Nous arrêtons le sinistre fourgon que pilote Barthélemy face à la lourde porte de fer.

Mon camarade actionne le Klaxon sur un rythme convenu ainsi que nous l’a indiqué le gros charognard de la morgue. Ça donne quelque chose dans le genre de « tagada tsoin-tsoin ». Un factionnaire reconnaissant la voiture et le signal vient ouvrir.

Je lui adresse un petit salut cordial de la main. Il y répond par un autre salut.

Tout a l’air de se passer sous le signe de la plus parfaite cordialité.

Nous pénétrons dans une vaste cour où sont rangées plusieurs files de voitures et nous stoppons à proximité d’une petite porte.

Tandis que nous sortons du fourgon la civière destinée au coltinage des pauvres zigouillés, un sous-off s’approche de nous.

C’est une sale tête carrée à l’air mauvais. Il est rouquin, bigleux, chafouin, hargneux. Il tient un énorme trousseau de clés à la main et nous considère avec suspicion.

— Ce n’est pas camarades ? fait-il.

— Non, expliqué-je. Aujourd’hui, camarades, vacances…

Barthélemy intervient en allemand. Il s’exprime très posément et la salade qu’il brade au Frizou semble convenir à celui-ci, car sa touche pour jeu de massacre s’éclaircit.

— Mein Gott ! s’exclame-t-il.

Je ne crois pas me comporter en utopiste en affirmant qu’il sourit.

Il nous fait signe de le suivre et il s’engage dans les couloirs de la bâtisse.

— Qu’est-ce que vous lui avez raconté ? je demande à voix basse à Barthélemy.

Il hausse les épaules.

— Je lui ai dit que les deux types de la morgue avaient fait une petite foire, hier, et qu’ils s’étaient tellement blindés qu’on avait dû les rentrer chez eux dans leur fourgon.

Bon ça. Il est psychologue, Barthélemy ; il s’y entend pour trouver les détails qui donnent le petit fini de la vérité aux mensonges gros comme des éléphants.

Nous descendons un escalier et parcourons une certaine distance dans les couloirs blanchis à la chaux.

Des civils circulent et nous croisent avec indifférence. Le coin n’est pas sympathique du tout. C’est silencieux comme la morgue, avec cette différence qu’on entend parfois, amplifiés par la résonance des couloirs, des cris épouvantables qui me font serrer les poings.

La tête carrée ouvre une porte sur laquelle est peint le chiffre 2. Nous pénétrons alors dans une pièce plus grande qu’une cellule normale. Ce devait être une chambre ordinaire qu’on a transformée en geôle. On a cimenté la fenêtre et blindé la porte. Une petite ampoule électrique nue éclaire crûment une paillasse sur laquelle repose le corps d’un jeune homme. Celui-ci a le visage révulsé par la souffrance et ses yeux éteints sont encore exorbités. Son corps est couvert d’ecchymoses. Je constate qu’on lui a arraché les ongles de la main droite.

Barthélemy et moi nous nous regardons.

On met toute notre rancœur dans cette seconde. Puis, impassibles, nous chargeons le pauvre gars sur la civière.

Barthélemy dit quelque chose au sous-off. Je comprends qu’il lui demande combien de morts nous aurons à emballer ce soir, car l’autre lui répond :

— Drei.

Comme je sais compter jusqu’à dix en allemand, je comprends qu’il a voulu dire « trois ».

En coltinant le mort à la voiture, je chuchote à Barthélemy :

— Il en reste encore deux, n’est-ce pas ?

— C’est cela, oui.

— Donc, nous n’avons pas beaucoup de temps pour manœuvrer. D’après le plan que vous avez en tête, nous sommes loin de la cellule de Stéphane ?

— Non, dit-il ; elle est au même étage.

— Vous êtes prêt à tout, hein ?

— Soyez sans crainte…

On dépose le cadavre dans le fourgon et on revient à l’intérieur des bâtiments, toujours flanqués de notre ange gardien.

