SUR MON LIT DE MORT
La Mort m'avait dit : « On a surtout tué pour vivre. »
A Pierre Scize.
Je me suis éveillé tôt ce matin. Habituellement, je dors jusqu'à dix heures. Le matin n'est pas fait pour moi. Je voudrais pouvoir vous expliquer pourquoi, mais je n'en sais rien moi-même. N'affrontons pas les évidences. Je ressemble aux anciens czars : je ne dors bien que le jour. La nuit m'use. Je la tolère jusqu'à une heure du matin à cause des spectacles et des soupes gratinées, mais, d'une heure jusqu'à l'aube, j'agonise. Mon sommeil est indécis. Sûrement, je mourrai à la fin d'une nuit.
A l'aurore je prends conscience du jour, alors, soulagé, je m'enfonce dans mon véritable sommeil, comme un condamné à mort doit le faire lorsque les premiers rayons du soleil lui promettent un jour de plus à vivre.
* * *
Ce matin, lors de cette prise de conscience, il s'est produit quelque chose — mais quoi ? — et je me suis éveillé tout à fait. J'avais l'impression de porter en moi une pensée bouleversante, susceptible de modifier ma façon d'être. Tiens, c'est vrai, on est et il faut malgré tout s'efforcer d'avoir une façon d'être. Je me suis mis à rechercher cette pensée, anxieusement, avec tout de même la crainte de la trouver. A mes côtés, ma femme dormait. Elle dort tout le temps, chez elle le sommeil est une pesanteur. Elle dort comme tombe un objet lâché, dès que son corps est inerte.
Je la contemplais. Elle était tout au fond du sommeil ; je ne sais dans quel néant d'où il me semble qu'un jour elle ne reviendra pas.
« Comme elle est loin, pensai-je, loin du monde et d'elle-même. »
Tout à coup, je réprimai un mouvement d'effroi. Je venais de découvrir cette fameuse pensée.
J'avais envie d'éveiller ma femme pour lui parler du meurtre que j'ai commis.
* * *
Un matin pareil à celui-ci, j'ai rencontré un homme qui arrivait du fond de son passé et je l'ai tué.
Je pense à la place qu'occupait cet homme dans le monde. Je ne crois pas à la société, la preuve c'est que je n'ai jamais voté. Non, la place de cet homme, c'est les odeurs qu'il a respirées, les faits qu'il a provoqués et qui n'ont été des faits dans la vie du monde que parce qu'il existait.
Par elle-même, la vie de cet homme n'était rien, mais il l'utilisait…
Je ne puis admettre la pensée que je représente son destin. Non seulement, je supporte le poids de sa mort, mais aussi celui de sa vie. Une femme a porté dans son ventre une vie qui déjà m'était promise. Elle a nourri cette combustion que j'ai éteinte, et les mille hasards de l'existence de cet homme le conduisaient droit à moi.
Pourtant, ce n'est pas terrible d'être un assassin. Vous ne sauriez croire, au contraire, combien un crime est léger lorsqu'on est assuré de l'impunité. A explorer mes sensations je m'en crée de nouvelles, un peu littéraires et heureusement passagères, qui vous donneront une fausse idée de la chose, à vous qui n'aurez qu'elles pour comprendre mon crime.
* * *
Je suis né le 3 février 1918.
Mais vous seriez bien ennuyé si je vous racontais ma vie. J'ai été sans relâche un être ordinaire et je ne suis rien devenu, sinon un assassin pour vous. Seulement, voyez comme l'homme est poète dans ses moindres recoins : j'allais vous parler de mon enfance, de mon pouce que je suçais, de mes premières amours, pour essayer de vous démontrer que, depuis ma naissance, ma vie avait été un acheminement vers mon crime.
Et, après tout…, pourquoi cela ne serait-il pas vrai ? Si sincèrement je pensais ainsi, vous n'auriez qu'à vous incliner devant ma vérité, mais cela n'est pas. Mon acte n'est pas un aboutissement, seulement un épisode…
J'ai tué. D'autres aussi. L'essentiel est que tout le monde l'ignore. Ce sont les autres qui en feraient un crime.
