Hélène avance à pas pressés. La ville grouillante roule sous ses pieds.

« En somme, ça a été facile », songe-t-elle.

Elle revit cet instant, maintenant immobile, qui la regarde s’éloigner. Il y avait la porte, le palier obscur et l’escalier de bois. Tout ça était difficile à comprendre.

Hélène s’est demandé : « À quoi sert cet escalier ? » La chambre n’était-elle pas devenue leur univers ? Elle s’est jetée dans la paix humide du palier. Sa mère l’a appelée. Alors le son de cette voix lui a fait comprendre qu’elle n’appartenait plus à cet univers. Elle est descendue en hâte. Et voilà… La ville n’avait pas changé ! C’est eux qui la voyaient autrement. La ville est redevenue une vieille habitude intéressante, tandis que le père, la mère, Petit Louis, métamorphosés en oiseaux, volent tristement dans une cage ignorée.

Beaucoup de monde dans les rues.

« Je ne croyais pas la ville aussi peuplée, remarque Hélène. Les hommes sortent de leurs ruches par roulement, autrement, on prévoirait de plus larges artères, capables de les mieux contenir. »

Soudain, elle s’arrête, extasiée : un matelot basané lui sourit, ses yeux bleus conservent un souvenir marin, comme les coquillages biscornus qui vous mugissent le fracas des flots dans les oreilles.

Hélène mollit, elle aime les beaux hommes. Elle les aime tendrement, avec ferveur, comme des animaux somptueux et familiers.

— Voulez-vous toucher mon pompon ? fait le marin niaisement.

Hélène se dit :

« C’est un garçon stupide, un magnifique garçon stupide, mais cet être falot est auréolé par la gloire d’une noble cause. »

Elle l’embrasse. Les joues du garçon ont une odeur moelleuse de crème à raser et d’air frais. Il la saisit par la taille et l’entraîne. Sa main verse une semence humaine dans le corps d’Hélène. Elle avance dans le pas de l’homme, chavirée par la douce chaleur qu’il dégage.

À cet endroit, un attroupement cerne un magasin. Deux hommes se font la courte échelle. Le porté administre des coups de hache dans un panneau fixé au sommet de la porte. La foule l’encourage par des cris féroces.

— Qu’y a-t-il ? questionne Hélène en pénétrant dans le demi-cercle de badauds.

Un vieux monsieur la renseigne :

— C’est un local du P.P.F.

Le bonhomme à la hache démolit le portrait de Pétain, rageusement cloué par quelques sbires de Doriot. La figure placide du vieux dieu part en éclats de bois ; sa mutilisation s’accentue, il ne reste bientôt plus qu’une caricature galonnée que la rage du peuple n’abandonne pas.

— Ils démolissent leurs erreurs, chuchote le vieux monsieur. À coups de hache ils se frayent le chemin de l’oubli.

Le marin entraîne Hélène. Plus loin, un autre magasin est pareillement cerné ! Cette fois, il s’agit d’un gros drapier collaborateur que l’on aperçoit, blême d’épouvante, derrière la grille de sa vitrine.

De partout des bêtes à peur, des bêtes à peur.

Hélène marche sans but ; elle suit le marin car, pour l’instant, elle est incapable de choisir une direction.

Il lui demande :

— Comment vous appelez-vous ?

— Hélène.

Elle répond « Hélène » parce que c’est une vérité facile, elle est hagarde et chavirée comme après l’amour. Elle respire voluptueusement l’air crépitant de l’été en se rappelant de l’odeur pénible de la chambre. Les siens ne sont plus immédiats, ils existent dans un lointain inévitable, rabougris dans leur anxiété.

Cramponnée au bras du militaire, elle parvient à un carrefour.

— Moi, je m’appelle Maurice, finit par dire le marin sur un ton de reproche.

Des gens les bousculent un peu. Tout à coup une montagne de drap noir se dresse devant eux. Les yeux d’Hélène grimpent la montagne. En haut se trouve une tête déjà vue quelque part. Ah oui, c’est un agent de police. Il porte un brassard tricolore et roule des yeux ragaillardis par le triomphe.

— Bon Dieu de garce ! tonne-t-il, elle en a un culot. Se promener avec les nôtres après s’être fait sauter par toute une armée de chleuhs.

