Petit Louis questionne avidement :

— Et puis ?

Hélène, pliée en deux sur la barre d’appui ne répond pas. La voix sournoise de son frère arrive derrière elle et l’importune, elle se glisse entre les folles ovations comme une voix de rêve sans inflexions.

— Parle ! supplie le garçon.

La barre communique sa matière à Hélène, elle sent que son estomac devient de bois.

Les rues sont noires de monde et de cris. Des centaines de figures, ouvertes comme des fleurs, se tendent dans une même direction.

Hélène remarque tout haut :

— On dirait qu’ils attendent l’arrivée d’une course cycliste.

Elle se redresse et médite.

« Tiens, pense-t-elle, étrange ; je viens de m’entendre parler, combien notre voix est creuse lorsque nous l’écoutons. »

Le père s’oblige à demeurer assis.

Petit Louis marche dans la chambre, les mains écartées du corps comme si elles étaient blessées et qu’il redoute de les heurter. Parfois, il s’arrête pour contempler la tête rousse d’Hélène. Il lance des mots et guette leur effet. Ça ressemble à un tir. Rien n’ébranle sa sœur. Il rate la cible. Alors Petit Louis reprend sa marche. La cicatrice de son menton devient rose : un vilain rose cireux de lèvres mortes.

Il crie :

— J’en ai marre, tu me regardes comme si tu cherchais à te souvenir de moi. Ou bien non, tu me regardes comme un objet. Eh bien je vis, tu entends ? Hélène, tu entends, je vis ! je vis ! Même s’« ils » me démolissaient, je vivrais. Je le veux tellement ! Rien ne peut empêcher que je sois.

Hélène pense : « Pauvre garçon, on dirait au contraire qu’il cherche à se convaincre de son existence. »

Les paroles de son frère sont comme les petits nuages grisâtres de la D.C.A. qui s’épanouissent mollement autour d’un avion, sans l’atteindre.

Elle dit, en écoutant sa voix :

— Ne t’affole pas, mon grand.

Sa pitié calme et théâtrale la réconforte.

La mère débarrasse la table des coquilles d’œufs qui l’encombrent. Un pénible travail de digestion s’élabore pour elle.

Petit Louis tord la bouche pour chercher une grimace effrayante ; le père l’examine par-dessus ses yeux baissés.

Lentement, Hélène revient dans la fenêtre, la meurtrissure lourde de son estomac cherche sa place sur la barre d’appui et la retrouve, tout son être se perche.

En bas, la foule hurle : Les voilà ! Les voilà !

Hélène se penche, elle ne voit rien. Elle se dit :

« Ça n’est pas encore vrai, mais ça va le devenir dans un instant. Pendant encore quelques secondes nous appartenons à l’autre régime, et passé ce délai, nous subirons sa déchéance. »

La foule se tait d’émotion : un char vient d’apparaître à l’autre extrémité de la rue, tout boueux, tout glorieux. Deux soldats sont accroupis dessus — on les croirait en bronze —, et un petit bout de fanion se faufile dans le vent. Le char est couvert de fleurs comme une tombe aimée. Les gens ne trouvent plus assez de souffle pour ovationner. Et puis soudain, si, ça revient, pareil à une bourrasque. Ils trépignent, ils crient, ils se débattent dans leur extase. L’ampleur du moment, sa qualité unique, étourdissent Hélène. Partout des drapeaux flottent. Hélène est un drapeau. Elle est offerte à l’enthousiasme, à la gloire, à la France.

« Tant pis », balbutie sa pensée.

Oui, tant pis pour les causes perdues, tant pis pour la honte et pour la mort. Sa vie ne compte plus. L’âme des siècles défile : Vercingétorix sur l’acier rampant. Et Louis XIV, chiffonné avec de la merde dans sa perruque, une croix de Lorraine sur le bras ; et les autres : l’épouvantable Danton, dont les souliers ont soif de France ; le petit-chapeau revenu de Sainte-Hélène, planté dans un tank, tous, tous !

Les chars marchent sur leur chenillage comme des mariées sur leurs traînes.

Hélène se retourne.

— Que dis-tu ?

Petit Louis va entrer en transe, de la colère ruisselle comme de l’eau d’orage dans le lit asséché de sa cicatrice.