* * *
Même si la chose s'était sue, j'aurais été acquitté. Il y a des gens qui tuent accidentellement, avec leur automobile par exemple, et qui néanmoins dorment bien la nuit et n'éprouvent aucun émoi en pensant à l'événement. Et ils conduisent encore la même voiture. Pourtant, il y a la fatalité d'une vie entre les phares de leur machine. Mais l'acte ne comptant pas, ils ont oublié. Mon acte non plus ne compte pas, pourtant je me souviens. Sans cesse j'essaie d'imaginer cet homme. Il dégageait un rayonnement. Sa vie avait de l'importance pour certaines gens. Il était maçon ; son patron a dû le remplacer ; il y avait quelque part, dans un chantier, un mur auquel il travaillait ; ce mur n'était pas seulement fait de moellons et de ciment, mais aussi, mais surtout des pensées de cet homme, de son application, de la volonté qu'il avait d'élever cette construction. Il ne l'a pas achevé. Dans la ville se dresse maintenant un édifice dans lequel je me suis manifesté.
Je me répercute à l'infini. Dans les arrêts et les mouvements qui découlent de la mort de cet homme.
* * *
Le hasard ! Les hommes ne le comprendront jamais ! C'est notre père à tous.
Je me suis éveillé tôt ce matin. Hasard ? Ma femme dormait ; pourquoi ai-je eu envie de lui révéler mon crime ? Si elle savait, elle me regarderait avec horreur et nos deux vies se trouveraient modifiées. Alors oui, peut-être me sentirais-je un véritable assassin… Je serais définitivement un assassin pour m'être éveillé à six heures. Si vous croyez à la signification du rire, pourquoi ne riez-vous pas de cela ?
Je n'ai rien dit à ma femme, il aurait fallu que j'insistasse pour qu'elle me crût. Je n'aime pas me fatiguer.
Ma femme se nomme Marie-Thérèse. Un jour je vous montrerai sa photographie. Elle a de jolis seins, vous verrez ; ça me ferait plaisir si vous en aviez envie.
* * *
Le maçon pouvait avoir trente ans. Il portait une casquette et il avait les yeux roses. Sur mon lit de mort — c'est à cela que je voulais en venir —, oui, sur mon lit de mort, ma dernière pensée sera pour ses yeux. Certains lapins ont les yeux roses, ça ne leur empêche pas de ressembler à des lapins ; lui avait les yeux roses et il ne ressemblait à rien d'autre qu'à un maçon. A un maçon aux yeux roses, voilà.
Et ma vie coule sous l'arche des yeux roses.
* * *
Ce jour-là, j'étais allé chez Blandin. Cherchez sur l'annuaire ! Vous y trouverez : Blandin, liquoriste. Si je n'étais pas allé chez lui, rien ne se serait produit — autre hasard. Mais allez donc dire à Blandin qu'il a, rien qu'en existant, participé à un meurtre.
Blandin vous montrera l'en-tête de son papier à lettres : maison fondée en 1843. Blandin distille, il ne tue pas les gens.
Et c'est vrai, il n'a pas tué ! Un peu du crime l'a traversé, comme le courant électrique traverse le corps d'un homme qui tient un autre par la main. J'étais le dernier de la chaîne, j'ai pris la décharge. Il faut bien un dernier.
Quand j'étais petit, je me disais : « Je pense que je pense que je pense que je pense. » Comme cela jusqu'à vomir. Ça me faisait songer à l'étiquette collée sur les boîtes de la Vache qui rit, où l'on voit une vache ayant comme boucles d'oreilles d'autres boîtes où figure la même étiquette, ainsi de suite jusqu'à mourir.
Oui, il faut un dernier, et un dernier n'est que la victime d'un nombre.
Blandin croit à l'éternité de sa firme parce qu'elle a cent ans. Mon arrière-grand-père aussi a eu cent ans, lui aussi avait pris l'habitude de l'éternité. On l'a trouvé mort dans son lit, un matin, la bouche ouverte, et on a fermé ce siècle d'erreurs avec un mouchoir noué sur la tête.
* * *
Donc j'étais allé chez Blandin pour lui commander une caisse de Gallifet. J'aime les liqueurs douces. Je les bois à la bouteille. Je bois toujours à la bouteille lorsque je suis seul. Blandin habite du côté de la gare de triage, tout au fond d'une rue déserte qui sent la fumée, le harnais, et la cave près de chez lui. Je revenais paisiblement. La rue est bordée d'un côté par le remblai d'une voie ferrée, de l'autre par un mur infini sur lequel les gamins écrivent des noms de filles, et les grandes personnes des noms d'hommes politiques.
J'étais seul dans la rue. Il pouvait être onze heures. Un petit soleil triste dessinait des ombres. Un chien maigre flairait le mur. Pourquoi ce décor sans pittoresque devint-il mon décor ? Et surtout le décor du maçon ? Le monde entier se condensa pour nous dans cette rue assoupie, et le véritable reste du monde devint tout à coup une chose improbable et sans importance. Cette rue, rien que cette rue au trottoir de terre, au mur immense bégayant ses « Lulu » et ses « A bas Laval ! ».
