Je ne sais plus quel endoffé a écrit quelque part que les bords de la Saône, dans les environs de Lyon, dépassent en beauté les plus baths coins de l’Île-de-France. Il n’était pas plus crétin que ça, le mec en question, et y en avait autant dans sa pensarde que dans un tube de pâte dentifrice.
La Saône est verte, d’un beau vert profond et chatoyant. Le soleil y met des grandes traînées d’argent et un petit zéphyr en caresse la surface. Vous vous rendez compte de ce que mon tempérament poétique est capable d’accoucher ? Il sait manier la lyre, le bonhomme, non ? Moi, Lamartine il ne m’épate pas, je lui rendrais des points si nous faisions un concours…
Je descends de ce tramway qui remonte la Saône et qu’on appelle à Lyon le Train bleu. Je tiens à la main une valise bourrée d’explosifs.
Si jamais un des soldats qui occupent les abords de l’écluse me demande de l’ouvrir, ça va faire un drôle de foin !
L’écluse est là, sur la gauche, bien gardée, je vous prie de le croire. Je m’en approche, le plus possible, l’air innocent. Les Allemands froncent les sourcils en me voyant avancer. Il y a gros à parier que je vais me faire interpeller si Stéphane n’entre pas en jeu. Heureusement, le voilà. Il débouche à bicyclette et me frôle.
— Eh dis donc, tordu ! je lui lance, tu peux pas faire attention ?
Il freine et se retourne.
— De quoi ! qu’il fait, monsieur a des rognes ?
— Alors, on écrase les gens sans rien dire, maintenant.
— Où que t’as vu que je t’ai écrasé, hé, paumé ? Et même que je t’aurais écrasé, écoute voir : ça ferait un beau melon de moins dans les parages !
— De quoi ! je hurle en posant ma valise à terre.
Du coup, les vert-de-gris sont intéressés par l’algarade et se rapprochent.
Spectacle permanent. On va leur en fiche pour leur argent.
— Tu veux me causer de près, dit Stéphane en descendant de vélo et en se rapprochant.
— Malpoli !
— Connard !
— Répète !
— Tu la veux, ma main sur ta sale gueule, dis, pour voir, tu la veux ?
Les Allemands se tordent de rire.
Moi je m’avance vers le vélo de Stéphane et je balanstique un coup de pinceau dans les rayons.
— Regarde ce que j’en fais, de ton clou, fesse de rat !
Il pousse un rugissement d’indignation.
— Tu vas me le payer ! Un vélo quasiment neuf !
— Neuf ! Tu l’as trouvé aux ordures, là où ta mère t’a trouvé toi-même !
— Répète !
— T’es donc sourd, par-dessus le marché ?
Il se jette sur ma valise et l’empoigne, puis il fend la foule hilare des Allemands.
— Tu vas voir où qu’elle va nager ta valtouze, espèce de pourri !
Les soldats qui ont compris s’écartent pour le laisser passer. Moi je fais semblant de m’agripper après lui, mais il me décoche un coup de pied en vache et je me roule par terre en hurlant. Stéphane court jusqu’au bord de l’écluse et y balance ma valise, le plus près possible des lourdes portes immergées.
Il se retourne alors et éclate de rire.
— Ah salaud ! hurlé-je en me relevant. Je vais te casser la tête.
Il fait semblant de prendre la pétoche et se tire en courant. Je le poursuis. Du coup, les Allemands se frappent les cuisses. Ils n’ont jamais rien vu de plus cocasse et ils se promettent d’écrire ça à leur famille. C’est trop drôle. Il n’y a décidément qu’en France qu’on assiste à des trucs de ce genre.
Nous parcourons plus de deux cents mètres, nous débouchons sur le pont léger qui traverse la rivière et nous forçons l’allure. J’aperçois les soldats qui nous montrent du doigt en nous criant des encouragements.
Puis je n’aperçois plus rien, je n’entends plus rien car l’explosion a rendu mon ouïe insensible et a brouillé un instant ma vue. Une trombe d’eau jaillit du cours d’eau.
Stéphane se retourne.
— On les a eus ? crie-t-il.
— Et comment !
N’empêche que cela ne représente que la plus petite partie du programme. Nous avons encore du tapin en perspective.
À vive allure, nous achevons de traverser le pont. À l’autre extrémité il y a un lourd camion dont les plaques de police sont allemandes.
Gretta, qui a revêtu son uniforme de souris grise, est au volant. Personne à l’horizon. Stéphane et moi nous nous hissons à l’arrière du lourd véhicule. Cinq camarades de la jeune fille sont là, vêtus en soldats allemands ainsi que je leur ai prescrit hier au soir.
Je passe rapidement l’uniforme que j’avais lorsque je me suis présenté chez Stéphane pour la première fois.
— Il faut combien de temps pour retourner sur la rive que nous venons de quitter, par le prochain pont ? je demande.