— Parle ! parle ! ordonne-t-il, les dents serrées.

— C’est formidablement formidable, fait Hélène.

— Ce sont des Américains ?

— Penses-tu, des marins français.

— À quoi ressemblent-ils ?

— Ils sont sales.

— De quel côté viennent-ils ?

— De l’Olympe.

Petit Louis se gratte la tête.

Le père pleure sur son coude. La mère regarde son ventre d’un air stupide, d’un air de se demander ce qu’elle pourrait bien en faire une fois pour toutes.

Hélène murmure :

— Il me semble maintenant que tout pourrait recommencer. S’ils sont là, Otto est mort, Eugène est mort, tous les personnages de notre dernière vie se sont engloutis et leur disparition nous libère. Peut-être bien, écoutez-moi vous autres, peut-être que les véritables libérés dans cette ville, c’est nous. Si nous voulons devenir des êtres neufs, nous le pouvons.

La ville trépigne, un ciel bleu se déroule. En bas, les tanks chargés de marins ripent dans le tumulte. Tout le monde s’embrasse.

Petit Louis réfléchit. Il reçoit les acclamations comme des coups, il tremble, meurtri et affolé.

— Recommencer ! s’écrie-t-il. Recommencer ! Tu charries. Il ne s’agit pas de le vouloir, il faut pour recommencer l’assentiment des autres. Et puis je n’ai pas le courage de changer de route. À la rigueur je pourrais essayer de modifier ma façon d’être, mais les souvenirs, qu’en fais-tu ? Il y a en a des tas comme ça que je n’oublierai jamais et qui rigolent de ma figure de salaud.

Hélène hausse les épaules.

— Tu devrais avoir honte de toujours faire pitié, affirme-t-elle, tu manques de dignité. La dignité c’est pas grand-chose, mais il y a des cas — et tu en es un — où elle peut tenir lieu de morale.

Elle se détourne.

Le défilé se poursuit, et la populace ne se lasse pas. Tous ces gens passeraient le reste de leur vie à regarder couler la victoire. Les femmes clament :

— Vive la France ! Vive la France ! Vive les Alliés.

Les hommes tendent leurs bras en V.

Ils cherchent un V dans tout leur corps.

Les enfants agitent des drapeaux.

— Viens voir ! ordonne Hélène à son frère.

Petit Louis secoue négativement la tête, il se laisse glisser sur son grabat.

— Tu as tort, affirme sa sœur. Ça devient intéressant. « Ils » ont des petites voitures carrées, on dirait des jouets.

Les soldats pénètrent fermement dans la cité. Ils ont pris l’habitude des acclamations et sont devenus vaguement cabotins. Ils savent se servir de leurs rudes figures couleur de bataille dans lesquelles brillent des yeux enfiévrés par la nuit de combat.

Le père dit :

— Ça n’est plus pareil, ils sont là maintenant, il me semble que l’air a changé de goût.

Des larmes pendent dans sa barbe, quelques-unes dégoulinent sur son nez, obéissantes aux caprices des rides. Sa tête lourde de honte est ruisselante de chagrin, cependant, il réussit à la soulever, à la montrer… Puis, exténué, il la laisse retomber sur sa poitrine.

— Pleure pas, papa ! supplie Petit Louis. Je peux pas le supporter. Tes larmes, c’est pire que du sang.

Perplexe, la mère fixe tour à tour son homme et son fils, se demandant auquel il convient de porter secours. Elle va s’asseoir au côté de Petit Louis, sur la paillasse, ça fait un gros tas malodorant de mauvaise viande contre lequel le garçon se blottit.

En regardant une vieille photo de Petit Louis, on découvre un gamin sournois, évitant l’œil de l’objectif.

À mesure que le temps coule les photographies s’éloignent de nous, et ce sont les clichés d’enfants qui nous paraissent les plus vieux. Nous nous trouvons en présence de gamins à l’air niais, vêtus en amiraux ou en jockeys et munis de cerceaux. Ils sont perdus dans un monde antique, garnis de poussifs coussins à glands et ils posent sur nous des regards dans lesquels nous croyons lire la confirmation de leur destin.

