ?

Elle regarde ses truands.

— Nous travaillons pour le compte d’un allié, dit-elle : l’URSS ; mes camarades et moi sommes des Polonais rouges ; nous voulions que la fameuse invention aille de préférence au gouvernement soviétique, voilà pourquoi j’ai usé contre vous de moyens un peu cavaliers…

Elle sourit.

— Mais nous avons tous comploté et risqué nos existences pour rien, San-Antonio ! Les Allemands ont été les plus forts, c’est vous, c’est nous, qui sommes leurs dupes.

Je la bigle attentivement. Elle m’a tout l’air de me monter un patatraque de première, la gosseline.

Pourtant ses yeux sont paisibles. La déception se lit sur sa frimousse comme sur la gueule de ses potes.

— Regardez ce que contient le coffre, dit-elle.

Je m’approche de la boîte oblongue et j’en soulève le couvercle blindé qui vient d’être forcé.

Stéphane et moi ne pouvons réprimer un mouvement de recul : le coffre contient le cadavre d’un vieillard.

* * *

Je remise mon pétard et je pars d’un profond éclat de rire.

— Assez inattendue, la pochette-surprise, hein, les petits ? On cherche du matériel secret, des plans, je ne sais pas quoi de sensationnel, on monte l’opération la plus formidable dans l’histoire des services secrets, ensuite on se tire la bourre pour se faucher le crapaud et que trouvons-nous dans la tirelire ? Un macchab ! Un bath ! C’est du soi-soi comme calembour. Nom de fichtre, je la raconterai aux enfants de mes petits-enfants, celle-là, au lieu du Chaperon rouge …

Stéphane et les autres ne partagent pas ma bonne humeur.

— Ben quoi, je leur dis, faites pas ces billes… Faut être beaux joueurs, il ne nous reste plus qu’à nous débarrasser du macchab.

— Vous avez examiné le cercueil, oui ? Il n’a pas de double fond ?

— Non, dit Gretta. Et nous avons fouillé le mort. Youri, qui est médecin (elle désigne un de ses pingouins) a vérifié sa dépouille dans les moindres recoins, il ne contient rien ! Il a même poussé les recherches jusqu’à lui donner un coup de bistouri dans l’estomac. C’est un mort de bon aloi… Je me demande ce qu’il faisait à bord du convoi, et pour quelles raisons les Allemands nous l’ont remis…

— Stéphane, dis-je, allez chercher la voiture, vous la rangerez dans la cour et nous y chargerons le défunt. Je voudrais le faire photographier pour tâcher de savoir qu’il s’agit d’un haut personnage ou quoi…

Je prends la môme Gretta par le menton.

— Tu n’étais qu’une petite rouée comme les autres, ma gosse, mais tu as sur les autres l’avantage d’être gentille. Or, les mômes gentilles jouissent d’un privilège : elles touchent le cœur de San-Antonio… Le cœur et tout, quoi ! Ça me ferait plaisir de te revoir après la guerre. Je t’offrirais un cornet de frites, car j’espère qu’à défaut de l’Alsace et des colonies, la pomme de terre frite nous sera rendue ! Allez, bons baisers… et à bientôt.