— Vingt minutes environ, me répond Stéphane. Barthélemy nous attend à Vaise.
— Ce sera très bien, ne perdons pas le temps.
* * *
Barthélemy est vraiment un grand bonhomme. Ce petit être furtif qui ressemble au naturel à un rat, s’est complètement évadé de sa personnalité. C’est un véritable officier teuton que nous chargeons à Vaise. Il est sec, hautain, sévère. Il a troqué ses lunettes contre des lorgnons qui lui donnent l’air d’un savant. Il a des gants gris et il fait claquer ses doigts en parlant pour ponctuer ses phrases.
Stéphane et moi n’en croyons pas nos yeux.
— C’est du grand art, lui dis-je.
Il me toise d’un œil glacé. Du coup j’éclate de rire.
— Vous avez les papiers ?
— Certainement, répond-il plus que sèchement.
— Bon, dis-je à Stéphane, maintenant descendez, vieux, nous allons faire comme la vieille garde : entrer dans la fournaise.
Il me serre la main.
— Je vous dis merde.
Tout à l’heure, en longeant la rivière, j’ai repéré le convoi qui forme notre objectif. Il se compose en effet d’une péniche automotrice d’assez faible tonnage, laquelle est précédée d’un bâtiment de guerre très léger qui tient de la vedette armée. Derrière, à deux cents mètres, une seconde canonnière suit la péniche. Ainsi encadrée, elle peut soutenir un combat naval.
Le cortège est encore fort loin de l’écluse que nous venons de faire sauter. Là-bas, à l’île Barbe, ce doit être l’affolement. Il va falloir un certain temps avant que les autorités soient informées de l’attentat et surtout avant qu’elles n’établissent un rapprochement entre lui et le train de bateaux… Mettons que nous ayons une petite heure de flottement, je puis logiquement compter sur encore trente minutes. Je me tourne vers celui des copains de Gretta qui parle le meilleur français.
— Vous êtes prêts, tous ?
— Absolument prêts, fait-il, soyez tranquille sur ce point, monsieur.
— Chacun a bien saisi ce qu’il doit faire ?
— Oui.
Par endroits, le quai comporte des dérivations en pente douce conduisant à la berge. Nous dépassons le convoi et nous descendons au bord de l’eau.
Nos hommes descendent. Je me glisse parmi eux et nous nous alignons sur deux rangs au bord de la flotte. Barthélemy se met à faire les cent pas d’une démarche d’automate. Je crie au type qui est resté au volant :
— Manœuvrez le camion de manière à ce qu’il soit orienté vers la dérivation, ce sera du temps de gagné…
Il obéit.
Cinq minutes s’écoulent, infiniment longues pour moi. J’ai les mains moites. Si je pouvais agir moi-même, je ne ressentirais pas cette nervosité, mais de n’être qu’un acteur de seconde zone au moment de risquer le paquet, cela me fait cailler le sang. Voilà ce que c’est que d’être réfractaire aux langues étrangères. Si j’avais appris l’allemand au lieu d’attraper des mouches au collège, et si l’ayant appris je m’étais perfectionné, je serais en mesure aujourd’hui de faire tout seulard mon petit numéro. Enfin, Barthélemy m’a l’air bien parti.
La première vedette arrive à notre hauteur.
Barthélemy porte un sifflet à ses lèvres et en tire un son aigu et prolongé qui ne manque pas d’attirer l’attention des passagers du bateau. Tout en sifflant, il décrit un grand geste.
Il se fait un remue-ménage à bord. Puis, comme notre ami continue ses gestes, la vedette se rapproche légèrement de la rive. Un officier demande à Barthélemy ce qui se passe (c’est du moins ce que je suppose) et Barthélemy se met à débiter un grand laïus en brandissant ses papiers truqués.
Il leur dit que l’écluse vient de sauter et que le haut commandement de la place a décidé que le matériel poursuivrait son chemin par fer, qu’en attendant nous devons le transporter à la Kommandantur…
Du coup, le barbu accoste. L’officier, un jeune type athlétique, descend et s’empare des papiers de Barthélemy. Il les examine attentivement, les lit, les relit, hoche la tête puis parlemente avec notre faux officier.
D’un coup d’œil, j’interroge mon voisin d’alignement et il me fait signe d’un autre battement de paupières que tout gaze aux pommes. J’en ai une bouffée de bonheur dans la poitrine !
En effet, le jeune commandant remonte à son bord et lance des instructions. La péniche qui suit accoste.
Barthélemy me jette un rapide regard. Il est anxieux. Et je vais vous dire pourquoi nous sommes anxieux lui et moi, c’est que nous ignorons tout du matériel transporté; par conséquent, nous ne savons pas si le volume dudit matériel n’est pas à ce point important que nous ayons immédiatement l’air suspects en prétendant l’emporter dans un camion, vous comprenez ?
