Barthélemy s’absente une paire d’heures dans l’après-midi pour aller aux nouvelles.

Je mets ma solitude à profit pour en écraser un brin. Écoutez un peu ; j’ai pas plus de sympathie pour vous que pour la grand-mère de Richelieu, mais je vais vous cloquer un conseil tout de même. Lorsque vous vous trouvez devant un problème considéré de prime abord comme étant insoluble, au lieu de vous mettre la Spontex à l’air, allez roupiller et vous verrez qu’en ouvrant les stores vous vous sentirez neuf comme un chapeau de Mme Stève Passeur !

Pour ma dorure, c’est ce qui se produit. Lorsque Barthélemy radine, je comprends que ce petit coup de néant a purgé mon cérébro-spinal.

— Du neuf ? je lui demande…

— Des précisions, rectifie-t-il. Je sais dans quelle cellule est enfermé Stéphane. Or, comme, depuis belle lurette, je possède le plan détaillé de la Gestapette…

— Eh bien, mais, c’est aux pommes, je dis en bâillant si fort que cela établit un courant d’air dans mon intestin grêle.

— Aux pommes, sourit Barthélemy, on peut dire que vous avez l’optimisme chevillé au corps…

— Pour ça, faites-moi confiance, ma mère m’en mettait deux cuillerées chaque matin dans mon cacao…

— Vous avez une idée de ce qu’est la Gestapo d’ici ?

— J’ai une idée générale de la Gestapo en tout cas…

— Oui, reprend Barthélemy, seulement à Lyon elle est plus terrible que partout ailleurs. Lyon ! Capitale de la Résistance.

Je me renverse sur le divan, les paluches croisées derrière le bocal.

— À Lyon, comme partout, les hommes sont des hommes, quelles que soient leurs consignes…

Il me regarde d’un œil intéressé.

— Je ne sais pas si je me trompe, mais j’ai l’impression que vous avez un gentil petit programme en tête.

— Qui sait ? dis-je.

Je réfléchis un instant et Barthélemy respecte ma méditation comme vous respecteriez celle de Lamartine.

— Vous connaissez à fond le topo des locaux ?

— À fond !

— Il y a beaucoup de prisonniers dans votre cirque ?

— Une centaine, mais qui se renouvellent sans cesse, car ça n’est pas à proprement parler une prison, mais un lieu d’interrogatoire.

— Je suppose que ces interrogatoires sont — comment dirais-je ? — très poussés…

— Hélas !

— Il doit y avoir un déchet considérable.

— Mettez une moyenne quotidienne de douze morts et vous serez encore au-dessous de la vérité…

— Ces morts, on les évacue bien, non ? Ils ne les enterrent pas dans la cour de l’immeuble ?

— Évidemment.

— Qui se charge d’eux ?

— L’institut médico-légal. La fourgonnette vient tous les soirs chercher les malheureuses victimes de la journée.

— Et cette moisson s’effectue de quelle façon ?

— Deux types de la morgue chargent sur une civière les suppliciés et les embarquent dans leur annexe des services de voirie, si je puis dire… Une honte !

Je stoppe son indignation, nous ne sommes pas là pour épiloguer sur les errements de notre époque et l’inconscience de nos semblables… Les hommes d’action ne sont pas des historiens.

— Savez-vous si les corps sont entreposés dans une pièce réservée à cet usage, ou bien si, au contraire, ils demeurent dans leur cellule respective ?…

Barthélemy hausse les épaules.

— Je ne saurais vous répondre, mon bon…

Il vient s’asseoir sur le bord du divan.

— Quels sont vos projets ?

— Me substituer au service de la morgue. Il n’y a pas d’autres moyens de pénétrer à la Gestapo et surtout d’en ressortir librement.

— Hum, fait-il, la chose me paraît bien risquée.

— Sans rire ! fais-je gouailleur, vous croyez que je suis ici pour broder des napperons ?

* * *

L’institut médico-légal, que l’on appelle aussi la morgue, entre macchabs, est un grand bâtiment cubique qui s’élève en face du grand hôpital de la région lyonnaise. De cette façon, il peut s’approvisionner directe à la source, l’institut ! Directement du producteur au consommateur. Il a sa dose de viande froide…

On sonne. Un long moment se passe, puis un bonhomme rigolo vient ouvrir. Il ressemble au partenaire de Laurel et Hardy. Il a un crâne aussi peu chevelu qu’une toile cirée, des yeux exorbités, et une paire de bacchantes qui feraient crever de jalousie un grognard de Napo.