Le maçon survint. Il allait à bicyclette et ses yeux roses avançaient vers moi comme, la nuit, l'incandescence d'une cigarette.
Et soudain le temps qui ne compte pas compta. Il se traîna comme l'heure que l'on suit des yeux sur le cadran de l'horloge. Il se traîna comme dans son regard se traîne la vitesse d'un coureur.
Le maçon arrivait sur moi. Il ne le savait pas. Il me voyait sans me regarder. Le hasard devint minutieux. Maintenant, je me dis : « Et s'il était allé plus vite, et si j'étais parti plus tôt de chez Blandin ?… »
Nous vivions. Il devait mourir. Je devais le tuer.
Et c'était là.
* * *
A l'instant précis où nous parvînmes à la même hauteur, les sirènes d'alarme retentirent, donnant sa signification à un ronronnement qui, depuis un moment, rôdait à l'horizon. Le maçon descendit de sa bicyclette et la peur réussit ce miracle : faire de deux inconnus une fraternité, oui ! Nous nous regardâmes et immédiatement nous nous sentîmes liés par ce hululement comme deux jambes par la marche.
— Bon Dieu ! hurla le maçon, c'est pour nous !
Je pensai à la gare de triage, si proche. Je sentis ma gorge se contracter. Je fus assoiffé d'éloignement.
Le vrombissement devint un sourd tonnerre.
— Planquons-nous ! cria mon compagnon.
Il abandonna sa bicyclette et se précipita vers une sombre masure, incrustée dans le mur comme une plaie.
Tenez, vous allez penser que je radote, mais cette maison, cette carcasse de maison morte, étouffée dans le mur, n'était-ce pas aussi le hasard ?
* * *
Je viens soudainement de comprendre pourquoi je vous raconte tout cela. Et c'est diablement reposant, la compréhension. Je pense que ma vie, à cause de ce drame, devient comme une sorte de roman. Je ne peux plus vivre un roman. Je ne peux plus. C'est trop lourd pour moi. Je m'en débarrasse d'un coup de reins, comme d'un colis dont les ficelles claquent. Voilà pourquoi j'avais envie d'éveiller Marie-Thérèse, ce matin, et de lui montrer mes mains de meurtrier, qui ressemblent perfidement à des mains faites seulement pour servir de mains. Je vivais un roman tout seul, votre roman maintenant ; c'est trop difficile, je n'ai pas de spectateur en moi, je ne suis pas fou. Pour supporter un roman, il faut se sentir multiple.
Vous allez tout savoir, et puis tout oublier, et moi aussi peut-être, entraîné par votre indifférence.
* * *
Le maçon laissa sa bicyclette devant la porte et nous nous engouffrâmes à l'intérieur de la maison morte. Il y avait un couloir plein de plâtras, encore tapissé d'un papier sans couleur, et puis, au bout, une salle au plafond crevé sur les murs de laquelle on apercevait un Règlement pour les débits de boissons et les réclames du Cinzano.
Une trappe dans le plancher. Un escalier de six marches. Nous fûmes dans la cave. C'était plutôt un trou dans des ruines. Nous nous y terrâmes. Et alors il y eut la bombe, mais je ne peux pas vous expliquer, ni personne, ni même le type qui avait inventé cette bombe et composé ses effets avec des formules.
Quelque chose d'énorme et de trop fort. Un bouleversement et du bruit. Le bruit du bruit. Du bruit chimique. Le diamant, oui, le diamant fait bruit.
* * *
Nous nous retrouvâmes serrés l'un contre l'autre, le maçon et moi. Crispés. Nous attendions une suite, il n'y en eut pas.
Je claquais des dents et j'avais envie d'uriner comme lorsque, enfant, je jouais à cache-cache.
— Nom de Dieu ! disait le maçon. Nom de Dieu !
Nous étions comme une photographie représentant un acrobate entre deux trapèzes. Et puis, soudain : crac ! la vie a repris.
— T'as des allumettes ? m'a demandé le maçon. Nom de Dieu ! J'ai oublié mon briquet dans ma veste, j'étais juste allé chercher mon casse-croûte ; tu parles, si j'avais pensé…T'as pas d'allumettes ?
— Je ne fume pas.
A tâtons, nous retrouvâmes l'escalier et le gravîmes. Impossible de pousser la trappe. La maison s'était effondrée par-dessus. Je ne sais pas où était tombée cette bombe, assez loin sans doute. Et puis, nous n'avons pas à nous en occuper : on paie des techniciens pour étudier ces phénomènes.