La mère pétrit la tête de Petit Louis. Sous ses caresses, la triste expérience de ce visage disparaît. Seule subsiste une fausse candeur chargée de méfiance. La mère pense avec tendresse :

« Il ressemble à la photo du quatorze Juillet. Ah ! comme il était joli avec son beau costume marin. »

Elle revoit la figure butée de son fils sous le béret rond. Il s’était laissé photographier de mauvaise grâce. Son père avait dû lui administrer une taloche…

« Voilà bien l’erreur des pères, se dit la grosse femme, ils battent leurs enfants lorsque ceux-ci sont petits, et puis après ils n’osent plus. Et pourtant, c’est quand les enfants sont grands qu’ils peuvent le mieux supporter les coups et qu’ils en ont vraiment besoin. »

À l’époque de cette photographie, Petit Louis n’allait pas encore en classe. Il appartenait exclusivement à sa mère. Il s’amusait dans l’appartement à des jeux bizarres qu’il inventait et auxquels la brave femme ne comprenait rien. Elle demandait :

« — Pourquoi as-tu fait un rond de savon sur les vitres ? »

« — Parce que…, répondait Petit Louis, à cause du ciel… »

« — Ah », faisait la mère, d’un air renseigné, en enveloppant son fils d’un regard timide.

Les jours de lessive, il se tenait accroupi dans un coin de la cuisine, respirant voluptueusement une suffocante odeur de crasse chaude. Un brouillard humide et tiède rendait écœurante l’atmosphère de la pièce.

Petit Louis rêvait qu’il se trouvait dans un aquarium, et il supposait que sa mère était un poisson monstrueux, nageant péniblement dans la buée couleur de miroir troublé.

« — Cet enfant a le regard triste, confiait Constance Lhargne à son mari. Il me fixe pendant des heures sans bouger. Je me demande à quoi il pense. »

Petit Louis organisait d’interminables convois de pinces à linge qui se mordaient mutuellement.

Une moitié de pince à linge ressemble à une auto de course. Ainsi des caravanes de voitures se pourchassaient-elles dans l’appartement.

Tout ça, les jours de lessive, à l’époque de la photo.

La mère respire Petit Louis. La peau du garçon dégage une odeur fragile : cheveux et cuir, sueur et eau de Cologne. Une odeur qui se désagrège dans le nez après avoir glissé un petit goût acidulé sous la langue.

La mère ferme les yeux et presse Petit Louis contre elle. Il s’incruste dans sa chair. Ses formes dures s’imposent dans cette mollesse maladive. Il se perd dans sa mère, tandis que, dehors, le peuple brandit férocement son immense allégresse.

La mère chantonne :

— Na na, na na na, na na na na nère, d’une voix graisseuse qui s’accompagne d’un ronflement bulbeux des bronches.

Le dos d’Hélène bouche le jour. Le père ressemble à un vrai vieux. Il est tout ratatiné dans son fauteuil, avec l’air de mélanger le passé et le présent.

— Mon petit, chuchote la mère.

Gêné, le gros de sa crise dissipé, Petit Louis s’en va d’elle comme une ombre.

— Je vais regarder ta photo du quatorze Juillet, dit-elle amoureusement.

Puisque son fils ne consent plus à se laisser toucher, elle veut poursuivre le contact à travers son image.

Son sac à main possède un gros ventre, comme elle. Un ventre bourré d’argent, de papiers, de photographies.

— La voici, triomphe-t-elle.

C’est toujours une surprise pour la mère que de se retrouver face à face avec le gamin au costume marin.

Elle tend au père la photographie. Il s’en saisit et cligne des yeux comme devant du soleil.

— J’aime pas cette photo, dit-il, je venais de le gifler, je me souviens. Il a encore plein de haine pour moi dans les yeux.

— Fais voir, réclame Hélène.

Elle se penche sur la margelle d’un puits au fond duquel flotte, tout pâle sur du noir, le portrait de son frère.

— C’est exact, approuve-t-elle. Il ressemble à ce qu’il est devenu.

La mère espérait autre chose. Elle reprend avec humeur l’enfance de Petit Louis.

— Il était mignon dans ce petit costume, murmure-t-elle ; regarde-toi.