Aussitôt un rassemblement se constitue. Le marin s’écarte d’Hélène, déçu et sévère.

Des femmes annoncent qu’elles vont déshabiller Hélène et la faire violer par les bicots.

L’agent, fier de sa proie, explique aux hommes :

— Combien de fois, je l’ai aperçue cette peau, cette gueuse, cette traînée, cette pourrie, cette… (il cherche, puis enchaîne à court d’épithètes) avec des frizous. Les derniers temps, elle sortait au bras d’un officier. Je l’ai vue mille fois, lorsque je faisais la circulation devant la Kommandantur.

— Elle a pourtant l’air gentille, balbutie le marin.

— Tu parles Charles, fait l’agent, d’un ton subtil.

Un calme effrayant vibre longuement dans le cœur d’Hélène.

« Que vont-ils me faire ? » se demanda-t-elle froidement.

Comme pour répondre à cette angoissante question le sergent de ville décide :

— Viens, ma belle, jusqu’au commissariat.

Les voilà partis. La populace leur emboîte le pas. Celle-ci a repris ce visage nombreux, enflammé d’allégresse, qu’Hélène apercevait du haut de la fenêtre ; elle escorte la chute d’Hélène.

En route, l’agent se souvient des attitudes d’Hélène avec les Allemands, ça l’excite.

Aussitôt arrivé au commissariat où sont entassés déjà nombre de détenus, il interpelle un collègue.

— Viens me tondre cette ordure ! hurle-t-il. Je veux que son crâne soit de la peau de fesses, tu entends ?

Hélène regarde les prisonniers. « Ce sont tous des hommes », remarque-t-elle.

Et puis elle aperçoit des robes çà et là. Elle sursaute, son cœur s’emballe.

— Mon Dieu, s’écrie-t-elle, mais c’est horrible.

Une femme tondue n’a plus de sexe. Elle se perd dans une suprême nudité. Hélène ne veut pas. Pas ça, pas ça, pas ça ! Peut-être la mort ? Oui, la mort avec ses cheveux est préférable. Autrement Hélène ne s’aimera plus jamais, elle vivra toute sa vie avec une honte insurmontable d’elle-même. Elle refuse de se voir pourvue d’une tête d’homme. Toucher cette lande sur son crâne ! Quel cauchemar.

Les agents la font asseoir. Au fond ils ne sont pas méchants et considèrent cette mutilation comme une bonne blague. Un froid d’acier se plaque sur la nuque d’Hélène, la tondeuse remonte sa tête avec un grignotement appétissant.

Hélène songe, affolée :

« Cet agent, je le rencontrais. Je ne pensais même pas à lui et il provoque ma catastrophe. »

Des mèches rousses, châtaines du côté de la racine, coulent de sa tête, lourdement, comme du sang. Il se forme un buisson d’automne à ses pieds.

« Grand Dieu, se dit-elle, je portais tout cela ! »

La tondeuse erre sur une nudité à vif.

Voilà, c’est terminé. Hélène ressemble à la boule du pissenlit après une bourrasque. Elle est un moignon sanglant, un arbre taillé. Pis que tout cela elle est un homme éperdument ridicule.

Ils écoutent décroître le pas d’Hélène dans l’escalier. Ils découvrent soudain que c’est leur âme collective qui disparaît. Sans Hélène, ils sont étrangers les uns aux autres, c’est elle qui créait l’harmonie de leur vie commune.

Aux yeux du père, Petit Louis devient sinistre, maintenant que sa sœur n’est plus là pour le traduire. Le vieux regarde son fils comme il regarderait un inconnu. Il souffre de leur promiscuité, l’existence de cet homme ne l’intéresse pas. La mère les sépare comme un mur. Ils s’ignorent hargneusement de chaque côté d’elle.

Petit Louis murmure :

— Pourvu que tout marche bien !

Un peu d’espoir lui occupe l’esprit. Il pense au monde radieux et il a hâte d’être vieux.

Son père, malgré l’angoisse de l’heure, conserve une tranquillité inattaquable, qui est une insulte pour Petit Louis.