* * *
Je vous émiette mon roman et j'ai envie de pleurer. J'ai souvent envie de pleurer, mais je ne pleure jamais. En ce moment, il ne s'agit pas d'une vraie tristesse, seulement d'une mélancolie poétique. Je rêve que je vous raconte une histoire si poignante, si désespérante que nous pleurerons tous, vous et moi, lorsqu'elle sera achevée, et que nous nous logerons tous une balle dans le cœur pour l'empêcher de battre à l'ombre de mon histoire.
Mais moi, je me manquerai, afin de vous voir mourir…
* * *
Nous étions prisonniers de cette cave. Lorsque nous avons compris que nous ne pouvions pas en sortir par nos propres moyens, nous avons essayé de nous y installer.
Il faisait noir. Ce n'est pas vrai, on ne s'habitue pas à l'obscurité lorsqu'elle est totale. Ainsi je ne voyais pas le maçon, bien qu'il fût vêtu de blanc. Je ne l'ai jamais revu. Je l'ai tué à tâtons.
— Tu parles, me dit-il, quand, exténués, nous nous assîmes à terre, nous sommes enterrés vivants ; tu parles qu'on est fait comme des rats ; tu parles que personne n'aura l'idée de gratter dans la bicoque pour voir si qu'on est dessous !
Au début nous fûmes fatalistes, à cause du silence, bien tendu comme une eau de mare. Le bombardement avait cessé et c'était rudement fameux de vivre encore.
— Moi, dit le maçon, je suis maçon, et toi ?
— Écrivain !
Il parut ému. Dans le noir, il dit sur le mode admiratif :
— Merde, alors !
Puis, plus bas :
« Vous m'excuserez…
* * *
Par moments, j'ai l'impression d'évoluer. De vieillir et d'évoluer. Je me dis : « Ce doit être “ça”, l'expérience. » Et « ça » me réconforte. Suis-je donc stupide au point de vouloir me transformer ? Mais je retrouve au long de ma vie des situations identiques qui suscitent en moi d'identiques réflexes. Je me poursuis implacablement.
Voilà pourquoi mon acte ne fera jamais de moi un assassin. Les accidents ne nous transforment pas. Un homme peut subir l'amputation de ses quatre membres, l'homme-tronc qu'il sera devenu demeurera malgré tout l'homme complet qu'il était.
* * *
Au début, nous fûmes plus que fatalistes. Nous fûmes calmes…
Pour le maçon, l'événement n'était pas de se voir brusquement emmurer, mais de l'être en compagnie d'un écrivain.
Ça lui paraissait inouï. Il cherchait à dilater son maigre destin. Je me sentais gêné. Écrivain ! Jamais je n'aurais osé qualifier ainsi mon activité. Je rédige des brochures pour une agence d'éditions : Titres : La Conserve de guerre, Je suis colombophile, La Clef des songes, etc. Lorsqu'on m'interroge sur ma profession, je dis que je travaille aux éditions Merseilla, sans plus. Écrivain ! C'est mon percepteur qui en a décidé ainsi.
Alors écrivain, soit !
Oui, le maçon fut médusé.
Au bout d'un moment, il reprit son souffle.
— Moi, voyez-vous, commença-t-il, ma vie est un roman.
(A lui aussi !)
Nous étions dans le noir épais de ce caveau. Il vivait par sa voix, sa voix était plus qu'une voix, elle était un individu complet.
— Ma vie est un roman, reprit le maçon. Si je vous la disais, vous en feriez un livre…. (Et je sentis qu'il esquissait un geste dans l'obscurité. Tout gosse, je me suis trouvé orphelin, j'ai été élevé par un vieux voisin qui me touchait, vous parlez ! Vaille que vaille j'ai grandi et je me suis marié. Le ménage marche couci-couça, vu qu'on s'engueule, ma femme et moi. Un roman, je vous dis. Ma femme, je vais vous dire, ça n'est pas une mauvaise femme, mais elle a des idées, moi je n'ai pas d'idées. Il ne faut pas non plus qu'une femme en ait… Un roman…
* * *
Qu'est-ce qu'un roman ?
* * *
Je crois comprendre.
Un roman, c'est le maçon maintenant ; un roman, ce sera moi tout à l'heure. Un roman, dix, mille romans, ce sera vous quand vous ne serez plus, ou qu'une partie essentiellement collective de vous-même aura cessé de fonctionner.
Mon acte suprêmement collectif a été l'assassinat du maçon.
* * *
Dans la cave, j'étais tellement assommé par l'obscurité que je croyais voir danser au plafond des disques de lumières pétillantes. Ces disques s'élargissaient démesurément ou s'étrécissaient jusqu'à devenir une étincelle. J'avais beau fermer les yeux et les rouvrir, le phénomène continuait.