Petit Louis jette un coup d’œil critique à sa photo :

— Ce que j’étais gourde dans ce complet.

La mère enfouit l’objet critiqué dans son sac. Elle se sent inquiète et déroutée : son fils parle sans cesse de sa jeunesse, avec dévotion, avec nostalgie, alors pourquoi se gausse-t-il soudain de cette petite vérité fixée à jamais sur le carton glacé ? Pourquoi le temps ridiculiserait-il des moments qui ne le furent pas ?

— Il y a également celle-ci, essaye la mère. Elle est prise à Vances, devant l’étang.

Le père la refuse d’un signe de tête. Il en a assez de ces exhibitions de passé : il est lui-même le passé, solide, indifférent.

— Montre, demande Petit Louis.

Un long moment il s’observe.

— Ce paysage : quelle merveille ! s’exclame-t-il. L’étang est couché sur ses joncs pour toujours, et moi ! qu’est-ce que je fous là devant ? Se faire clicher dans la nature, quelle prétention ! détruire son harmonie par notre infecte présence…

— Poète, prends ton luth, ricane Hélène.

— Toi, tu commences par m’enchoser, grince Petit Louis furibond, occupe-toi de tes trouffions. L’uniforme plaît aux femmes, tu dois te rincer l’œil, ils t’excitent les petits bandits, hein, ma grande ? Et puis ils sont vainqueurs ; un vainqueur ça doit valoir son poids d’homme, je suppose…

Hélène se tourne vers l’extérieur. Le défilé est terminé. Maintenant la foule désorientée se malaxe lentement. Beaucoup de soldats sont demeurés dans la cohue et se laissent embrasser complaisamment. Ils serrent des mains au hasard, enfouissent d’humbles présents dans leurs poches et sourient. Leur sourire s’est constitué peu à peu, il a maintenant la fonction d’un organe. Un espoir lointain en avait esquissé les contours et de dures réalités l’ont buriné. C’est désormais une chose achevée.

Petit Louis rend la seconde photographie à sa mère, après un ultime coup d’œil.

— Oui, fait-il tristement, ce paysage serait bien plus beau sans moi.

Le père ordonne à Hélène rudement :

— Laisse-moi un peu ta place, as-tu le monopole du jour ?

Elle s’écarte docilement. Le vieux ouvre la bouche toute grande ; de l’air frais pénètre en tourbillonnant dans son gosier. Il se jette contre la lumière intense, contre l’été, et un sourire d’entrailles heureuses se fait une place dans sa barbe.

Il avait oublié la rue, il se rend compte que cette voie a été percée en vue de l’événement. Le destin de cette rue, c’est l’entrée des troupes libératrices. La chaussée et les trottoirs se confondent. Les gens vont d’une façade à l’autre. D’en haut, on n’aperçoit pas leurs jambes, à peine distingue-t-on des pieds qui bougent en cadence sous des bustes escamotés. Dans la masse confuse des habitants, les militaires font des taches verdâtres. Le père les examine avidement.

« Tiens, se dit-il, “ils” sont comme ça. » Il imaginait les maquisards à travers les récits de son fils. Il voyait des individus en guenilles, à mines patibulaires et armés d’escopettes, des dévoyés, de la racaille et voilà qu’il tombe sur l’armée française.

Doucement, implacablement, il murmure :

— Armée française…

Une véritable armée avec de vraies armes, de vrais adjudants, des décorations… Avec des cultes centenaires, d’anciennes gloires…

Un grand silence descend dans son cœur, il chancelle, son cerveau brusquement dévasté se tait.

Hélène dit :

— La guerre sera bientôt finie, tout reviendra.

Elle se souvient des gâteaux légers qui donnaient, lorsqu’on y plantait les dents, une impression de vide sucré.

— En somme, poursuit-elle, pendant quatre ans la France aura connu une paix hideuse, la paix la plus terrible de son histoire.

La mère s’écrie soudain :

— Qu’est-ce que tu as, Albert ?

Son homme est d’une pâleur terrible, d’une pâleur rejoignant le bleu. Son menton pend et l’on aperçoit sa langue lâchée sur un lit de salive ; on dirait que ses vêtements ne font plus partie de sa personne. Son âme est inerte dans son individu. Il est mort dans son grand vieux corps. Son sang coule pour rien, comme l’heure dans une pièce vide.