Un oiseau effarouché par le bruit vient se percher sur la croisée. Sa minuscule queue tapote l’air frénétiquement. Petit Louis et ses parents retiennent leur souffle. La colombe est vraiment un beau symbole. L’oiseau sautille sur ses pattes qui ressemblent à deux frêles tiges. C’est une présence précaire, avec un mouvement d’ébullition.

— Qu’est-ce que c’est comme oiseau ? questionne Petit Louis.

— Je ne sais pas, répond le père. Un moineau ?

— On ne s’intéresse jamais aux oiseaux, fait le garçon, on les regarde comme des plantes. Ils tombent du ciel. La vie de ces bêtes est marrante. À ton avis, ils appartiennent davantage au ciel qu’à la terre ?

— Bien sûr, dit le père.

— Eh ben non, triomphe Petit Louis, regarde celui-là, il pue la vie, il ne bouge pas car il a peur… Il est comme nous. Son petit cœur doit cogner dur.

L’oiseau s’envole et disparaît. Un soleil éteint dans sa chaleur glisse silencieusement devant la fenêtre.

La mère qui s’était retenue de vivre, à cause de l’oiseau, bat des paupières à plusieurs reprises. Une sécrétion jaunâtre suinte de ses narines. Sa peau est criblée de points noirs. On dirait qu’elle vient de faire un long voyage en chemin de fer.

Une odeur de feu parvient des faubourgs. La ville désordonnée titube dans sa joie. Hélène doit errer dans cette cohue capiteuse, à la recherche d’une brèche par où ils fuiront. La mère attend anxieusement, murée dans sa viande.

Hélène avait joué dans une pièce pour patronage, autrefois. Elle tenait un rôle de page et elle était tellement gracieuse ainsi, que plusieurs de ses camarades étaient tombées amoureuses d’elle. Elles lui écrivaient des lettres puériles, farouches et malsaines, que je découvris dans le cartable d’Hélène.

Non, la grosse femme ne s’inquiète pas tellement au sujet de sa fille, Hélène inspire trop facilement l’amour pour avoir à redouter la cruauté des peuples.

Un martèlement de foule en marche, encadrée de huées, retentit dans la rue. Le père se met à la fenêtre. Il voit défiler un cortège tragique d’hommes et de femmes abrutis par la peur, tenant les mains sur la tête. Des soldats placides les escortent. Des enfants courent derrière la colonne en jetant des pierres.

« Que seront les hommes de demain ? se demande le père. Cette haine qu’ils ne comprennent pas influera-t-elle sur leur existence ? Peut-être le jour arrivera-t-il où personne n’acceptera de percer des tunnels. »

Les prisonniers avancent mornement.

— À mort ! À mort ! trépigne l’assistance.

Le père se prend la tête à deux mains.

— Les salauds ! crie Petit Louis.

— Qui ça ? questionne naïvement la mère.

Le père fait :

— S’il y a un bon Dieu, il doit rudement se foutre de nous.

La figure de la mère prend une expression effrayée.

— Je t’en prie, Albert.

Elle cherche autour d’elle une manifestation de la colère divine.

Petit Louis qui comprend, sourit méchamment.

— Aie pas peur, dit-il, Il s’est payé d’avance.

Les rides de la mère mordent à fond son visage graisseux. La crasse jette comme un voile sur sa face soufflée.

Le père regarde tour à tour sa femme et son fils. Il dit soudain :

— Ta mère était rudement jolie dans sa jeunesse.

— Ah oui…, balbutie poliment Petit Louis.

La beauté dissipée de sa mère est une vieille légende à laquelle il ne peut pas croire.

Le vieux rêve tout haut :

— Elle avait des dents blanches et des cheveux frisés et puis un sourire merveilleux…

— Ce qu’on devient, murmure tristement la mère.