Je demandai au maçon :
— Vous ne voyez rien en haut ?
Il répondit que non et poursuivit la narration de son histoire. Comme elle n'avait pas de suite, il la recommença…
* * *
Je m'appelle Antoine Ragosin et le fisc a décidé que j'étais écrivain. Je sais maintenant que je suis Antoine Ragosin depuis toujours, pour moi-même et pour les autres, et que je le demeurerai toujours contre moi et contre les autres. Mais il aurait suffi que j'éveillasse Marie-Thérèse, ce matin, afin que tout changeât pour les autres.
Lorsque quelqu'un pense à moi, il voit mon visage allongé, mes lunettes derrière lesquelles s'affolent mes yeux myopes, mes cheveux roux. Surtout mes cheveux roux. Cette tête, c'est la tête rassurante, permanente, immuable, définitive d'Antoine Ragosin, brave type. Mais si mon meurtre était connu, elle cesserait d'être paisible comme un paysage pour devenir la tête du crime. Mon acte remonterait jusqu'à mon berceau et personne ne se souviendrait que j'ai été un brave homme.
* * *
Après la vie du maçon, il y eut un long silence.
Il ne pensait pas à réclamer la mienne, et je n'éprouvais nul besoin de la lui raconter.
Avant lui, je n'avais pas de vie à raconter. Je n'avais que ma vie. Elle n'était pas racontable.
Au bout d'un long moment, le maçon dit :
— J'ai ici ma musette avec un litre de rouge et trois sandwichs, y en a deux à la tomate, et l'autre est au fromage bleu. Ma femme s'appelle Amélie, elle doit commencer à se biler. Voulez-vous qu'on mange ?
— Je n'ai pas faim.
— Ni moi, mais on va boire une rasade, et puis vous parlez, faudra sortir d'ici ! Bon Dieu, je voudrais pas crever dans le noir. Le jour il fait jour, c'est pas la même chose.
* * *
« Faire jour ! » La belle expression…
* * *
Nous nous mîmes à explorer la cave de fond en comble. Ce n'était pas facile. Nous butions contre des caisses vides et des tessons de bouteilles.
Le maçon dit :
— Il nous faudrait une pioche !
Comme il aurait su s'en servir !
En guise d'outil, nous ne découvrîmes qu'une penture de porte.
— Où jugez-vous bon d'attaquer ? questionnai-je.
— Au plafond, me répondit-il ; il faudrait que nous découpions une poutre afin de faire effondrer une partie de l'étage dans la cave.
Nous superposâmes deux caisses et je les maintins en équilibre tandis qu'il s'y juchait. Le travail commença ; il se servait de la penture comme d'un pic et attaquait violemment la poutre.
— Elle est foutrement solide, cette saloperie, grondait-il à mi-voix.
A cause de son équilibre difficile, il ne pouvait prendre d'élan pour frapper. Il décuplait donc sa force afin de gagner en violence. Il injuriait la poutre pour se donner du cœur à l'ouvrage.
Son mouvement faisait trembler les caisses. Je m'arc-boutais contre elles. J'avais le nez dans les jambes du maçon. Il sentait abominablement des pieds. Le choc faisait crouler des plâtras. Ma langue fut bientôt feutrée par une poussière âcre et lourde. Je baissai la tête. Cette bruine de gravats tomba sur mon cou. J'avais l'impression que c'était l'obscurité que le maçon attaquait ainsi et que celle-ci s'effritait sur moi. Mes doigts s'engourdissaient sur les caisses, je perdais la notion de mes bras. Je devenais rapidement une masse inconsciente de son rôle, mais, à l'intérieur de cette masse, mon corps éternel vivait. Je redoutais d'éprouver une démangeaison. Aussitôt, j'en ressentis une entre les jambes. Je fus affolé par l'idée que j'allais devoir me gratter. J'aurais pu supporter une baïonnette dans le gras de la jambe, mais pas cette démangeaison ; c'était comme un ver qui se préparait à me pénétrer.
Je lâchai le frêle édifice ; le maçon perdit l'équilibre mais se reçut avec agilité.
— Eh ben ! Un peu de plus…, fit-il gentiment.
— Vous m'excuserez, dis-je.
Je n'avais plus envie de me gratter.
Mon compagnon reprit sa place sur les caisses. Et de nouveau j'eus son gros pantalon sur le visage. La cendre de nuit recommença à pleuvoir. Ma démangeaison revint.
— Ça va, me dis-je fermement, je deviendrai fou, mais je ne me gratterai plus.
Alors elle me laissa un peu en repos.