Et puis son regard se remet à vivre. Il repart peu à peu dans l’intelligence, se dirige vers Petit Louis et l’interpelle.

— Dis donc, balbutie-t-il, ces soldats-là, tu en as tué ?

— Bien sûr, grogne le garçon, méfiant ; le plus possible.

Le père regarde ses mains, sans qu’il le veuille elles sont devenues deux poings énormes, couverts de poils grisâtres.

Petit Louis se glisse aux côtés de sa mère.

— Eh ben quoi, gémit-il, eh ben quoi…

— C’est pas possible, gronde le père, c’est pas possible, ces petits gars… tu n’as pas pu faire ça.

Ses poings éclosent, il en naît deux mains inconnues que Petit Louis regarde s’ouvrir avec soulagement.

— Tu es bon, dit-il, d’un ton faussement hardi. J’ai obéi à nos chefs, j’ai été un soldat moi aussi.

« Comme il a peur, se réjouit Hélène. » Elle aime son père pour cet effroi qu’il inspire à Petit Louis.

Le vieux berce son incrédulité en répétant :

— C’est pas possible…

Il est hébété.

— Je n’ai rien à te pardonner, commence-t-il tout à coup. Non, rien, puisque c’est moi le seul coupable. Je suis un assassin. À qui doit-on demander pardon lorsqu’on a du sang français sur les doigts ?

— À la France, crie Hélène bouleversée.

— La France ! clame Petit Louis. La France elle t’emmerde, Hélène, parce que la France c’est aussi bien moi qu’un autre.

— Tais-toi ! supplie la mère.

Elle a le visage tout réuni au-dessus de sa bouche ; c’est un petit peu d’humanité dans de la chair molle.

Le père la regarde sans la voir.

— J’avais envie de crever, il n’y a pas cinq minutes, reprend-il d’une voix morne. J’étais las. Seulement las. La mort me faisait envie comme un lit, mais maintenant je veux vivre, car je sens bien que je n’ai pas le droit de mourir d’autre chose que de ça.

— Garde tes jérémiades pour « eux », s’ils nous prennent, lâche Petit Louis. Les beaux sentiments ne sont pas faits pour les gens de notre condition. Chez nous il y a les braves types et les autres. Ça nous vient tout seul comme la puberté. Toi tu es un brave homme, moi je suis un dégueulasse et le Petit Jésus l’a voulu comme ça. Personne ne peut changer notre façon d’être et nous n’avons pas les moyens de nous offrir de la morale et de l’honneur lorsque les fées ont oublié de nous en attribuer le jour de la distribution.

« Tes faux soldats, je les ai tués et, si tu veux tout savoir, ça m’a fait bougrement plaisir ; que veux-tu, j’aime pas les héros. Un héros, c’est bien joli tant que ça vit, mais une fois mort, c’est rudement con. Chaque fois que j’en allongeais un, je me disais : « C’est moi le vrai héros. » Et c’est pour cela, comprends que je ne veux pas mourir. Toi, tu fais bon ménage avec l’idée de ta disparition. Tu me fais marrer, tiens. Tu as presque soixante ans et tu n’as même pas compris ce que c’était que la vie. Eh bien, moi, je le sais, papa : la vie c’est comme un secret caché en moi, il n’y a qu’en moi que je puisse le trouver. Tout ce qui existe a ses racines dans ma poitrine… »

— Tu es fou, dit le père en esquissant un geste las, tu me répugnes comme une brute malfaisante. Mon pauvre enfant, tu parles en aveugle, tu ne veux pas voir ce qui existe et tu nies tout ce que tu ne vois pas. Comment pourrai-je te montrer où se trouve la vérité.

— Où se trouve la vérité ! pouffe Petit Louis. Mon père, gardez-vous à droite, mon père, gardez-vous à gauche ; il existe autant de vérités que d’individus. Donc, pour moi, il n’y en a qu’une : la mienne.

Le père regarde son épouse. Est-ce là mon fils ? semble-t-il lui demander.