— Ce qu’y a ? s’informe-t-il en nous regardant alternativement.

— On peut causer ? je lui fais.

— Ce qu’vous v’lez ? C’est pour reconnaître quelqu’un ?

— Y a de ça… C’est pas reconnaître, c’est connaître, plus simplement qu’on voudrait.

— Connaître qui ?

Je le regarde et je dis doucement :

— Vous, par exemple…

Il pousse un petit cri d’oiseau migrateur.

— Est-ce que, v’ f’tez de moi ? s’enquiert-il.

— Du tout, lui dis-je. Si vous me pratiquiez vous sauriez qu’un bouquin de droit civil n’est pas plus sérieux que moi.

Mon ton lui en impose. Il s’efface pour me laisser entrer ainsi que Barthélemy.

— Voilà, je fais, il paraît que vous êtes un grand patriote : guerre de 14–18, vous avez autant de décorations que Goering. Vous ne demandez certainement qu’à servir votre pays. Tous les héros de la Grande Guerre sont comme ça.

— Vous êtes de la Résistance ? demande-t-il.

— Mieux que ça encore… Nous avons besoin de certains tuyaux.

Il hésite ; mais ma bouille franche et ouverte comme une lettre censurée lui inspire confiance. Lui c’est juste le genre de pégreleux qui ferait des tours de prestidigitation s’il pensait que ça puisse le faire prendre au sérieux…

— Garde-à-vous, je murmure.

Machinalement il rectifie la position et ses moustaches se mettent à palpiter comme si elles allaient s’envoler.

— Nous avons besoin de vous, et nous savons que nous pouvons compter sur vous. En deux mots voici ce dont il retourne : ce soir, tout à l’heure, c’est mon camarade et moi qui allons prendre la place des zèbres qui vont à la Gestapo ramasser les pauvres types zigouillés dans la journée.

Il nous regarde sans comprendre et murmure :

— Non ?

— Si, reprends-je. Vous allez nous mettre en contact avec les gars chargés de la corvée, vu ?

— Oui…

— Peut-on se fier à eux ?

— Je ne sais pas…

— Ils sont ici ?

— Oui.

— Faites-les venir…

Il va à un appareil mural et dit quelques mots dans un cornet acoustique.

— Nous préférons, dans votre intérêt, que vous n’assistiez pas à la conversation, fais-je. Vous ne pourriez pas aller musarder quelque part, dans un coin où vous serez bien en vue ? Un alibi, dans ces cas-là, n’a jamais fait de mal à personne.

Il lui faut deux petites minutes pour bien réaliser le sens de mes paroles. Les pensées s’enlisent dans son caberlot comme dans de la glu.

— Oui, oui, balbutie-t-il brusquement.

Et il les met sans demander son reste.

Je me tourne vers Barthélemy.

— Vous êtes certain qu’on peut se fier à lui ?

— Il paraît, assure mon compagnon. Il a déjà rendu plusieurs services importants aux nôtres. En tout cas, c’est un homme discret…

Comme il achève ces mots, la porte s’ouvre pour laisser passer deux solides gaillards qui ont l’air aussi futé que deux bottes d’égoutier.

Ils nous considèrent d’un air interrogateur.

— Bonjour messieurs, dis-je. Notre visite peut vous paraître insolite, mais nous avons un renseignement à vous demander.

Le plus simplement du monde, je leur expose ma petite idée. Lorsque j’ai fini de jacter, ils se biglent d’un air terrorisé.

— Ça alors…, dit l’un d’eux, vous n’avez pas peur des mouches. C’est un truc à nous faire fusiller tous.

— On camouflerait la chose en agression, promet Barthélemy.

Le plus grand des deux secoue la tête.

— Écoutez, dit-il, si vous alliez tous les jours à la Gestapo pour y faire le petit boulot que nous y faisons, ça vous donnerait certainement à réfléchir… Moi, je tiens à ma peau et je resterai peinard…

— Moi aussi, décrète avec vigueur le second.

Je regarde Barthélemy longuement. Venez pas me dire que la télépathie n’existe pas, car alors je vous fais manger votre slip ! Sans que j’aie eu à lui dire un seul mot, il va pousser le verrou de la porte.