Le maçon flanquait de grands coups. Il hurlait à chaque fois : « Tiens ! Vache. Tiens ! Salope. Tiens ! Fumier… »
Et ses pieds sentaient de plus en plus, et ses deux jambes infinies me chuchotaient son effort.
* * *
Souvent j'ai évoqué la scène, je ne parvenais pas à l'ordonner. C'était une réalité passée qui tournoyait dans mon souvenir. Maintenant qu'elle est écrite, revécue en quelque sorte, je me sens délivré. Non ! non ! non ! je ne suis pas un assassin…
* * *
Le travail n'avançait pas. La poutre était trop dure et la penture pas assez tranchante. Elle arrachait seulement quelques copeaux et, dans le noir, on ne pouvait localiser l'assaut afin de créer une blessure susceptible de mettre ce bloc de bois en péril. Bientôt le maçon fut incapable de poursuivre ses injures, chacun de ses coups lui arrachait un ahanement de bûcheron qui, à la longue, finit par devenir une sorte de gémissement. Ses jambes tremblaient de plus en plus. Et j'entendais, là-haut, son souffle rauque, un peu sifflant.
— J'en peux plus ! s'exclama-t-il enfin.
Il descendit.
— Je sue comme une femme en couches, continua-t-il.
Moi aussi je suais. J'écoutais ma respiration. Elle ressemblait à la sienne. Pourtant, je n'avais produit aucun effort. Déjà on respirait mal.
— A moi, fis-je en escaladant les caisses.
Une fois perché, j'eus un vertige. Il me semblait qu'on m'enveloppait la tête dans un linge chaud.
« L'air chaud monte », pensai-je.
Je tâtai la blessure de la poutre. Puis je me mis à frapper ; mais je suis maladroit, l'outil dérapait et je me meurtrissais le dessus des doigts sur le bois rugueux.
Je me disais de plus en plus : « L'air chaud monte, l'air chaud monte… »
J'avais envie de vomir.
Le maçon dit :
— On est cons de s'escrimer, ça fait pas plus que de pisser dans un violon. Cette poutre est trop solide pour la penture.
Je tapais à tort et à travers. Bon Dieu, comme c'était ridicule, cette agitation d'homme effaré par la chute de son destin !
Depuis longtemps nous avions compris que nos efforts étaient inutiles, mais nous jouions le jeu tout de même. Par pudeur, l'un vis-à-vis de l'autre.
* * *
En admettant que le maçon ne soit pas mort, bien que nous ayons vécu ensemble de pareilles heures, nous ne nous saluerions même plus.
J'ai toujours été déçu par l'oubli. Si mes contemporains avaient voulu, je saurais vivre à travers des souvenirs.
Ainsi, j'ai aimé une femme qui se nommait Judith. Je la fis souffrir parce qu'elle m'aimait, que je l'aimais et que c'était trop simple. Lorsque je la quittai, elle ne me dit rien, elle me regarda seulement. Elle me regarda comme seules les vaches savent regarder : sans ciller et peut-être sans voir. A son regard, je compris qu'elle ne m'oublierait pas, et je partis, allégé par cette certitude.
De temps à autre, je lui téléphonais :
— Allô ! Judith ?
Elle demandait :
— Qui est-ce ?
Et je répondais :
— C'est moi !
Alors sa voix devenait peureuse, humide, et me ravissait :
— Bonjour, Antoine !
Un jour, il se passa ceci :
— Allô, Judith ?
— Qui est-ce ?
— C'est moi !
— Moi qui ?
Je raccrochai.
L'oubli…
* * *
Le maçon tint à ce que nous mangions. Pour lui faire plaisir, j'acceptai un sandwich à la tomate, mais j'avais surtout soif. Lui aussi.
— Il faudra ménager le kil, prévint-il d'une voix déjà moins fraternelle.
Il se demanda :
— Si personne vient nous délivrer, de quoi qu'on mourra : de faim ou d'asphyxie ?
— D'asphyxie, répondis-je.
Il réfléchit.
— C'est vrai, approuva-t-il, on respire mal. Je sue de plus en plus, et vous ?
— Moi aussi.
Il parla encore :
— Je pense aux types des sous-marins. Ça doit être moche de crever comme ça.
Moi, je pensais à l'asphyxie. J'essayais d'imaginer ses effets. J'y parvenais presque. Pour mieux suivre ma pensée, je parlai tout haut :
— Nous allons suffoquer de plus en plus. Et puis nous transpirerons encore, et puis nous respirerons, mais, malgré nos efforts, il n'y aura plus d'oxygène dans nos poumons, nous aurons sûrement des étourdissements, et puis…
— Et puis merde ! dit brutalement le maçon. Je veux pas le savoir.