Elle s’affaisse un peu plus sur sa chaise. Comme elle est facile cette grosse femme, moite et bonne. Sa vérité elle la connaît bien : c’est ses enfants. Elle l’exprime au père avec ses yeux de brebis.

— Tu es une sainte, dit gravement le père en lui saisissant la main.

— C’est vrai, approuve Hélène.

Petit Louis sourit à un paradis où trônent des dieux mafflus.

Le père éprouve le besoin de parler encore des soldats :

— Vois-tu, Petit Louis, j’ai l’impression de descendre de toi, c’est idiot, hein ? Cela parce qu’une race évolue et que je suis plus évolué que toi malgré ma lourde bêtise. Ces soldats de ton âge sont mes frères et toi, tu es quelque chose d’infiniment vieux car tu les détruis. Tu es installé dans ton mal et tu te nourris de ta pourriture. Je persiste à croire tout de même que tout cela est ma faute. On met des tuteurs aux arbrisseaux et toi je t’ai laissé pousser n’importe comment.

— Mais non, papa ! s’écrie Hélène, tu n’as rien à voir dans le cas de Petit Louis. Il est devenu lui-même avec les idées spirituelles que notre humanité bouleversée lui a proposées.

Petit Louis reconquiert son aisance crapularde.

— Stop ! fait-il en dévisageant sa sœur. La philosophie n’est pas le genre de la maison.

La mère sourit avec indulgence. Elle dit doucement :

— Mes pauvres, vous vous usez les nerfs en discussions mauvaises. Toutes ces choses sont trop fortes pour nous. Si elles vous intéressent vous serez toujours à temps de vous en occuper quand nous serons chez mon frère.

Hélène pense à son amour inconnu : voilà l’homme qu’il leur faudrait pour les sauver. Elle veut retrouver la nuit ample et sonore de la montagne et le murmure du gel, et les lumières d’amour enfouies au fond des brumes.

Petit Louis déteste la campagne mais il aimerait y vivre désormais, pour avoir peur de la foudre les jours d’orage ; pour avoir peur des taureaux en franchissant les barrières ; pour avoir peur des chiens la nuit. Ah, comme ce serait bon de se heurter à un effroi familier, facile à dissiper. Oui ! fuir sa peur pour avoir peur…

« J’aurais toujours, décide-t-il, une baguette de noisetier pour me défendre des vipères, je ne nagerais jamais jusqu’au courant de la rivière, je changerais de vêtement chaque fois que je serais en sueur, je ne boirais pas l’eau des sources, je ne mangerais d’aucun champignon, je… »

Le père de nouveau se sent las. Il voudrait travailler, travailler, jusqu’à mourir au bout de sa pioche.

Ils sont comme des gens réunis par hasard dans un salon d’attente. Ils s’observent à la dérobée ou se regardent d’un air faussement affable. Le sens de leur famille s’égare, chacun vit étroitement avec soi-même et compose son propre foyer. Chacun s’assiste, se veille, s’étudie.

Je suis seul dans ce danger des autres. J’ai précédé mon existence jusqu’à ce jour et j’attends qu’elle achève de pénétrer en moi. Ce qui se prépare dans cette pièce, ce n’est pas mon avenir, mais mon passé. Les autres ont contribué à me faire, mais les autres sont moi, puisque je les ai assimilés.

L’inutilité des mouvements devient de plus en plus évidente. S’ils étaient capables de réaction, ils crieraient de peur en s’apercevant, car ils sont nullement habitués les uns aux autres et se rencontrent à chaque regard.

Depuis leur naissance, ils s’acheminent vers cette paralysie. Voilà des heures qu’ils luttent contre eux-mêmes, mais maintenant le calme descend en eux comme une grâce. Ils ont appris la résignation.

L’esprit de famille couve encore chez la mère, c’est une sorte de brandon, avivé de temps à autre par des élans maternels ; mais chez le père, le cœur est dévasté et glacé comme un âtre éteint. Le père vit dans de la cendre conservant encore des formes fragiles que chacun de ses mouvements démolit et il s’isole plus obstinément, à mesure que s’unifie son passé.

Les parents sont aussi terrifiants et amples que le silence. Ils reposent, repus de vie, dans cet instant perdu, apprenant le néant de leurs âmes.