— Oui, reprend le père, la beauté fait comme l’oiseau de tout à l’heure, elle danse un peu et s’envole ailleurs. Il ne doit pas y en avoir assez pour tout le monde sans doute…

Il renifle du côté de la croisée et dit d’une voix ancienne :

— Le dimanche ne ressemblait pas aux dimanches de notre époque. On ne s’ennuyait jamais. On allait se promener du côté du kiosque à musique, les hommes portaient des canotiers, les femmes avaient beaucoup plus de formes, les musiciens possédaient tous une belle moustache et jouaient des airs qui vous faisaient taper du pied. Je ne peux pas croire que c’est le même ciel, les mêmes rues. D’autres hommes sont venus : nos enfants, et nous ont envahis bien avant les Allemands. Ils regardent ce que nous avons entretenu, cultivé à leur intention et haussent les épaules. Ils arrachent nos efforts, nos croyances, nos volontés et ne sèment rien d’autre à la place. Ça nous fait une France noire comme la trace d’un feu entre deux pierres.

De temps à autre la foule pousse une sorte de cri géant qui glace Petit Louis.

— Je me demande ce que fait Hélène, soupire-t-il.

Il grimpe sur une chaise et saisit son revolver dissimulé derrière une étagère.

— Je t’en supplie ! crie la mère, ne joue pas avec ça.

— Laisse-le, va, soupire le vieux, cette arme est la force de notre jeunesse. « Ils » se sentent plus tranquilles avec ce paquet de mort dans leur poche.

— Oui, grince le garçon. Avec ça je suis paré.

— De mon temps, gouaille le père, une femme suffisait à donner du courage à ceux qui en manquaient.

Un casque d’air frais emboîte solidement la tête d’Hélène.

L’agent éclate de rire.

— T’es belle maintenant, déclare-t-il.

Il semble à la jeune fille que son crâne soit évidé, il est aérien et la soulève tout entière. Elle n’ose y porter la main. Elle devine tellement ce contact ! Il se pelotonne, déjà familier, dans le creux de ses paumes.

Des F.F.I. vont et viennent dans le poste, avec l’air préoccupé. Dans la rue, la populace attend patiemment l’arrivée de nouveaux détenus. Parfois elle s’écarte pour laisser passer une traction noire, d’où l’on fait descendre des types à coups de pied au cul. Alors un hurlement de fureur s’élève, et la foule s’incurve pesamment comme un gros câble mal tendu.

Une pièce enfumée communique avec le poste : lieu saint où soldats et agents pénètrent, déférents.

Les nouveaux prisonniers y sont introduits afin d’y subir un questionnaire hâtif.

— Viens ! ordonne l’agent.

Hélène suit l’homme volontiers, comme elle suivait le marin bronzé tout à l’heure. Ça la soulage d’obéir à une volonté extérieure.

Un aréopage éclectique — officiers et civils autoritaires — interrogent âprement les accusés. Un petit homme chafouin recueille Hélène. Il la regarde sans émotion : il ne peut pas savoir qu’elle était jolie, que dans six mois elle le sera de nouveau.

L’agent explique :

— Chef, c’est une pouffiasse.

— Bon, admet l’homme.

— Elle couchait avec un officier boche, je les ai souvent vus ensemble lorsque je faisais la circulation devant la Kommandantur, bras dessus, bras dessous, chef.

— Tu as livré des réfractaires et des juifs, déclare le petit homme comme s’il était pénétré par une évidence.

— Jamais, jamais, je vous jure, monsieur ! s’écrie Hélène. Ce n’est pas parce qu’on a une liaison avec un homme…

— Ta gueule ! ordonne paisiblement le chef. Comment t’appelles-tu ?

Hélène contemple son questionneur. Il a le teint bistre, l’air maladif et des yeux bleus usés d’indifférence. Elle n’a jamais vu ce type auparavant, et le voici en plein dans sa vie, goguenard.

— Lhargne, répond-elle, Hélène Lhargne. L’homme sort une boîte de cachous anglais de sa poche et la secoue au-dessus de sa lèvre inférieure, avancée en bénitier.

— Ignace ! crie-t-il à un jeune garçon galonné, voulez-vous voir si vous avez Lhargne dans votre bouquin. Lhargne, L.H.A. etc.

Hélène regarde son nom ricocher dans la pièce comme s’il s’agissait d’un objet intime qu’on lui aurait arraché de force.

Ignace rugit :

— Lhargne Louis ; milicien, souligné en rouge !

Le petit homme sourit et Hélène aperçoit un bref instant sa langue noircie par les cachous.

— C’est votre frère ? demande-t-il d’un ton affable et gourmand, en cessant de la tutoyer.

Hélène fait signe que oui.