Comme moi, il a compris que dans ce temple du silence et de la mort, nous étions deux petits champions dans notre genre.

Je sors mon feu et le braque en direction des deux pieds nickelés.

— Ce qu’on n’obtient pas par la persuasion, on l’a quelquefois par la force, dis-je.

Les deux mecs se regardent et lèvent les mains.

— Pas la peine, je ricane, on ne joue pas aux marionnettes.

Je m’approche du plus grand et, avant qu’il ait eu le temps de réaliser ce qui lui arrive, je le foudroie d’un coup de crosse à la tempe.

Barthélemy a juste le temps de l’attraper dans ses bras pour lui éviter une chute douloureuse sur le carrelage.

— Tu vois, fais-je au second, nous sommes des types décidés ; les types décidés, c’est comme une inondation : ça ne s’arrête pas facilement.

« Tu vas parler… Juste parler, je ne suis pas exigeant.

Il fait « oui » de la tête.

Ça devient un plaisir que de discuter avec certaines gens lorsqu’on les regarde avec un feu dans les pognes. Ils retrouvent leur vocabulaire, leur mémoire, leur entrain et, pour peu qu’on insiste, le couteau suisse que vous avez perdu l’an dernier en allant à la pêche.

Il m’explique comment s’opère son turbin, ce qu’il faut dire et tout et tout…

En cinq minutes, j’en sais aussi long sur son travail qu’un professeur d’astrologie sur la troisième constellation à gauche du bureau de tabac.

— O.K., tu vas poser ta blouse blanche, j’ai idée qu’elle doit m’aller à ravir.

Il obéit.

— Parfait. Maintenant, puisque tu as l’habitude de déloquer les macchabs, enlève aussi celle de ton petit pote, puisqu’il est dans la vapeur.

— Croyez-vous qu’elle vous ira ? demandé-je à Barthélemy.

— Elle est un peu grande, évalue-t-il, mais avec des épingles on trouve toujours le moyen de faire du sur-mesure.

— Dans ce cas, je crois que nous sommes parés.

Je me gratte le sommet de la théière.

— Qu’est-ce qu’on va faire de vous deux ?…

Ma question fout une pétoche noire au grand duconneau. Il a tellement les chocottes qu’on entend claquer son clavier.

— Monsieur, monsieur, balbutie-t-il.

Sa peau possède une intéressante couleur verdâtre. C’est le ton maison de la cambuse.

J’avise une grille d’ascenseur. Je l’ouvre. Le monte-charge est très bas de plafond, par contre il est très long. On devine que les usagers principaux ont l’habitude de circuler à l’horizontale.

— Entre !

Il pénètre dans la cage. Je le suis et Barthélemy y traîne le pote groggy.

Une odeur fade, l’odeur facilement identifiable de la mort nous prend à la gorge. Du reste, tout sent la mort ici, les murs, les gens et les blouses blanches que nous avons enfilées.

J’appuie sur un bouton ; il n’y en a qu’un et il commande la descente au sous-sol.

On débouche dans la cité du froid. De grands couloirs carrelés de blanc… Des portes de métal, blanches aussi… Un vrai cauchemar, un cauchemar de mort…

Les lourdes sont bouclées à clé. Mais il y a un trousseau passé dans la ceinture d’une des blouses.

J’ouvre la première porte qui se présente ; elle donne dans une chambre froide. Des niches sont aménagées dans le mur ; elles sont fermées par un battant à bascule. Chacune contient un mort. Celles qui sont vides ne sont pas fermées. On peut tirer l’espèce de bassin allongé qui sert de cercueil provisoire et qui coulisse sur des petits rails.

— Voilà qui est parfait, déclaré-je.

Je glisse mon revolver dans ma poche et je balance un parpaing au grand cul d’ail. J’y mets tout mon cœur, toutes mes calories… Le choc me fait mal jusque dans l’épaule.

Il s’endort aussi gentiment que son collègue et nous les couchons l’un et l’autre dans un bassin de zinc.

— Surtout, ne refermez pas les battants, m’avertit Barthélemy. Cela leur serait fatal.

— Ayez pas peur, je lui réplique, tout ce que je leur souhaite, c’est un rhume…

Barthélemy s’ébroue.

— Faites-leur confiance, assure-t-il ; ils l’attraperont !