Barthélemy, qui m’a rejoint, est tout aussi stupéfait.

Nous scrutons la route, derrière nous, mais rien n’apparaît, ni Stéphane, ni Gretta. Pour un mystère, c’en est un, et il vaut ceux de Paris.

— Nous avons été joués par votre douce amie et par ses compagnons, murmure Barthélemy.

Nous nous précipitons d’un commun accord à l’avant du véhicule. Le gars n’y est plus. Nous contournons la maison et nous l’apercevons qui galope, au loin. Ce mec, c’est de la poudre d’escampette. Je mesure son avance : inutile de me lancer à sa poursuite, celle-ci est trop grande pour que j’aie une chance de le rattraper.

— Ça, alors, fais-je.

Je suis drôlement blousé. Y a longtemps qu’on ne s’est pas offert ma tirelire dans d’aussi grandes largeurs.

Barthélemy pince les lèvres.

— Il ne nous reste plus qu’à essayer d’entrer dans la maison pour y trouver des vêtements civils, décide-t-il.

C’est ce que nous faisons. Il y a bien une serrure à la porte, mais je vous ai déjà prouvé que ça n’était pas un obstacle pour moi.

La petite campagne de Stéphane, bien que tout ce qu’il y a de rustique, possède néanmoins un confort discret. Dans la chambre à coucher, nous trouvons des vêtements de chasse. Nous les troquons avec une infinie satisfaction contre nos uniformes vert-de-grisés.

— Je me demande, dis-je enfin à Barthélemy, au bout d’un silence long comme l’avenue des Champs-Élysées, je me demande quelle sorte de jeu joue Gretta. Elle nous a donné des preuves manifestes de sincérité. Alors ?

— C’est incompréhensible, avoue mon compagnon.

Il pince son nez de rat et ajoute :

— Ce que je me demande surtout, c’est ce qu’est devenu Stéphane. Il devait venir nous attendre ici, aura-il été arrêté ?

Il n’a pas fini sa phrase qu’une sonnerie retentit.

Nous sursautons et nous nous regardons avec effarement.

— Qu’est-ce que c’est ? fait Barthélemy.

— On dirait une sonnerie téléphonique…

Nous cavalons dans toute la baraque et je repère l’appareil accroché contre le mur de la cuisine.

Comme j’avance la main pour m’en emparer, Barthélemy me dit :

— Est-ce bien prudent ?

Je hausse les épaules.

— La prudence et moi, vous savez…

Et je saisis l’écouteur.

Tout de suite, je reconnais la voix de Stéphane.

— Dieu soit loué ! s’exclame-t-il, vous êtes là !

— Et alors, vieux, que se passe-t-il ?

Il n’a pas le loisir de répondre. Je l’entends pousser une exclamation. Je perçois distinctement un choc, puis c’est le silence…

Barthélemy, qui avait pris le second écouteur, me considère d’un air lugubre.

Je gueule deux ou trois fois : Allô ! dans l’appareil. Brusquement la sonnerie de tonalité se met à grésiller.

— On a raccroché, fait mon camarade.

Lui-même dépose son écouteur sur sa fourche.

— Ça tourne vraiment mal, on dirait…

— Que pensez-vous qui lui soit arrivé ?

— Oh ! murmure-t-il, le champ des suppositions n’est pas trop étendu : Stéphane s’est fait avoir…

— On pourrait se barrer ? je suggère.

— On le devrait, rectifie Barthélemy.

Sans ajouter un mot nous sortons de la campagne et regrimpons dans la cabine du camion.

— Où aller ? fais-je, si Stéphane est coincé, sa cambuse n’est plus un refuge…

— Allons chez moi, décide Barthélemy en se glissant derrière le volant.

* * *

Mon camarade pioge dans un petit appartement de célibataire, sur les quais du Rhône, près d’un pont.

Nous abandonnons le camion dans les faubourgs de la ville et nous nous tapons le tramway pour regagner sa base.

Une fois chez lui, je me laisse choir dans un fauteuil de cuir ravagé comme les pentes du Stromboli après une éruption.

— Vous n’avez pas par hasard un truc alcoolisé dans un placard ?

Il se la ramène avec un flacon de cognac.

J’en sirote deux ou trois godets, les châsses au plafond.

— Vous qui connaissez Stéphane mieux que moi, fais-je brusquement, vous allez me donner votre opinion sur toute cette histoire, j’ai besoin d’y voir un peu clair…

Il prend place dans un second fauteuil tout aussi minable que celui qui a l’honneur de soutenir mes fesses.

Il s’empare d’un pot à tabac, bourre une pipe et l’allume. Tout ça sans se presser, comme s’il allait nous bonnir une histoire de pêche.

— J’ai la nette impression, fait-il enfin, que nous avons tiré les marrons du feu. Votre petite amie Gretta m’a toujours paru un peu suspecte.

— Vous pensez qu’elle est véritablement nazie, avec toutes les preuves d’attachement qu’elle m’a données ?

— Je ne pense pas qu’elle soit nazie, non… Qu’elle travaille contre l’Allemagne, la chose est dûment prouvée ; mais qu’elle œuvre pour les Alliés, ceci est moins évident.

— Pourtant, commencé-je…

Il retire sa pipe de sa bouche, la bourre avec son pouce et m’interrompt d’un geste.