— Où est-il ?

— Parti.

L’autre fixe longuement la jeune fille, ce regard est une lame bleue.

— Non, murmure-t-il, il se cache quelque part dans la ville. Ceux qui ont voulu s’enfuir sont morts ou prisonniers. Nous n’avons pas beaucoup de temps à perdre. Dans l’intérêt de votre frère vous devez nous indiquer sa retraite. Nos hommes sont surexcités, vous le pensez bien, une arrestation en bonne et due forme est préférable à un siège.

Hélène imagine Petit Louis avachi dans le fauteuil et guettant son pas. S’il ne la voit pas revenir, il va devenir fou de terreur.

— Que lui fera-t-on ? questionne-t-elle timidement.

Ce futur la fait sursauter. Elle s’aperçoit avec un indicible étonnement que le sort de son frère est déjà décidé.

Personne ne joue plus.

— On le jugera, affirme l’homme.

Il ordonne brièvement à l’agent :

— Deux soldats armés avec vous, prenez la voiture, la fille va vous guider. Vous embarquerez le coco au P.C. Joly.

En suçant des cachous, un homme a parlé dans le destin de Petit Louis.

Petit Louis va et vient dans la pièce. La croisée confie au parquet un maigre rectangle lumineux que le garçon enjambe comme un ruisseau.

— Ne sois pas aussi nerveux, gronde le père, pense à autre chose.

— Elle est bien bonne ! s’écrie Petit Louis. À quoi veux-tu que je pense ? Dis-moi un peu, pour me faire rire.

— À ta jeunesse par exemple…

— Maintenant c’est comme si je n’en avais pas eu, affirme Petit Louis, tout est mort en moi. Je ne vis plus que pour avoir peur.

La mère se retient de pleurer afin de ne pas augmenter la nervosité de son fils. Au moindre bruit intérieur de la maison, tous trois prêtent l’oreille, puis le bruit s’explicite et ils se détendent dans une écœurante fatalité.

— Ma pauvre Hélène, soupire la mère.

Petit Louis demande :

— Si elle se faisait pincer, pensez-vous qu’elle nous donnerait ?

Voilà une question absolument neuve. Le vieux réfléchit.

— Ça dépend, dit-il, il me semble que oui. C’est une fille trop intelligente avec des idées baroques. Mais si cela était, qu’est-ce que ça pourrait faire, dis-moi ? Cette histoire nous appartient à nous quatre, nous devons la charrier ensemble jusqu’au bout.

— Mais ma… la mitraillette, sanglote Petit Louis.

— Et puis ? fait courageusement le père. Ça serait moins terrible que pour nous. Moi, je la préférerais à la vie s’il t’arrivait malheur. Je l’accepte à ta place, si tu veux ; tu le veux ?

— Oui ! clame le garçon.

— Merci, murmure le père, tu es moins mauvais que tu ne le parais.

Petit Louis échafaude aussitôt un monstrueux projet : décider son père à réclamer la responsabilité de ses actes. Il lui abandonne ardemment tout son court passé sanglant où fument encore des crimes.

Des pas dans l’escalier. Des pas prestes et prudents, des pays appuyés qui ne peuvent pas se diriger ailleurs qu’ici, des pas inexorables comme une sonnerie d’horloge.

— Les voilà, chuchote le vieux.

Ils les attendaient avec certitude depuis le début.

La mère gémit et tend les bras à son fils.

— Donne-moi ton revolver, ordonne le père, vite ! vite !

Petit Louis sort l’arme de sa poche. Les pas approchent ; c’est une inondation puissante.

— Donne !

Petit Louis hésite. Le revolver lui brûle la main. Son nez fait un bruit de fouissement. Il écoute les pas, regarde l’arme, repousse du coude la main de son père. Le revolver devient un personnage. Il s’éclaire et naît comme une aube précipitée. Petit Louis croit le sentir battre dans ses doigts tel un cœur. Les pas sont là, ils se ramassent devant la porte.

— Donne ! hurle le père.

Le bras de Petit Louis se tend, le revolver brille au bout, minutieusement.

Le père ceinture son fils. La porte s’ouvre. Hélène apparaît : un souvenir d’Hélène plutôt, un reste d’Hélène.