Je me tus.
Et voilà qu'il se mit à trépigner dans la cave en hurlant :
— Comme des rats. Nom de Dieu ! Comme des rats !
— Ça va, lui dis-je, ce n'est pas la peine de crier comme ça. Plus vous vous agitez, plus vous consommez d'oxygène.
— Ça, c'est mon affaire, répondit l'homme, bêtement.
— Et la mienne aussi.
— Ah oui, admit-il, bien sûr.
Il soupira.
— A votre avis, est-ce qu'on va crever ensemble, ou l'un après l'autre ?
— Je ne sais pas, plutôt l'un après l'autre, tout ça dépend de nos constitutions.
— C'est vrai, vous savez tout, vous autres écrivains.
Écrivain ! « Les Conserves de guerre, Je suis colombophile, La Clef des songes »…
Le maçon respirait du nez. J'avais son odeur dans la tête. Brusquement, je pensai à ses yeux roses. J'aurais donné un bras pour les revoir.
Mais il avait oublié son briquet…
* * *
Le temps passait. Parfois, saisi d'une brusque frénésie, le maçon flanquait quelques coups de penture au hasard. Après quoi, il revenait s'asseoir à mes côtés.
— Écoutez, me dit-il, je songe à ce que vous disiez tout à l'heure. On va étouffer, bon, on aura des visions, peut-être qu'on râlera. Ça je l'imagine, mais après ?
— Nous mourrons insensiblement.
— Bien sûr, mais après ?
Je fus médusé.
— Après ? lui dis-je. Les écrivains eux-mêmes ne savent plus.
* * *
Plus le temps passait, plus j'avais envie de voir les yeux roses du maçon.
J'essayai de me raisonner, c'est-à-dire de penser à ma mort, de la comprendre.
Je passai en revue mes années, mais je ne parvenais pas à les égrener, elles composaient un tout. Je compris que toutes les vies, courtes ou longues, forment un tout de même dimension au bord de la mort. Et je me disais :
— A quoi cela a-t-il servi ?
J'essayai d'imaginer les conséquences de ma mort ; j'en découvris plusieurs, mais elles me firent hausser les épaules.
Le chagrin de Marie-Thérèse ? Pour grand qu'il eût été, il n'aurait pu la conduire au suicide. Or, à ce moment-là, seule la certitude de son suicide aurait pu me soulager.
Mon manuscrit inachevé ? Allons donc, il était contenu dans le minuscule « tout » de mon passé. Que m'importait alors qu'il fût terminé ou non ?
Ma vie aussi restait inachevée, aucune vie n'est achevée, jamais !
* * *
Le maçon se mit à pleurer.
— C'est pas possible, se lamentait-il, moi j'ai rien fait au bon Dieu !
— Et aux hommes ? lui demandai-je.
— Est-ce que ça compte ?
— Bien sûr, parce que la somme des hommes, c'est Dieu.
Il s'arrêta de pleurer.
— Vous me dites de drôles de trucs. Vous parlez, bien sûr, comme un livre. Je n'ai jamais compris grand-chose aux livres. Alors vous croyez qu'il n'y a pas de bon Dieu au ciel ? Écoutez, moi, je m'en suis foutu jusqu'à présent. Le bon Dieu, c'était des images pour marquer les catéchismes de gosses. Je me disais : Les grandes personnes n'ont pas besoin de Lui, elles ne se nourrissent pas d'hosties. Et puis maintenant… Dites, vous croyez qu'il y a un bon Dieu ?
Je réfléchis intensément.
Je me dis : « La mort, c'est plus rien » ; je n'arrivais pas à comprendre un « plus rien » éternel. « Alors c'est Dieu » ; mais je ne comprenais pas davantage ; ça m'effrayait tout autant.
Il faisait trop noir dans cette cave.
* * *
Quand il eut bien pleuré, le maçon mangea sa dernière tartine. Il ne m'en offrit pas. Du reste, je n'avais toujours pas faim. Après quoi, il but une gorgée de vin et je m'aperçus que j'étais brûlé par la soif.
— Vous seriez gentil de me passer le litre, lui dis-je.
Il grommela quelque chose entre ses dents et demeura immobile.
— Vous ne voulez pas ? insistai-je.
— Il est vide ! dit le maçon.
Son mensonge m'indigna. Comment cet homme qui respirait mon oxygène pouvait-il me refuser à boire ? Il me fit horreur, chacune de ses expirations me causa une torture et attisa ma brusque haine, car chacune de ses aspirations était trois secondes de vie qu'il me prenait.