— Voyez-vous, commissaire, comme tous les hommes d’action, vous ne réfléchissez jamais en deçà des questions que vous avez à charge de résoudre… Et pourtant il y a à réfléchir. Le monde, présentement, paraît partagé en deux blocs. Pourtant, le bloc vainqueur, ou du moins celui dont la victoire se dessine, c’est-à-dire celui des Alliés, se craquèle déjà. Les Alliés ! Le mot contient les drames futurs. Une alliance est plus aisée à rompre qu’à sceller.

— Bon, admets-je, je vois à peu près ce que vous voulez me dire, Barthélemy… Alors la petite Gretta commencerait déjà, au sein de l’alliance, à faire bande à part ?

— Juste.

— Si je ne suis pas trop cuit du côté cervelet, les choses se sont passées de la façon suivante : les copains qui se trouvaient à l’arrière du camion avec le chargement ont balancé celui-ci sur la route lorsque nous avons été sortis de la ville, puis ont sauté à leur tour. Gretta a chargé le total dans le vieil os qu’elle pilotait et l’a conduit en lieu sûr.

— Je suppose qu’en effet c’est à peu près ça…

Je me verse un petit doigt de cognac — dans le sens de la longueur !

— Mais Stéphane… Il devait nous attendre chez lui…

— En ce qui le concerne, fait Barthélemy, je crois avoir compris ce qui s’est passé. Notre ami, sous ses dehors de bon enfant, est en réalité un homme extrêmement prudent. Sans nous prévenir, il a dû suivre Gretta au lieu d’aller nous attendre directement à sa campagne, comme prévu.

— Il y aurait donc eu trois voitures à la queue leu leu ?

— Oui.

— Vous parlez d’une chouette procession ! Et dire que nous ne voulions pas attirer l’attention…

— Justement, Stéphane a, en agissant de la sorte, fait preuve simultanément de prudence et de témérité. Il a pu contrôler, je le pense, les faits et gestes de Gretta ; mais il a été victime de ce contrôle. Nous pouvons envisager deux hypothèses : ou bien les Polonais se sont aperçus de la surveillance dont ils étaient l’objet de la part de Stéphane et ils ont réussi à le neutraliser au moment où il essayait de nous prévenir téléphoniquement ; ou bien ce sont les Allemands qui l’ont appréhendé à temps ; et je pencherais pour cette deuxième solution.

— Ah oui ?

— Oui.

— Peut-on savoir pourquoi ?

— Primo, parce que Stéphane n’est pas homme à se laisser avoir par des gens qu’il surveille. Secundo, parce qu’il est normal de penser que notre coup de main a attiré l’attention d’un certain nombre de badauds. Ils ont vu s’éloigner le camion, d’abord, puis la voiture de Gretta, puis celle de Stéphane et, s’il y avait un dégourdi dans l’assistance, c’est très certainement le numéro de la dernière bagnole qu’il aura noté. Tout bonnement parce qu’il aura eu le temps de réaliser l’insolite des événements et surtout le temps de bien lire ce numéro…

Je fais claquer mes doigts.

— Dites donc, vieux, vous étiez un champion des Nick Carter avant de préparer votre licence…

Il sourit.

— Je suis un esprit pondéré, voilà tout.

Je me lève et fais le tour de la pièce en me triturant les doigts.

— Comment pouvons-nous savoir ce qu’il est advenu de notre pauvre Stéphane ?

— Si ce sont les Allemands qui l’ont coiffé, la chose n’est pas difficile…

— Vous avez des antennes à la Gestapo d’ici ?

— J’ai mieux que cela…

Il attire à lui l’appareil téléphonique et compose un numéro.

— Allô ! Pourrais-je parler à M. le major Wonitz, demande-t-il…

On doit lui dire de patienter un instant car il met la main sur l’émetteur et me regarde en souriant.

— Qui est ce major ?

— Un brave type d’origine alsacienne qui est un antinazi fervent. Il occupe un poste de dernière zone à la Gestapo, mais il m’approvisionne en paperasses, tampons, faux ordres et renseignements divers…

— Allô ! dit-il soudain, major Wonitz ?

Il jacte en allemand pendant un court instant. Puis il pose l’appareil et se tourne vers moi.

— Stéphane est aux mains de la Gestapo, fait-il. Ils l’ont eu dans la cabine d’un bureau de poste de Villeurbanne.

— Bon, fais-je, j’aime mieux cela…

Il sursaute.

— Vous, alors, vous avez de ces reparties inattendues…

— Mais oui, je préfère cette solution. De la sorte nous savons où il est, ce qui est tout de même un avantage. Et puis, je préfère le savoir dans les mains de gens qui ont quelque chose à lui faire dire, plutôt que dans celles de gens qui ont quelque chose à lui faire oublier… Vous saisissez ?

C’est à mon tour de marquer un point.

Il y a comme de l’admiration dans les yeux de Barthélemy.

— Qu’allons-nous faire ? demande-t-il.

— Essayer de le sortir de là…

Et comme il a un geste d’incrédulité, j’ajoute :

— Stéphane est le dernier lien qui nous rattache à cette vacherie de fusée ; il ne faut pas que ce lien soit tranché, Barthélemy…

Barthélemy approuve du chef.

— Vous avez raison, murmure-t-il…

Il vide sa pipe au-dessus d’une potiche fêlée et répète comme s’il essayait de se convaincre lui-même :

— Il ne faut pas…