— Saloperie ! grince Petit Louis.

Des soldats se précipitent. L’un d’eux braque sa mitraillette.

— Ne tirez pas ! glapit la mère. Je suis sa mère.

Hélène pense à l’œuf dur que Petit Louis a mangé tout à l’heure et qui attend une rafale de balles au fond de l’estomac.

Quelques secondes hors de vie obstruent le canon de la mitraillette, le canon du revolver, les bouches.

Le père arrache le revolver et le jette sur le grabat de Petit Louis, où l’arme s’endort, résignée.

Les soldats n’osent pas beaucoup à cause de la grosse femme qui a un ventre suffisant pour être la mère de tout le monde. Le sergent de ville tousse. Hélène s’approche de son frère.

— C’est mieux comme ça, balbutie-t-elle, je te jure, mon grand, c’est mieux.

Petit Louis dit d’un ton égaré :

— Moi, j’ai rien fait, jamais.

— Mais non, couine la mère, il n’a rien fait ; c’est un bon petit, messieurs. Il fait sa tête comme ça, mais il n’a rien fait. Il est jeune, il faut excuser la jeunesse. Non, il n’a rien fait, je vais avec vous, j’expliquerai à votre général. Il ne faut rien lui demander, il ne sait pas parler. Moi, je suis sa mère et je comprends tout.

L’agent ressemble à un curé, il regarde tout le monde d’un air incertain, comme s’il hésitait entre bénir et faire la quête. Il esquisse un geste.

Les soldats agrippent Petit Louis.

— Suivez-nous ! ordonne l’agent. (Il ajoute d’une autre voix, à l’intention du père :) Si j’avais des enfants pareils !

— Moi aussi, répond inconsciemment le vieux.

La pièce est abandonnée, elle reste ample et grave comme un sanctuaire. Le revolver gît sur le matelas. Le jour et le bruit ne comptent plus.

La mère descend son ventre dans l’escalier, elle s’évertue en soufflant, elle attend d’être en bas pour continuer de souffrir. Le père fixe le crâne désolé d’Hélène, un crâne pareil à une joue d’homme mal rasée. Sa fille est à demi décapitée.

Jadis, elle m’apportait mes pantoufles lorsque je rentrais du travail…

Le P.C. Joly siège dans une école communale.

Ici l’épuration est mieux organisée qu’au commissariat. Les deux corps de bâtiment intiment un ordre élémentaire : filles, garçons. Aujourd’hui, cela se traduit par femmes, hommes.

On entraîne la mère et Hélène dans une salle de classe sur les murs de laquelle pendent des cartes de France : « Voies navigables et France économique ». Des dessins d’élèves sont fixés au mur. La salle sent la craie et la femme, une douzaine de détenues accroupies sur leurs talons s’oublient dans une lassitude sédative.

Hélène et sa mère se posent l’une contre l’autre, face à face, comme un serre-livres. Elles pleurent à gros sanglots.

Le sel de mes yeux sur mes plaies ouvertes.

De leur côté le père et Petit Louis sont parqués en compagnie d’autres miliciens. Ces derniers s’empressent autour du garçon.

— Toi aussi ? constatent-ils.

Petit Louis se laisse choir sur un banc.

— On s’est fait fabriquer, ce matin, dans le faubourg, déclare un grand type au regard morne.

Il parle péniblement, car ses lèvres sont tuméfiées.

— Ça chiait, poursuit-il, quinze morts chez nous, nous étions cernés dans le lavoir couvert. Voilà.

D’un geste las, il tire un trait sous son destin. Une sincère résignation se lit sur son visage ensanglanté.

— Ils ne vous ont pas démolis ? questionne faiblement Petit Louis.

— Tu vois que non.

Le père caresse les cheveux de son fils comme pour lui donner la permission d’espérer.

— Il paraît qu’on sera jugés, affirme un détenu.

Le temps passe. Pourquoi ces hommes sentent-ils mauvais ?

Petit Louis n’ose pas penser. Il fixe les objets, il se pince, il compte ou se récite une fable de La Fontaine :

Le chêne un jour dit au roseau :
(c’est con un chêne qui parle)
Vous avez bien sujet… Le loup l’emporte
et puis le mange. Pardi. Est-ce qu’un jour
le mouton bouffera le loup ?