* * *
Je me disais que si je parvenais à m'échapper de cette cave, jamais plus je ne penserais de la même façon.
Tout me serait indifférent, hormis le soleil et le grand air. Je n'aimerais plus Marie-Thérèse, je n'écrirais plus une ligne, et je ne réfléchirais plus ni à Dieu ni au néant.
Eh bien ! en ce moment même où j'écris, j'ai baissé mon store à cause du soleil.
* * *
Lentement, la vie du maçon me devint odieuse. Il me volait mon oxygène égoïstement, mais ce n'était pas tellement cela qui me révoltait, c'était le coup du litre. Voilà, nous mourions ensemble, comme deux mouches sous une tasse renversée, et il avait le triste courage de posséder encore quelque chose. Il régnait sur son litre de vin.
— Écoute, lui dis-je, tu es infâme. Ton vin, tu m'entends, tu ne le pisseras jamais. Et pense à ce mot : jamais, avec ta cervelle de bois !
Il dut être hébété par cette brusque sortie, il toussota.
Vraiment, cette cave devenait invivable. Une chaleur croupissante s'y entassait. Chaque fois que je respirais, ça me brûlait dans la poitrine. Je pensais à cet air de cave que nos deux vies corrompaient comme une mère corrompt le vin.
Alors s'ancra en moi l'impérieuse idée que la mort de l'un des deux prolongerait l'existence de l'autre.
« Il faut tuer ce maçon », décidai-je, et je découvris mille bonnes raisons de le faire, dont la meilleure était l'abrègement de ses souffrances. Mais comment procéder ? L'acte ne me répugnait pas, il m'embarrassait. Je savais qu'un homme est souvent aussi difficile à supprimer qu'un chat. Je ne voulais pas tuer pour tuer, mais pour détruire.
A ce moment, le maçon recommença de parler.
— Cette fois, on est en route pour la crève, dit-il ; j'étouffe, par moments.
Tout en l'écoutant, je promenai ma main sur le sol, à la recherche de la penture. Je la découvris bientôt. De quelle façon fallait-il la tenir ? Par son extrémité tranchante, et m'en servir comme d'une massue, ou par son extrémité arrondie, et l'utiliser comme un poignard ? Je choisis la première solution. « Comme ça, me dis-je, il ne saignera pas ! »
Je sortis mon mouchoir et en enveloppai la partie tranchante afin de mieux l'assujettir dans ma main.
J'écoutais parler le maçon, je ne me souviens plus de ce qu'il disait, et j'essayais de comprendre sa mort à lui aussi. Elle était beaucoup plus compréhensible que la mienne. A travers lui, ça n'avait vraiment plus d'importance qu'il y ait un Dieu ou non.
* * *
Je m'approchai de lui et cherchai à situer sa nuque, très exactement, dans le noir. Du bout des doigts, j'effleurai ses cheveux.
— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il.
— Rien, répondis-je.
Et je frappai de toutes mes forces.
Il poussa comme un petit cri exclamatif, vite dérobé.
— Rien, répétai-je, il n'y a plus rien.
J'avais les doigts tellement crispés sur l'instrument que je ne pus le lâcher tout de suite.
Une abominable tristesse m'envahit alors. Je venais de détruire le dernier bruit qui demeurait dans la cave : le bruit du maçon. J'essayai de parler, de frapper sur les caisses, mais mon bruit n'était plus du bruit. Il retombait sur moi.
Je me saisis du litre de vin. Au moment de le porter à mes lèvres, j'eus un sursaut : Non ! Non ! Je ne devais pas boire, je ne pouvais pas avoir tué pour m'emparer d'une chose aussi bassement matérielle. Je lançai de toutes mes forces la bouteille contre le mur. Ce fut le tout dernier bruit que j'entendis, car elle appartenait au maçon ! Jamais je n'eus à ce point le sens de la propriété.
Je n'avais plus envie de revoir les yeux roses. Je me traînai à l'autre extrémité de la cave, je fis une longue aspiration sur la part d'oxygène que je venais de récupérer. Et je m'évanouis lentement, transformé par un amer désenchantement.
* * *
Les types de la Défense passive me découvrirent quelques heures plus tard. C'est en apercevant le vélo du maçon devant la masure éboulée qu'ils avaient eu l'idée de creuser.
Marie-Thérèse me dit qu'elle avait eu bien peur. Je suis sûr qu'elle avait pensé à son veuvage probable et qu'elle l'avait déjà compris, bien mieux que je n'avais compris ma mort !
* * *
De mon bureau, je regarde tomber le soir.
A quelle heure m'éveillerai-je demain ?