Maintenant que les papelards nous ont ouvert les lourdes de la réussite, cette inconnue peut tout mettre par terre.
Lorsque la péniche a accosté, la séance recommence avec son commandant, cette fois.
Enfin il est d’accord. Il crie des ordres. Ce qu’ils peuvent gueuler dans cette armée allemande, c’est rien de le dire.
Barthélemy lui pose une question, je comprends qu’il s’agit d’une question, car l’officier secoue négativement la tête.
Il grimpe sur son rafiot. Nous demeurons provisoirement isolés sur la berge.
Barthélemy se tourne vers moi.
— Ça ne boume plus ? je lui demande.
— Si, au contraire…
— Pourquoi le commandant de la péniche a-t-il secoué la tête ?
— Je lui ai demandé s’il voulait que mes hommes aident au transbordement. Il paraît que non…
Nous patientons encore plusieurs minutes, je me sens fébrile à hurler. Pourquoi ont-ils repoussé la proposition de Barthélemy ? Ont-ils flairé du louche et ne sont-ils pas en train de communiquer par radio avec le haut commandement ?
Mais non, un petit cortège apparaît sur le pont de la péniche, surgissant par l’écoutille.
Ce cortège se compose de quatre hommes charriant un coffre plus long et moins large qu’un coffre-fort. Le commandant guide les porteurs jusqu’à notre camion. Ils hissent leur chargement sur le plateau du véhicule et s’en vont après nous avoir adressé quelques mots auxquels mes compagnons répondent par des exclamations joyeuses.
Après quoi, le commandant va à Barthélemy ; ils ont un bref colloque, Barthélemy lui remet ses fausses paperasses. Ils se saluent militairement et Barthélemy, toujours plus strict, plus prussien que jamais, aboie un ordre ; les copains polaks se précipitent dans le camion, lui-même se hisse sur le siège avant aux côtés du chauffeur. Je le rejoins ; à trois, nous sommes un peu serrés, mais ça n’a pas d’importance.
Le camion grimpe la butte accédant au quai. J’aperçois Gretta au volant d’une voiture conduite intérieure. Une grande Renault familiale qui a servi à amener la bande de Polskis à pied d’œuvre. Il a été convenu qu’elle suivrait le camion de loin avec la voiture, afin de nous secourir s’il survenait quelque chose au camion au cours d’une chasse possible. Cette dernière idée est d’elle, moi je ne voulais pas qu’elle participe au coup de main, mais on ne peut pas faire voir un fusil à une chienne de chasse sans qu’elle se mette à vous suivre.
Lorsque nous avons franchi une certaine distance, je frappe l’épaule de Barthélemy.
— Dites donc, vieux, on les a opérés vilain, les Frisés… Cette fois c’est du « jusqu’au trognon » ; mais comment se fait-il que le matériel soit si réduit. Je suis inquiet…
Il hausse les épaules.
— Vous avez tort, si les Allemands avaient flairé la moindre supercherie, ils nous auraient arrêtés, ils étaient en force…
— Mais sapristi, pourquoi mobiliser un train complet et trois bâtiments alors qu’un avion ou même une automobile auraient suffi à véhiculer ce coffre ?
— Oh ! vous savez, dit-il, ils ont le goût du kolossal chez eux…
* * *
Le voyage s’effectue sans encombre. Nous avons convenu avec Stéphane que nous mènerions le camion dans une petite propriété qu’il possède en pleine campagne, sur la route de Bourg-en-Bresse. C’est désert et nous pourrons le décharger et planquer la camelote en toute sécurité. Barthélemy connaît l’endroit et guide le conducteur. Nous mettons une petite demi-heure pour accomplir le trajet. J’ai l’impression que nous avons une sérieuse avance. Il ne s’agit pas d’une attaque mais d’un enlèvement en douceur. Les autorités allemandes n’apprendront peut-être ce qui s’est passé que d’ici plusieurs heures. C’est dire que nous pourrons cacher le coffre et le camion et nous disperser dans le paysage.
— Ici, fait Barthélemy.
Le conducteur oblique dans un chemin de terre. Le camion tangue dans les ornières. Nous roulons de la sorte sur une distance de cinq cents mètres, et nous atteignons le portail d’une petite construction blanchie à la chaux qui doit être une ancienne ferme transformée.
Tout est clos, pas plus de Stéphane à l’horizon que de beurre dans la culotte d’un zouave. Pourquoi n’est-il pas là ? Lui serait-il arrivé quelque chose ?
— Il a peut-être une panne, suggère Barthélemy.
— En tout cas, on va toujours décharger le truc.
Je descends du camion et je le contourne.
C’est alors que je pousse un cri d’Indien Comanche sur le sentier fleuri de la vertu : l’arrière du camion est vide, pas un homme, pas le moindre coffre, vide ! Vide comme le verre d’un ivrogne, comme la bourse d’un pauvre homme, comme un livre d’Henry Bordeaux…
Vide !