Il se met à aimer son père et le tient par la main. Un matin, voilà bien longtemps, il le tenait ainsi tandis qu’un chirurgien au calme insolent lui enlevait les amygdales. Petit Louis serrait très fort ces rudes doigts pacifistes et purs, durcis par le travail.

La porte s’ouvre : trois soldats en armes apparaissent. Il y en a un qui tient une feuille de bloc-note à la main et qui crie des noms :

— Dumoulin,

Bertois,

Lhargne.

Petit Louis reste paralysé par la peur. À sa profonde stupeur, il voit son père s’avancer vers les soldats.

Lui aussi Lhargne.

— Pas vous, proteste un des militaires, lequel a procédé à leur arrestation.

Il vient cueillir Petit Louis par le revers de sa veste et le pousse devant lui.

On emmène les trois prisonniers devant un conseil de guerre composé de trois officiers dont Petit Louis ne peut lire les grades car leurs galons dansent dans sa vue.

Celui du milieu interroge :

— Vous êtes bien les dénommés :

Gaspard Dumoulin,

Alfred Bertois,

et Louis Lhargne ?

Ils répondent que oui.

Je m’appelle donc Louis Lhargne. Pourquoi ce nom a-t-il une signification ?

— Vous appartenez à la milice, poursuit l’officier. Et vous avez sauvagement assassiné plusieurs hommes du maquis Andrix en mai dernier. Je sais que vous vous êtes rendus coupables de beaucoup d’autres forfaits, mais ces crimes nous suffisent. Les forces miliciennes de cette ville ont tiré sur l’armée française, la population meurtrie a droit à une prompte justice. C’est pourquoi nous vous condamnons à mort et donnons l’ordre que la sentence soit exécutée immédiatement.

Petit Louis chancelle et se glace. Brusquement un sanglier bondit dans sa poitrine et le charge furieusement. Ainsi, il avait pu comprendre sa mort parce qu’elle allait se dérouler comme il l’imaginait… Mille fois déjà, sa chair a répété l’atroce réalité à laquelle il se heurte. Les balles : douze balles brûlantes vont l’ouvrir au néant. Il va vivre, vivre jusqu’au bout, il va sentir le goût salé de sa langue, éprouver le besoin de pisser, entendre son sang qui produit un bruit de farine secouée dans un récipient. Pas un instant il ne va s’oublier pour mourir. Il va assister à sa mort, conscient, complet.

— Emmenez-les ! commande l’officier.

Le peloton est prêt dans la cour de l’école. La foule qui sait se pétrit devant les grilles et pousse timidement un cri de bête en liesse. Une atmosphère de kermesse entretient l’allégresse générale.

Petit Louis va mourir et on va le regarder mourir comme on regarde un film ou un match de boxe. Il a joué aux quatre coins dans cette cour, un de ces vieux platanes, contre lesquels ils s’adossait, va recueillir les balles qui l’auront transpercé.

— Non ! non ! hurle-t-il, je veux pas, je veux pas, j’ai rien fait, me tuez pas. Laissez-moi vous expliquer, je vais tout vous faire comprendre. Écoutez-moi, écoutez-moi.

Le chêne un jour…

Une volonté inouïe refuse sa vie. Il se traîne par terre, sur le sol. Il ne veut pas faire pitié, il veut faire horreur. Il veut dégoûter les hommes de sa mort. Et vlan ! son passé tout prêt pour ce jour-là l’enveloppe comme une couverture. Sa vie ! Le goût merveilleux de sa vie !

Un mur de visages grimacent sinistrement. Ce sont les figures qui ont assisté à sa vie et qui se mettent en essaim pour apprendre sa mort.

Les jambes des soldats plongent et remontent, pareilles à des pistons, le long de son visage.

Une voix courroucée crie :

— Cette fripouille ne veut pas crever. Lève-toi, nom de Dieu !

Petit Louis regarde à pleins yeux le ciel immense où chavire un soleil cruel. Le ciel et le soleil, la cour de cette école, les visages curieux, les soldats vont s’engloutir pour toujours et Petit Louis continuera à se percevoir dans le néant…

Il voudrait comprendre, seulement comprendre…

Il voit les arbres piqués à l’envers. Il mange une terre poussiéreuse que sa respiration fait tournoyer comme une minuscule bourrasque dans sa bouche sèche.