La présence d’Hélène palpite doucement. Elle imagine son corps aux formes précises, sa chevelure rousse, et pense à cette silhouette comme à un être étranger qu’elle aurait rencontré par hasard et dont le souvenir se serait fiché dans sa mémoire. Elle se lève et marche en elle, lentement, sans bruit. Pour ne pas l’éveiller, dirait-on.

« Je suis intacte, pense-t-elle, voilà bien ma force et mon éternité. Je me poursuis implacablement tandis que Petit Louis trébuche, sa peur étant trop lourde. Il sait bien qu’un homme se manifeste avant tout pour lui-même. Petit Louis sait qu’il n’existe que pour exister. Il ne signifie rien d’autre que sa vie. Et il tremble de se disparaître. »

Oui ! Petit Louis a peur.

Ses sens sont décentralisés. Ils s’exercent en s’ignorant. Ainsi il voit la table : c’est une table. Il touche la table : ce n’est pas la même table. Il entend le bruit de la table qui répond à son contact : voici une autre table. Il pourrait également la goûter et la sentir, l’effet demeurerait identique. Ses cinq sens ne lui traduisent plus : la table, mais cinq tables.

Signe de mort ? Sans doute, puisqu’il est accablé de cinq vies.

Il se démultiplie. Ses sens se répandent dans la pièce. Il éclate.

Et partout, autour d’eux, une habitude de vie mendie : des cris au-dehors, des objets environnants… Le jour transparent, collé sur des pellicules de jour où se mêlent des filaments de soleil.

Midi pèse sur la ville. La chaleur tourne dans le four du ciel comme un fer rouge. Les gens s’assoupissent un peu épuisés par leur allégresse. Leurs rires sont mous, leurs regards fatigués d’extase.

Ils ont cessé de douter de la réalité.

La foule est moins incohérente, elle absorbe les soldats et dévore leurs exploits. En bas, devant une crémerie, un groupe de ménagères se fait narrer des anecdotes historiques par un jeune sergent en terre cuite.

Petit Louis pense lugubrement :

« On dirait qu’il leur raconte ma mort. »

Des guirlandes de Marseillaise serpentent dans les rues. Parfois, la foule s’ouvre devant une bande tapageuse, composée de tous ceux qui n’ont pas bougé pendant quatre ans et qui viennent de découvrir l’action. Les premiers brandissent des drapeaux et frappent sur des tambours de patronage. Il y a un grand cul à lunettes qui s’époumone dans un clairon. Derrière, une cohorte hirsute, hurlante, cherche une bastille à prendre ; des femmes ruisselantes de sueur, des petits fonctionnaires. Tout ce brave monde croit que la digne vie quotidienne est partie avec les Allemands. Il est libéré, mais libéré surtout de ses habitudes.

« Le jour de gloire est t’arrivé. »

Ils s’égosillent généreusement. Eux aussi auront fait quelque chose : parés de tricolore, ils exploitent la gloire de ceux qui n’en veulent plus. Huile médiocre sur le feu de l’épopée. Des spasmes d’accordéon s’étirent dans le bleu câlin du jour.

Petit Louis soupire en regardant la fumée lasse qui flotte au-dessus des toits. Ce décor lui est familier comme un vice. Il bâille. Le père examine la bouche ouverte de son fils avec curiosité. Il pense : « Lorsqu’on bâille, c’est qu’on est inactif ». À cette idée, un petit métronome se déclenche dans son corps.

Le tunnel est vide aujourd’hui. Il dort dans son obscurité et son silence. De temps à autre une pierre, un peu de terre glissent, une goutte d’eau tombe : flac ! dans une flaque qui l’accepte. Demain il contiendra à nouveau un monstrueux fourmillement d’hommes et reculera devant leurs pics. Mais demain où sera le père ?

Le vieux bute sur son immobilité.

Il réfléchit un moment et se sent envahi par la chaleur d’une décision. C’est d’une voix changée, sonore et autoritaire qu’il parle.

— Mes enfants, annonce-t-il, nous allons sortir de là aujourd’hui même, c’est notre seule chance de nous en tirer.

— De jour ? questionne vivement Petit Louis.