Cette fois, il nous conduit à l’autre extrémité de l’étage. Barthélemy me fait un clin d’yeux. Ça veut dire que la cage de Stéphane n’est pas éloignée. En effet, je lis sur une porte le numéro 46 ; or je sais qu’il est dans la cellule 55.

Je regarde derrière moi : personne. Le couloir est désert ; devant, il est obstrué par un mur de brique hâtivement construit pour séparer le quartier des prisonniers de la partie administrative de la prison.

Donc le danger ne peut surgir que d’un seul côté. C’est un avantage suffisant pour que nous risquions le paquet sans plus attendre.

L’Allemand ouvre la porte numéro 49. Il s’efface pour nous laisser passer et reste dans le couloir. Or, pour les besoins de la cause, il est nécessaire qu’il entre dans la cambuse.

Je m’approche du corps qui s’y trouve et que j’estime inutile de vous décrire.

— Démerdez-vous pour qu’il entre ! soufflé-je à Barthélemy.

Barthélemy enregistre à toute vitesse. Je n’ai pas terminé ma phrase qu’il pousse une exclamation et désigne un point du plancher que l’Allemand ne peut distinguer sans s’approcher.

Il entre en demandant ce qui se passe.

J’esquisse un pas en arrière et je lui abats à toute volée mon poing sur la nuque.

Il tombe en avant. Au lieu de le retenir, Barthélemy complète mon travail par un coup de pied dans le visage.

Je prends le trousseau de clés du gardien et je l’enferme dans la cellule en compagnie du mort.

Ceci fait, nous courons jusqu’à la porte 55 et nous l’ouvrons.

Celui qui n’a pas vu la tête de Stéphane lorsque nous apparaissons ne pourra jamais se faire une idée de ce que peut être le visage de la stupeur, de l’ébahissement, de l’écroulement.

Un mot, un seul lui vient aux lèvres ! Celui de Cambronne.

— Ne perdons pas de temps, fais-je. Bon Dieu, Stéphane, allongez-vous sur cette civière, à plat ventre de préférence, de façon à ce qu’un dégourdi ne puisse pas voir votre figure. Et surtout ne bougez pas d’un poil. Rappelez-vous que vous êtes mort. Mort !

Il s’empresse de faire ce que je lui dis et nous le chargeons.

Je peux vous assurer que je passe un des instants les plus pharamineux de ma vie. Circuler librement dans un établissement comme celui-ci, réputé pour sa dureté, en coltinant un ami, c’est une impression que je ne suis pas prêt d’oublier.

Arrivé à l’extrémité du couloir, je jette un coup d’œil en avant. Quelques soldats discutent à l’extrémité du couloir principal.

— Une seconde ! dis-je à Barthélemy, il me vient une idée.

Je laissa là mes brancards et je me dirige vers la première porte qui se présente. Je l’ouvre. À l’intérieur, il y a un homme entre deux âges, d’allure racée. Un intellectuel à n’en pas douter. Il a un œil crevé et une main écrasée.

Je pose un doigt sur mes lèvres.

— Silence, je fais, nous sommes des amis. Nous venons délivrer un homme dont la vie, pour l’instant, représente quelque chose d’inestimable. Mais ça n’est pas une raison pour laisser choir les copains. Voici les clés qui ouvrent les cellules et un revolver. Tâchez de vous débrouiller avec ça. Simplement, je vous demande de compter jusqu’à deux cents avant de tenter quoi que ce soit, vu ?

Il a un éclair d’allégresse dans l’œil qui lui reste et, de sa main valide, il presse le revolver contre son cœur.

— Dieu vous garde, murmure-t-il.

Dieu doit être dans notre clan parce que, en effet, Il nous garde. Sans la moindre difficulté, nous portons Stéphane à la voiture. Nous grimpons sur la banquette avant et mettons la voile. Une fois le portail passé, sans le moindre dommage, je ne puis retenir un cri d’allégresse.

— On les a eus ! On les a eus !

— Et comment ! renchérit Barthélemy. Que faisons-nous maintenant ?

— Conduisez-nous dans une petite rue tranquille. On laissera la bagnole et on ira prendre le tramway séparément.