Un homme.

— Portez-le ! ordonne la voix courroucée, perdue au fond du monde.

Sa prodigieuse horreur énerve seulement.

Petit Louis se sent soulevé de terre. Il suffoque et une sorte d’indignation s’empare de lui.

Il gueule posément :

— Mais enfin ! puisque je veux pas.

On l’entraîne.

— Ça se peut pas ! Ça se peut pas !

Le père s’écrase la figure contre les vitres. Lui aussi se dit mollement :

« Ça se peut pas. »

Il se jette contre la porte, mais des soldats l’en écartent. Il voudrait tenter quelque chose d’inutile « en attendant ». Il souffle bruyamment. Il pense que son souffle à lui ne va pas finir et il essaie de s’en défaire, mais son souffle lui colle aux bronches comme de la glu.

On a attaché Petit Louis à un platane. Petit Louis sent l’obèse immobilité de l’arbre qui l’engourdit.

Un homme…

Il tire sur ses liens. Il pense à sa mère, à cette saleté d’Hélène, à Vances, au grain de beauté, au ciel bleu, à la barbe de son père, à l’oiseau de tout à l’heure. Le loup l’emporte, le loup l’emporte et puis…

— En joue !

Le père enfonce ses index dans ses oreilles, tellement fort que les deux doigts doivent se toucher dans le milieu de la tête.

Un cliquetis froid traverse Petit Louis. Il a la tête dans l’eau, le bruit de la foule fait ouan, ouan, dans ses oreilles. Il n’a plus envie de pisser, il ne se sent plus, merci !… mon Dieu ! mais comme c’est long.

Les soldats : une double alignée de morts qui viennent le chercher. Des morts solennels et inconscients.

— Feu !

Il entend « feu », il pense « feu », dans un lointain plaisant, aussi irréel que les paysages contenus dans l’armoire à glace, à l’époque de sa maladie.

Un fouet chaud lui frappe doucement la poitrine, un rire radieux s’éteint dans une brume dorée.

Le bruit de la décharge a suinté dans l’ouïe du père. Le vieux ne parvient pas à penser que ça y est, que ça y est, que ça y est.

Il débouche ses oreilles dans lesquelles vibre un silence.

Le père se met le monde aux oreilles et déjà il croit y déceler une sorte de rumeur triste et lointaine qui n’est autre que le silence éternel de Petit Louis.

La mère a entendu les détonations, elle dit :

— Ça se bat donc encore…

Hélène serre les dents.

« Et si c’était ?… songe-t-elle. Mais elle refuse l’horrible doute. Elle ne veut pas que cela soit, même si cela est, elle acceptera le fait plus tard. Il lui reste à admettre une foule de choses qui ne s’accommodent pas de… enfin de…

Elle prend sa mère par le bras. C’est beaucoup de chair morte dans sa main, car la mère n’aura pas de peine à mourir ; déjà elle n’est plus tout à fait vivante, semblable à tous les êtres qui ont accompli leur mission.

Hélène lui dit :

— Écoute bien, maman, de toute notre existence à nous quatre, le plus beau moment aura été les quelques heures que nous avons passées dans la chambre. Parce que ces heures, nous les avons vécues uniquement pour vivre, pour durer. Elles étaient immenses comme des vies entières et si lourdes… Tu ne crois pas ?

— Peut-être bien, fait la mère.

Elle passe sa main molle sur la tête rasée d’Hélène.

— Quand ils auront repoussé, murmure la grosse femme, tu ne les teindras plus ?… Peut-être repousseront-ils blonds et tièdes, comme avant. Ils avaient une couleur de bonheur. Oui, j’ai idée qu’ils repousseront fins. Ce serait comme après l’hiver, lorsque le blé pas encore mûr, bouge dans le vent.

. . . . . . . . . . . . . . .

Le corps de Petit Louis, détendu, pèse dans ses liens. Avec ses genoux fléchis, il semble demander pardon d’avoir eu peur.

De même, courbés sous leurs fruits, les pommiers meurent dans le monde.