— Bien sûr. Je présume que cette nuit, la circulation ne sera pas aisée. Il faut s’attendre à des vérifications d’identité. Tandis qu’en ce moment, rien n’est encore organisé. Tout le monde chante…

Petit Louis fixe son père d’une manière insultante.

— Alors, tu crois que je vais tenter le coup comme ça, en me basant sur tes pronostics ?

Il secoue la tête.

— Écoute papa, tu n’as toujours pas compris. Je te l’ai déjà dit, j’accepte de crever dans cette piaule, parce que là, au moins, je suis sûr d’être avec moi-même jusqu’au bout. Mais je ne veux pas risquer de tomber dans leurs pattes. Mourir de faim, c’est mourir de sa bonne mort. S’ils me prennent, ils m’adosseront contre quelque chose de vertical et ils m’administreront un jet de mitraillette. Tu ne connais pas ça, la mitraillette, ça n’est pas de ta guerre… Laisse-moi te l’expliquer : ça fait un bruit de soutane dont tous les boutons sauteraient les uns après les autres : clac… clac… clac… clac. Seulement les boutons ce sont des balles et tu les prends dans l’œuf, un peu partout. Des fois ça te coupe en deux, et puis des fois ça rentre dans tes vêtements et la mort vient te chercher à travers ta flanelle. D’autres fois, c’est dans la gueule ; ah, t’as pas l’air fin quand tu pleures un œil…

Le père pose la main sur l’épaule de Petit Louis.

— Tu désires rester ici ? Bon, mais as-tu songé que nous sommes dans la chambre d’Eugène, et qu’Eugène était milicien comme toi ? Gros malin de renard qui va se faire enfumer dans le terrier des autres !

Petit Louis devient vert, sa cicatrice rit tristement d’un air fatal.

— Je n’y avais pas songé, avoue le garçon. Bon Dieu, tu as raison…

Le père sourit et regarde autour de lui, il n’y a plus d’ombres dans la pièce. Hélène et la mère se tiennent assises, bien sages, pareilles à des personnages du musée Grévin.

— Ah, tu vois, murmure-t-il d’un ton patient, ah tu vois, j’ai raison. Tu n’as aucun esprit d’à-propos. Si je vivais moi-même cette sale affaire, au lieu de la vivre à travers toi, je saurais dresser des plans d’action.

— Alors ? questionne Petit Louis.

Il se livre tout entier dans ce mot, se tend à son père, soumis.

Le soleil glisse sur une grève de nuages, il inonde la pièce d’une lumière impétueuse. Le père ressemble à un saint de bois tout rongé par le temps.

— Voilà, explique-t-il. Hélène va se mettre un fichu sur la tête, afin d’être moins reconnaissable, et puis elle ira rôder vers la sortie sud de la ville afin de repérer l’ambiance. Tu veux bien, Hélène ?

— Oui, répond l’interpellée d’un ton peu pressé.

Comme sa famille la regarde, elle prend un air indifférent :

Le ciel est bleu, la mer est verte.

Ah, laisse la fenêtre ouverte, fredonne-t-elle.

— Tais-toi ! intime Petit Louis, c’est pas le moment de chanter.

Hélène se tait.

— Tu es bête, murmure-t-elle après un silence, moi je trouve curieux de faire participer cette chanson à notre aventure : une chanson composée pour des gens qui doivent se réjouir en l’écoutant.

— Au diable tes parlotes, grommelle le garçon. T’as toujours quelque chose à ramener au mauvais moment.

Hélène se lève. Longuement elle examine la pièce comme si elle craignait de l’oublier. Un frisson d’angoisse parcourt la mère ; une fois encore elle désire reprendre ses enfants dans son ventre et aller les refaire plus loin…

Elle cherche des mots pour protéger sa fille.

— Fais attention ! dit-elle machinalement.

— Oui, maman…

Hélène se regarde dans la vitre de la croisée.

— On dirait une petite Polonaise, fait le père attendri.

— Ça va comme ça ? questionne la jeune fille. J’aime être jolie, ajoute-t-elle, pour moi… J’essaie toujours de me séduire, quelquefois j’y parviens, alors je marche en me contemplant.

Elle tapote les plis de sa jupe.

Les autres fixent la porte qui va s’ouvrir sur leur destin.